Markéta Pilátová

Tsunami Blues

2014 | Torst

Au bord de la fontaine de pierre sous la neige

Une petite ville en Moravie, le 23 décembre 2004

 

Lázaro étend ses bras. Ses bras bruns et chauds. La neige tombe dans la nuit, fond et pénètre lentement la peau à travers la chemise en coton. Le brun des ses bras semble encore garder la chaleur des jours anciens. Il s’assied sur le rebord de la fontaine et regarde la neige scintiller dans l’air gelé. Tout autour s’étend un silence ouaté, dans les rues avoisinantes, les voix des piétons sont avalées par l’écho.

Ce n’est plus cette ville où, à une certaine époque, il n’avait aucune envie de vivre. Une ville éprise de ses églises, des jardins de ses châteaux. Un trou perdu couvert de neige. Cela fait longtemps qu’il s’y est habitué. Lázaro, recouvert d’une couette de gel rayée de gris, d’un manteau de vieillesse dans lequel il s’enfonce. Son désir de fuite se dissolve. Une sueur froide perle à son front cubain trop brûlant. Tout respire en silence sous la pression du gel ; les gens de déplacent comme des figures de glace solidifiée.

 

«Mais pourquoi elle m’écrit pas, putain ! » songe Lázaro. Il cesse de se concentrer sur les flocons de neige fraîche et se met à penser à Karla. « Pourquoi elle m’appelle pas ? Elle répète ses morceaux, au moins ? » Il s’imagine ses lèvres pleines, l’embouchure parfaite de la trompettiste Karla Klimentová. Il entend le ton perçant, le rugissement de sa trompette. « Il faut que je lui écrive, » se promet Lázaro. Lázaro Milo qui à une époque jouait avec Gonzál Rubalcaba.

Quand Karla était partie en Thaïlande quelques jours auparavant, il avait été visité par des « images tropicales ». C’est ainsi qu’il appelait ses souvenirs de Cuba. Peut-être parce que Karla n’avait aucune envie d’aller aux tropiques, et que cela dépassait Lázaro. Comment est-ce possible que quelqu’un n’ait aucune envie de marcher sur le sable chaud, de jouer sur sa trompette dans une petite crique, ou juste de se la couler douce en lisant au bord de la mer. « Una tonta », il se soulagea en parlant espagnol, car il voulait étouffer ce sentiment bizarre provoqué par le silence de Karla. Karla lui écrivait souvent, ils s’écrivaient en espagnol. Ça aussi, c’était Lázaro qui le lui avait appris. Karla Klimentová est en fait le projet personnel de Lázaro Milo. Cela n’arrive qu’une fois dans la vie, de vouloir apprendre à quelqu’un plus qu’on en sait soi-même.

 

——————————————————————————-

Karla

 

Personne ne peut en vouloir à Karla de ne pas remarquer le remue-ménage qu’elle provoque sur son passage. Il faut dire qu’en dehors des troubles qui l’habitent et de la musique, Karla ne remarque pas grand chose. Si elle devait se décrire, elle commencerait par débiter qu’elle est plutôt douée…neurotique, illogique, qu’elle change tout le temps d’humeur, qu’elle lit trop, mange trop peu, qu’elle est maigre, plate, qu’elle a un corps de plâtre, des tâches de rousseur, des cheveux longs virant au roux, et quand elle parle, elle se masse un grain de beauté au dos de son poignet gauche, enroule ses cheveux autour de son doigt jusqu’à ce qu’ils frisent, après quoi elle est obligée de se couper les fourches. Une idiote. Quand elle joue de la trompette, elle ferme ses yeux gris-verts. Elle en joue tout le temps.

