« Chez Tony »

La Viale Catone est la rue principale de la petite ville qu’est Lido di Dante. Ça se reconnaît immédiatement à sa boulangerie et son bureau de tabac. La boulangerie se distingue en cela qu’elle n’est jamais ouverte et le tabac en cela qu’il n’est jamais fermé. Plus loin, vous tomberez sur quelques commerces qui s’efforcent de ressembler à un tabac ou à une boulangerie sans y parvenir. Parmi les épigones de boulangerie se trouvent, par exemple, un barbier et une agence de voyage portant le nom de Dante Alighieri, le nom de ce dernier étant aussi fièrement arboré par la chapelle, et un bar en vogue : Chez Tony.

« Ah ! Voilà le scrittore traduttore ! me lance Tony pour m’accueillir. Un brigand de plus dans la salle ! »

Naturellement, il donne ainsi à entendre que la théorie de la traduction est un sujet de discussion quotidien chez lui. Ce qui est bien possible. Moi, je préfère écouter ses conférences sur les truffes à dix mille euros, les chiens d’eau romagnols qui savent les dénicher dans les collines et les talons des chaussures pour dames. Tony, qui doit avoir dans les soixante-dix ans (je ne lui ai pas posé la question) et ressemble plutôt à un ingénieur slovène qui aurait passé sa vie sous le communisme, a derrière lui une carrière de styliste en chaussures pour dames. Son plus grand succès a été de travailler pour Calvin Klein. Je compris que ce en quoi il était vraiment bon, c’était les talons aiguilles.

« Tout l’art consiste à concevoir, m’avait-il dit un jour, des talons aiguilles vraiment longs, pour qu’ils n’aient pas l’air follement ordinaires. » Tout en parlant, il feuilletait un cahier bourré de coupures de magazines de mode. Ce défilé de beaux pieds et chevilles grâcieuses portait le sceau d’une époque, de ses appareils photos et techniques d’impression. Fanées et statuaires, ces images ressemblaient un peu aux contours de la Madone au rosaire suspendue derrière le comptoir. Je ne sais pas pourquoi Tony avait cessé de créer des talons aiguilles. Pourquoi avait-il déménagé de Milan et pris un bar au bord de la mer ? Son commerce est tout à fait ordinaire. Des chaises en plastiques qui, dix ans avant étaient mêlées à des chaises en bois ; la chienne Mémé qui sait se vautrer sur les piastrelle chauffées comme aucun autre chien au monde ; un baby-foot usagé dans lequel sont utilisées en guise de balles de petites géodes d’agates dont l’endroit regorge et qui sont parfaitement circulaires. Le tintamarre que font les joueurs, dont je suis, évoque celui d’une lourde pièce de monnaie qui tombe dans un distributeur en fer-blanc. Sur les tables extérieures, des cendriers et ces pinces serre-nappes argentées dont les pointilleux Italiens ne sauraient se passer. Un présentoir amovible pour des beignets dont la luisance sucrée ne connaît pas le repos et, à la porte, un rideau en pièces de plastique couleur cacao. Tony offre le répertoire habituel des bars italiens, avec une petite exception pour ses petits piadini con rucola au fromage de chèvre et aux figues.

On ne sait jamais qui va assurer le service, j’ai l’impression que ça peut être n’importe lequel des habitués. Il y a peu, j’apprenais par la serveuse du restaurant Costaverde que Tony a derrière le bar des chambres d’hôtes qu’il ne loue jamais très longtemps.

« Qui voudrait rester là-bas ? » avait-elle dit sans développer plus avant. Ce que je veux dire avec tout ça, c’est que dans ce bar règne un peu du chaos et du désordre que j’aime. Le propriétaire, bien qu’il n’ait aucun employé, a la plupart du temps l’air d’être un client comme les autres. Peut-être est-ce parce que Tony n’a pas de famille, je ne sais pas. Il n’en a jamais eu. « Gio mio est mort il a deux ans. Il est enterré à Forlì », avait-il dit tandis que derrière le comptoir, sous la Madone au rosaire, scintillait sur une étagère de verre collection Hello Kitty dont le plus grand des chatons brandissait un drapeau arc-en-ciel. Dans un coin, un distributeur propose des rosaires avec crucifix et des boas en plumes à cinquante cents.