Karla est une catastrophe ambulante. Avec ses yeux de sirène, il lui suffit de cligner des yeux, de jouer une seule note, et le marins sautent aussitôt par dessus bord pour s’enfoncer dans l’eau jusqu’au cou. Sous la force de son souffle, ses pupilles grises, légèrement humides, font jaillir des larmes salées quand elle joue, de jour en jour les tons se superposent comme des chaînes de montagnes. Karla ne marche pas, elle avance sur ses jambes maigres et interminables comme une cigogne en colère. Quand elle ne joue pas, sa colère éclate. Elle crache sa puberté comme de la lave, tout ce qu’elle n’arrive pas à tirer au clair : les disputes des ses parents, l’image dans le miroir qui ne correspond pas à son attente, les caresses de ceux dont elle devrait, lui semble-t-il, tomber amoureuse, mais ça ne marche pas tout simplement parce que ça ne marche pas…elle laisse tomber, parce que la seule chose à laquelle elle sait réfléchir, c’est la musique. Elle ne ressent que les tons. Ce ne sont pas les mains chaudes et moites des garçons et leur respiration accélérée qui l’intéressent. Elle se nourrit uniquement de musique, c’est sa seule pitance, pour le reste elle se nourrit de croissants au Nutella, d’oranges, de chips au maïs et de crème tartare. Tout le monde pense qu’elle est complètement à côté de la plaque, même si en fait la moitié des gens qui la considèrent folle aimeraient en fait être à sa place. Ils aimeraient faire partie de ce chaos dans sa tête. Karla joue de la trompette même quand elle n’applique pas l’instrument sur ses lèvres. La mélodie et l’harmonie résonnent en elle, lui rendent visite et elle sait qu’il n’existe rien d’autre que ces vagues de musique qui font onduler son corps librement.

 

——————————————————————————-

Karla

Thaïlande, le 26 décembre 2004, solitons

 

« Ça fait quoi de rendre les gens dingues? Je veux dire avec ta trompette ? Avec ce ton que tout le monde admire tant ? Putain, qu’est-ce que je suis jalouse ! Ça fait une éternité que je joue de ce truc, ha ha, bien longtemps, et je n’ai jamais réussi à causer un tel tumulte…Pas grave, je continue à m’entraîner et en plus avec toi ! Tu fais ça pour les rendre dingues ? » me demanda la silhouette noire…Comme je restais silencieuse, elle répondit d’elle même : « C’est le pied! Le boucan, les sons…se heurter à d’autres vagues et leur voler ce qu’on peut…être un soliton…c’est toute une histoire qui en produit une autre. Ha ha ! »

« Un soli…quoi ? » je demande

« Un soliton, chérie, un soliton. Une vague folle. Normalement les vagues sont plutôt faiblardes, elles s’amusent un peu puis s’affaiblissent. Mais cette vague, c’est une garce libre et indépendante. Une putain de féministe. Une putain sans maquereau. Qui fixe elle-même le tarif et qui boit seule après, dans sa chambre. Une vague qui se forme on ne sait pas comment, rondelette, qui débarque quand elle veut, et qui tue de cent mille façons. Elle ne se dissout pas, ne se disperse pas, aucune fractionnement, et elle sert à plein de choses…les cellules, la lumière, les sons, elle sert même aux tsunamis…ha ha…Une tueuse…qui ne peut pas s’en empêcher, tu comprends ? » Ce ha ha résonne comme le croassement d’un crapaud qui se serait transformée en canard.

Je pige rien à ce qu’elle me raconte, c’est quoi ces solitons, ces vagues, ces sons, qu’est-ce qu’elle raconte…cette silhouette.

« T’es ce soliton toi, alors ? », je lui demande.

« Non, ha ha, j’ai rien à voir avec le soliton, chérie, je suis blanche ou noire, je suis la fossoyeuse, le macchabée, c’est comme on veut, je n’ai pas de sexe, je m’en fous du gender, moi, ha ha, je suis une image de ce qu’il y aura après, ma chérie ». Elle m’appelle comme ça. Ici.

 

Elle est apparue au loin. Elle traversait l’horizon au sommet d’une vague sur une large planche et avançait en ramant. Je me dis que c’était une surfeuse. Son ombre me recouvrait et salissait le ciel d’une traînée infinie. Elle voguait lentement. Elle ramait avec pondération sur la masse d’eau qui s’effondrait sous elle à une vitesse hallucinante. Les cheveux noués dans une lourde tresse noire, une rame à la main et dans l’autre, un os dans lequel elle soufflait de temps en temps. D’un souffle, la vague géante donna naissance à un autre monstre, qu’elle recracha furieusement, la surfeuse noire se balança légèrement et rama sur le sommet d’une nouvelle vague. Combien de temps peut elle surfer ? Comme si je ne savais pas qu’elle pouvait le faire à l’infini.

Je vis une chouette sur la plage. Elle était toute petite, brune. Je ne sais pas si elle me regardait. Elle tournait juste la tête de côté. Le sable s’était transformé en neige. Il brillait tout blanc sous les rayons de la lune.

La nuit se prolongeait. L’eau ne faisait aucun bruit. Elle se tenait silencieuse devant moi. Comme elle se tiendrait devant moi pendant des millénaires. Chaque nuit, je puisais cette eau immobile avec mes mains blanches et brûlées.

Des vagues d’eau. Des solitons. Elle en parlait. Elle n’arrêtait pas d’en causer. Elle s’extasiait du fait qu’un soliton ne peut en détruire un autre, qu’il ne peut que s’ajouter à un autre soliton. Du blabla à n’en pas finir sur ces solitons. Je m’en souviens. Je suis assise, puis couchée. La chouette tourne la tête. Une petite tête brune. Mes pieds sont ensevelis dans le sable qui déborde de plumes. Des vagues de chouettes. Une eau infiniment vieille et accablée coule sous moi, et forme des courants traîtres et ramollis comme des tanks rouillés dont les freins ont lâché. Les vagues se remplissent de gens. Ils s’y entassent en couches, imbibés de ce ton insipide. Du ton de cette surfeuse qui ne sait pas jouer de son os maudit. Elle est rigide, elle n’entend rien. Elle joue faux, on croirait entendre un chat écorché. Et pendant qu’elle joue, l’eau s’entête à s’engouffrer dans les espaces plats où elle balaie les petites boîtes des maisons, comme si c’était de vieilles charognes déchiquetées. Tout autour de l’eau on entend les bruits secs des palmes qui éclatent, ployant sous les corps qui ont tout juste eu le temps de leur grimper dessus, le craquement sec bruisse avec le souffle du vent, on sent l’odeur dissoute de l’étain gris. Puis la vague entraîne tout au fond, piétine et recrache tout, avant de se précipiter sur un autre endroit inconnu et sale.

 

Je continue à avancer, l’eau coule autour de moi, mais elle est silencieuse, et je vois comme en plein jour, je vois comme elle est transparente, bleue, verte, avec les arêtes blanches des vagues mousseuses au loin. J’avance et je sais que je ne dois jamais m’arrêter. Si je le faisais, la noire sur la planche m’aurait à nouveau.

 

Je répétais mes morceaux dehors. Lázaro m’écrivait et me reprochait que je ne lui écrivais pas, que j’avais sûrement laissé tomber la trompette. Moi ! Je voulais lui dire de se calmer, le vieux. Je me levais à six heures. Il me tardait de retrouver le silence. J’attends toujours avec impatience le silence parce que c’est dans le silence que j’entends mon cerveau affolé et confus. Le bavardage de mon cerveau. Ou c’est elle qui aboie tout en noir ? Je ne réfléchis pas. J’écoute le craquement que font les morceaux de solitons qui se déplacent dans ma tête de ci de là. Puis je m’y perds. Je ne fais que respirer. C’est Lázaro qui m’a appris ça. C’est peut-être ça son yoga, inspirer et puis, aussi longtemps que possible, expirer. « Respire, ça t’évitera d’être nerviosa, » disait toujours le vieux Lázaro. Je sens la tension du sang, mes lèvres qui se gonflent, qui protestent et qui sont crevassées sur les bords.