Dans les toilettes, un immense poster de Freddie Mercury en marcel blanc. Et, voyez-vous, Tony porte justement en ce moment un polo mauve propret au col relevé, il sourit et donne l’accolade à tout un chacun ou pose sa main sur les épaules en tenant sous l’autre bras Mémé, qui se fiche totalement de ce qui se passe. Passé six heures de l’après-midi, le bar s’anime. Les touristes se commandent des apéritifs au retour de la plage. Puis Ania et Frida, leur sieste finie, sortent de leurs appartements et, mortes de faim, s’affalent sur les chaises de Tony. Ces deux-là font leur petit effet sur les gens depuis un moment. Bien que dans les parages elles ne soient pas les seules à pratiquer leur art, ce sont elles les plus visibles. Ania est petite, avec des tâches de rousseur et elle porte une robe fuchsia. Frida donne l’impression d’être désordonnée et elle ressemble à Steven Tyler qui viendrait juste de finir sa glace à la fraise. Je me réserve une meilleure description pour une autre fois.

Je suis chez Tony depuis plus de deux heures. Le soleil est tout aussi brûlant que quand je suis arrivé, le même cri s’élève encore de la plage. Devant moi, une place vide au bout de laquelle se trouve un stand de légumes. À ma droite, une pelouse avec des platanes et un parc de jeux pour enfants qui mène à la plage. On entend de la musique qui vient du camping, couverte de temps en temps par des rires et des instructions. Je devrais y aller. J’y vais. En pensée. Tout droit dans les chambres d’hôtes de Tony, à l’étage. Les escaliers, très laids, semblent être faits d’une matière blanche qui aurait dégoulinée là et qui, le soir venu, prend une teinte de poisson cuit. Un tissu vert recouvre les murs avec quelques centimètres de décalage, si bien que la main tâtonnante s’y enfonce légèrement. Les très nombreux tableaux sont suspendus par des fils d’acier fixés au plafond. Dans le vestibule de la première chambre où j’entre, le sol est recouvert de cuir marron. Volets fermés, poussière, odeurs de moisissures, chaleur étouffante et ainsi de suite. Je suis venu pour voler. Ce n’est pas la première fois que je fais ça et j’ai eu un bon enseignant, alors je cherche à l’aveuglette les chaussures près de la porte pour les prendre, de sorte que l’éventuel poursuivant se retrouve pieds nus. Je ne trouve, dans le noir, qu’une paire de légères mules à talons en cuir avec une sorte de tissu décoratif sur l’avant. Depuis la pièce d’à côté, un trait gris s’étire. J’ouvre cette porte : ici, les volets sont entrouverts et laissent voir le bec de la lampe sur la digue et une eau noire où se bagarrent les projecteurs du forage pétrolier. La nuit, d’un degré plus claire et dans laquelle j’ai du mal à m’orienter laisse voir au milieu de la pièce des draps froissés dont émerge un pied nu. Tout autour, des projecteurs sombres sur trépieds et des tringles.

Je devrais y aller. Je paye et dit au revoir. Tony me salue d’un geste de la main en riant et dit : « Il faut vraiment que tu passes demain, Marco va faire du flan de courgettes. »

Je n’ai pas la moindre idée de qui peut être ce Marco, mais je ne cherche pas à le savoir et je promets de venir. La Viale Catone est pleine de lézards. Je m’en retourne par le chemin qui contourne le restaurant du camping, le Ramazzotti, où le service du soir a commencé depuis un bon moment et je prends par la pinède qui porte le même nom que le camping. Ce bois n’est formé que de deux variétés de pins : le pino marittimo à l’écorce sombre et le pino domestico à l’écorce encore plus sombre, entremêlés çà et là de petits chênes. Le delta du Pô le traverse, c’est le territoire des cigales et des moustiques. Il est rare que quelqu’un vienne ici. Ce n’est pas seulement à cause des insectes. Le bois, ainsi qu’un restaurant, sont nommés Quillint, du nom d’un garde-forestier assassiné ici en 1931 par des braconniers. Au milieu de la pinède, à la croisée de quelques chemins sablonneux, se dresse un mémorial de pierre orné d’un aigle et de deux haches entrecroisées. Quand vous vous promenez dans ce bois sombre où un meurtre a eu lieu, vous oubliez entièrement que juste là, tout près, se trouvent la mer et une plage bondée. Et puis vous vous rendez compte avec stupéfaction que vous n’avez croisé personne depuis une bonne heure. Aussitôt après, et c’est là que je n’aimerais pas être à votre place, vous vous apercevez que vous ne pourriez pas appeler à l’aide : les cigales font un tel vacarme que vous ne vous entendez même pas vous-même. C’est inattendu et incompréhensible. Donc vous essayez, plusieurs fois de suite et de toutes vos forces, et vous n’aimeriez certainement pas que quelqu’un vous observe à ce moment-là. C’est alors que se passe quelque chose de terrifiant. Sur votre dos atterrit un ghiro. Bien sûr, vous ne savez pas que c’est un ghiro et si vous ne savez pas ce que c’est qu’un ghiro, il vous faudra bien du temps avant de réussir à savoir ce qui vous est tombé sur le râble. En bref, il y a là quelque chose qui vous fige le sang et lorsque, ayant rassemblé votre courage, vous vous retournez brusquement (et vraisemblablement vous mettez à courir dans tous les sens en hurlant) vous sentez que ça fait tout pour que vous ne puissiez pas le voir. Et ça vous court dessus comme un gros nuage, ça se trouve une place juste entre les omoplates, là où vous n’avez aucune chance de regarder. Puis ça se fige. Comme tout un chacun, il y a des choses que j’aimerais revivre comme la première fois : lire Tom Jones et recevoir un ghiro dans le dos en font partie. J’ai épinglé les ghiri dans ma collection il y a peu de temps, peu après mes quarante ans. Les livres ont remplacé le vécu, ce n’est pas bon signe.

Tandis que, plié en deux, vous courez dans tous les sens en hurlant dans le bosquet, quelque chose vous ordonne de cesser, de vous redresser et de la boucler. C’est là que, sur le pin le plus proche, vous voyez une dizaine de ghiri, toute la famille étendue de ce loir qui s’est remis à crapahuter dans votre dos. Avant que vous n’ayez pu tous les regarder dans leurs grands yeux noirs, ce héros (comme vous êtes fabuleusement immobile et ne produisez plus ces sons terribles) descend lentement pour aller rejoindre ses taties sur la branche.

Madame Marinella, notre femme de ménage native de Puerto Fuori, un village voisin, et qui vit à Lido di Dante depuis un an, affirme que vivent dans les bois des troupeaux de porcs-épics. C’est comme ça qu’elle le dit : « troupeaux de porcs-épics ». Je n’en ai jamais vu. Madame Marinella dit aussi que quand elle était petite, ils avaient du loir à manger tous les samedis.

« Maintenant, je crois que je ne pourrais plus, mais c’était délicieux, ils avaient un goût de cabri. »

Dommage que je ne sois pas né à la place de Madame Marinella. Pendant que je rentre en longeant la mer, sous le ciel qui s’assombrit, parmi les oiseaux glaneurs, sur les coquillages qui craquent, il me semble que j’ai de tout cela des souvenirs que je n’ai pas :

Un garçon et moi sommes allongés sur une digue de pierres, nous cherchons quelque chose du regard. « Tu le vois », fait Erik. Il se lève et tâtonne de son pied nu pour trouver sa tong. « Non », dit Beyan. « À gauche, derrière le bout de bois, là. Il est ponctuel. » Dans l’herbe haute et sèche derrière laquelle croupit l’embouchure avec ses nids de hérons émerge une silhouette sombre. Elle s’immobilise, haute, sans pattes, sans tête, avec des bras qui traînent jusqu’au sol. « C’est quoi, ça ? Edouard aux mains d’argents ? » dit Beyan. « Hé, Beyan ! Je vois bien que tu te fais dessus comme la dernière fois, trouillard ! Mais je te préviens : si tu nous fais repérer encore une fois, t’es viré de la bande. C’est pigé ? »

« Oui, bien sûr, évidemment… » marmonne Beyan.

« Aujourd’hui, c’est bon, on va juste jeter un œil, on réfléchira après. Franchement je vois pas pourquoi tu as la chair de poule et une voix de fillette de cinq ans » conclut Erik.

En retenant notre souffle, nous observons le vieux dans son ciré qui lui descend aux genoux. Il tourne en rond sur place, son détecteur au-dessus du sable. L’appareil siffle très légèrement. Puis d’un seul coup, le son monte et s’envole dans des aigus de fausset.

L’home gratte le sable avec son tamis à long manche. Le sable coule. Il en reprend. Puis encore une fois. Il se courbe et tire de là quelque chose qui lance un éclat doré. Il souffle sur le sable qui se trouve dessus et écarte vivement les pans de son ciré, laissant apparaître une ceinture à laquelle sont accrochées de grandes poches noires. Il jette l’objet dans l’une d’elles.

« On l’appelle Nanou, Maître Nanou », souffle Erik. « Il est hyper riche. » La mer traîne mollement ses eaux de ci de là sur la plage. La marée va monter.

 

Traduit par Eurydice Antolin