Je joue et puis je me replie, je ne lâche pas la trompette, mais au lieu de souffler pour moi, je souffle sur l’eau qui se rapproche dieu sait pourquoi. Elle se joue de moi, d’abord elle se retire, comme si quelqu’un la tirait par les cheveux jusqu’au nombril de la mer, puis elle revient, comme une onde qui se répète à l’infini. Un soliton. Un énorme soliton qui s’est échappé de la chaîne de la surfeuse. Je lui joue en douze tacts. Je suis une joueuse de blues, qui est devenue pompier dans un asile, une chamane qui perd la boule, qui a invoqué trop d’esprits pour faire tomber la pluie. Cette eau est partout devant moi. La trompette ressemble à un jouet. Mon corps est comme un lance-pierre en caoutchouc programmé qui fait voler mon âme à toute allure dans l’air, mes pieds lui sont rattachés et se perdent dans le rythme de cette marche qui mène en enfer et qu’adoptent tous ces fous de blues.

 

Cette vague incroyable est à mes pieds. Je laisse tomber la trompette dans le sable et je me mets à courir. Je cours et je ne peux plus m’arrêter car l’horreur m’en empêche. Au lieu du bavardage habituel, mon cerveau me donne des ordres très clairs, la trompette hurle dans ma tête. Puis elle devient plus silencieuse et ne fait que bruire, mes jambes se brisent et je vois de la neige. Partout sur la plage. Des amas de neige glacée qui me pénètrent jusqu’à la moelle des os, et partout autour se vautrent capricieusement des sacs noirs remplis de cadavres rigides et gonflés. Ça bouillonne à l’intérieur. Jour après jour des sacs noirs et de la neige blanche. Je tombe dans l’amas de neige, et les gens de l’eau murmurent méchamment de leurs voix blanches : « Espèce de traîtresse, tu t’es enfuie et tu nous as laissés ici, tu nous as laissés ici comme ça, tu nous as laissés, salope de musicienne ».

 

——————————————————————————-

Un jeu pour vieille dame

 

Une petite ville en Moravie, le 26 décembre 2004

 

Lázaro le vit à la télé. Ces images appartenaient aussi à ses « images tropicales ». Il y a très longtemps à Cuba, ils fuyaient ainsi les ouragans ou les averses surréalistes qui étaient capables d’inonder la majorité des maisons. Lázaro alluma la télé pour regarder les infos. L’homme en costume et cravate vert-clair annonçait sur un ton funèbre qu’un tsunami s’était abattu sur la Thaïlande et que plusieurs touristes tchèques étaient portés disparus. Lázaro déglutit. Il appela Jitka et tous les deux regardèrent incrédules la vague qui traversait l’écran. Les hôtels de luxe en ruines. Les plages grises recouvertes de palmiers en morceaux. « Karla est partie en Thaïlande, qu’est ce qui lui est arrivé ? » demanda bêtement Jitka, comme si Lázaro venait de recevoir un câble ou une SMS en direct de l’ambassade tchèque.

« Putain, mais comment veux-tu que je le sache » aboya-t-il inutilement. Puis il se leva de son siège et se rapprocha du téléphone.

« Bonsoir, c’est bien Madame Klimentová ? C’est Lázaro Milo. Je suis le prof de Karla au conservatoire », commença-t-il sur un ton guindé.

« Bonjour Monsieur Milo », dit la grand-mère de Karla d’une voix tout aussi peu naturelle. « Vous appelez à cause du tsunami, c’est ça ? », dit l’ancienne pharmacienne.

« Oui, vous avez des nouvelles ? », demanda Lázaro sur un ton plus calme, cette fois.

« Non, aucune nouvelle pour le moment, mais j’espère…qu’ils vont bien. Surtout Karla, elle attrape toujours des coups de soleil, » balbutia sans aucun rapport Madame Klimentová au téléphone.

« Elle attrape…des coups de soleil? » s’horrifia Lázaro

« Elle a une peau très sensible, vous le savez bien, avec toutes ses tâches de rousseur ».

« Ah…les tâches de rousseur» Lázaro comprit que la vieille dame était en état de choc.

« Vous ne voulez pas que je passe vous voir ? », lui demanda-t-il après un long moment de silence oppressant pendant lequel ni l’un ni l’autre n’avaient lâché l’écouteur. Karla avait dit à Lázaro que Madame Klimentová était veuve et qu’elle vivait seule. Qu’elle chantait dans la chorale de l’église de la vieille école. Qu’elle était pédante, anxieuse mais très fière des talents musicaux de Karla. C’était bien la seule, dans cette famille. Il s’imaginait l’appartement à l’ancienne, très calme, au troisième étage de la rue Kovářská près de la place dans lequel une vieille dame aux cheveux mauves ressemblant à de la barbe à papa attendait des nouvelles.

« J’arrive tout de suite, attendez-moi, s’il vous plaît, et surtout, Madame Klimentová, ne sortez pas. Il gèle dehors, et en plus il se pourrait qu’on vous appelle de l’ambassade », l’exhorta Lázaro en ayant l’impression de jouer au bon fils de famille.

« Ecoute Jitka, je vais voir la vieille Klimentová, elle n’a aucune nouvelle pour le moment et je m’inquiète pour elle, » expliqua Lázaro à sa femme.

« Tu veux que je vienne avec toi ? », lui proposa Jitka.

« Non, vaut mieux pas, » lui lança Lázaro sans réfléchir. Il ne savait même pas pourquoi il ne voulait pas prendre Jitka.

Il était en train d’enfiler ses bottes dans l’entrée quand elle lui demanda : « Et la trompette te sert à quoi exactement ? » en jetant un regard stupéfié sur l’étui noir de l’instrument recouvert de vieux autocollants.

« Aucune idée ! », reconnut Lázaro, qui avait saisi son instrument automatiquement et réalisa que ce geste l’avait calmé, il garda donc l’étui avec lui. Il déposa un baiser câlin sur le dos de la main de Jitka de ses lèvres qui ressemblaient tant à celles de Karla Klimentová. Jitka passa sa main dans ses boucles grisonnantes qui se faisaient rares et humma son odeur – quelque chose entre le miel de pissenlit dont Lázaro mettait des tonnes dans son thé, et les bonbons à la menthe Halls, auxquels il vouait un véritable culte. Il affirmait que grâce à eux il n’avait plus la gorge sèche quand il jouait.

 

Il avança rapidement, quittant la banlieue de Slovan où il vivait avec Jitka depuis presque quinze ans, remonta la pente de la colline, traversa des carrefours vides et gelés. Des grumeaux de neige écrasée crissaient sous ses bottes. Il se dirigea vers le centre, passa sous les arches dans la rue Kovářská à côté des tableaux d’affichage dans lesquels étaient épinglés diverses annonces de la mairie et des faire-part de décès. Il appuya sur la sonnette vieillotte et fut désagréablement surpris de découvrir que ce descendant d’une époque pré-numérique était équipé d’un système de transmission de la voix. « Qui est-ce? » la voix de Madame Klimentová résonna, une voix déformée qui résonnait désagréablement.

«C’est Lázaro Milo, » répondit sèchement Lázaro dans l’appareil.

« Je descends tout de suite, » dit Madame Klimentová, elle mit sa veste doublée de poil de lapin, et descendit lentement les marches en pierre du troisième étage tout en se tenant à la balustrade légèrement gelée.

Ils traversèrent un long couloir et montèrent les marches en haletant. Elle avec ses genoux douloureux et son asthme, lui avec ses vingt kilos en trop. Puis la vieille dame fit entrer Lázaro dans le vestibule tapissé de fleurs de coquelicots rouges. « Entrez, entrez donc, ne restez pas dans le vestibule, » dit-elle en poussant Lázaro, puis elle jeta elle aussi un regard surpris sur l’étui dans sa main.

« Vous jouez ce soir ? », demanda-t-elle.

« Non, je ne sais même pas pourquoi j’ai pris cette trompette avec moi, » dit Lázaro en haussant les épaules, et il déposa l’étui sur l’étagère à chaussures.

« Vous prendrez quelque chose ? Un thé ou un café ? », elle le fit rentrer dans le salon et le fit asseoir dans un vieux canapé vert en cuir.

« C’est un canapé suédois, on l’avait acheté à crédit avec mon mari, c’était notre premier achat dans cet appartement, ça fait trente ans que je l’ai et jamais je ne le jetterai », annonça-t-elle résolument à Lázaro comme s’il était un assistant social qui par pure méchanceté voulait l’empêcher de prendre son canapé à la maison de retraite.

« Je prendrai un thé, si c’est possible, avec du miel, si vous en avez, ça serait très parfait, » demanda Lázaro qui après tant d’années ne s’était toujours pas habitué à ce que la langue tchèque ne supporte pas ses superlatifs hispaniques redondants.

« Mais avec plaisir, avec du miel de pissenlit, n’est-ce pas ? » se rappela la vieille dame.

« Oui, comment le savez-vous ? » s’étonna Lázaro.

« Karla, bien sûr. » dit Madame Klimentová, puis elle s’arrêta brusquement et revint vers le canapé visiblement nerveuse. Aucun d’entre eux ne dit un mot. « Je devrais allumer la télé, non ?’ demanda-t-elle.

« Il n’y aura rien de nouveau, ils vont juste redonner les mêmes infos du soir, mais si ça vous dit, allumez la télé, » dit Lázaro en se tortillant sur le canapé tout en espérant que la vielle dame lui dise non.

« Non, je préfère pas, « dit-elle.

« Je vais chercher votre thé, installez-vous en attendant, vous devez être congelé avec le froid qu’il fait dehors, » dit-elle sur un ton soucieux, puis elle disparut dans la cuisine.

Lázaro était assis sur le canapé et les vieilles plumes suédoises le ramenaient à son passé cubain. Au dessus du canapé était accroché un tableau dont Karla lui avait parlé en lui disant qu’elle aimait le regarder quand elle jouait de la trompette. « J’aime bien regarder ce lévrier complètement cinglé, chez Mamie, » disait-elle. Ce n’est que maintenant que Lázaro comprit ce qu’elle voulait dire exactement.

Sur le tableau de forme rectangulaire, peint à la gouache, se tenait un lévrier excessivement long avec des jambes maigrichonnes, qui s’appuyait sur une espèce de chaise marron, et regardait dieu sait où. Dans sa pose calme et son regard vide Lázaro reconnut la beauté indolente grâce à laquelle on peut parfois apporter de l’eau au moulin, son grain de sable, sa petite contribution au domaine de l’art. Et puis s’y enfoncer quand le monde devient complètement maboul, comme en ce moment. Lázaro implorait du regard le lévrier élégant et indolent, espérant apercevoir dans ses yeux ne serait-ce que l’ombre de la fille maigre qui tenait une trompette à la main. Mais il n’y avait rien dans les yeux du lévrier.

 

« Voilà votre thé, » dit la vieille dame, en lui versant le thé parfumé dans une tasse Tesco.

« Je dois en avoir une vingtaine, de ces tasses Tesco. Vous savez, c’est mon passe-temps préféré. Je remplis toutes ces dépliants publicitaires, j’envoie les bonnes réponses et de temps en temps, ils me tirent au sort et m’envoient une tasse. Tout le monde se moque de moi, mais moi j’aime recevoir des colis de la poste….c’est sûrement pour ça que je fais tout ça. Elles sont moches, n’est-ce pas ? » dit en riant Madame Klimentová. Sa permanente brilla dans la lumière de la lampe rose décorée de pendants en cristal.

« Mais pas du tout, » jura Lázaro.

« Bien sûr que si, mais bon au moins je les ai gagnées honnêtement, ces tasses, » dit-elle en riant.

« Karla répétait ici ? » demanda Lázaro.

« Oui, ici personne ne la dérangeait. Les murs sont épais et personne n’habite à mon étage, à côté il y a juste un bureau vide, » expliqua Madame Klimentová tout en regardant Lázaro. Son front brun, ses mains aux doigts fins et ses deux rides à la racine du nez.

« Vous êtes croyant, Monsieur Lázaro ? », dit-elle en l’appelant par son nom cette fois.

 

Traduit par Filip Noubel