Bianca Bellová

Mona

2019 | Host

Sur la crête de la colline, à contre-jour, l’herbe ondule, et Mona voit une silhouette entre ses tiges. Ce sont l’échine et les cornes d’un jeune bœuf. Un frêle personnage muni d’une baguette sautille légèrement le long de son corps ; il est surprenant que, dans une telle fournaise, quelqu’un ait la force de sauter ; il est surprenant que, dans une telle chaleur, les tiges d’herbe remuent. Où est le vent pour les agiter ? Et qui est ce personnage sautillant ?

Mona essuie avec sa manche la sueur sur son front. Une mèche de cheveux s’échappe ; elle la repousse sous sa coiffe. Les tuyaux grondent comme si un animal bougeait en eux. Autrement, c’est calme, il n’y a même personne qui gémit.

À qui est cette silhouette qui recèle tant de joie et d’énergie ? Grand-mère était pleine d’entrain ; jusqu’à soixante-dix ans, elle grimpait aux arbres, sa gracilité correspondrait aussi, mais cette silhouette-ci avait l’énergie d’un enfant, oui, c’était elle qui incitait le jeune bœuf à avancer par des mouvements de baguette d’une ampleur disproportionnée, la jupe avachie sur ses hanches maigres. Le jeune bœuf s’appelait Mun, du moins le nommait-elle ainsi quand elle s’adressait à lui. Mun, est-ce que tu as entendu parler des passeurs de morts, lui avait-elle demandé en roulant considérablement les yeux et en cachant sa bouche. Mun avait lentement tourné la tête vers elle et ses grands yeux stupides avaient répondu que non, il n’avait jamais entendu parler des passeurs de morts.

Un jour, Mun, il est arrivé que quelqu’un meure loin de chez lui. Tu sais que c’est mal, hein, Mun, qu’on t’enterre loin de chez toi ? Le bœuf baissa la tête : il était navré. Si on enterre quelqu’un loin de chez lui, il ne parvient pas à la tranquillité. C’est qu’il ne peut pas être tranquillement mort, tu comprends. Tu es un cadavre pas tranquille. Donc il y avait des passeurs qui arrivaient par magie à ramener un tel cadavre jusqu’à chez lui. Ils pouvaient mettre peut-être une semaine, ça dépendait de la longueur du trajet. Donc cet homme emmenait le mort sur tout le chemin, ils allaient affreusement lentement, tu les reconnaissais au fait qu’ils marchaient tous les deux d’un air si abattu, le passeur devait tout le temps faire revenir le mort du royaume des morts, Mun, est-ce que tu m’écoutes ? Mun hocha la tête comme s’il écoutait, et elle lui donna une petite tape sur la nuque. La nuit, ils dormaient à l’auberge, et le lendemain matin, avant le lever du jour, ils se remettaient en route. Le défunt avait un grand chapeau de paille sur la tête et un voile devant le visage. Le passeur et le cadavre étaient habillés en violet. Ils avançaient à pas lents, et quand ils croisaient quelqu’un en chemin, tout le monde s’écartait, les enfants hurlaient : « Un cadavre en chapeau ! » et ils s’enfuyaient dans les champs. Ouais, moi aussi.

Mun mettait lentement un pied devant l’autre en réfléchissant aux passeurs de morts, la main de Mona posée sur son flanc. C’était un brave jeune bœuf, il travaillait à merveille au champ, il faisait la corvée de deux. Elle le conduisait vers la maison sans cesser de lui parler. Il la regardait de ses yeux ahuris et l’on voyait bien qu’il ne la comprenait pas, mais que ce n’était pas faute d’essayer. Lorsqu’on le vendit, on ne put le faire sortir de l’étable avant l’arrivée de Mona. Elle l’emmena au marché, où tous deux pleurèrent lorsqu’on trouva un acheteur. De ses yeux stupides, Mun la regarda s’éloigner, et elle fit encore longtemps des rêves dont elle se réveillait en pleurant.

* * *

« Un décès dans la grande chambre, lui annonce l’infirmière de jour, le patient aux poumons perforés. Une amputation d’urgence pour gangrène, une réanimation.

– Où en est-on, avec les antalgiques », demande Mona en revenant de mauvaise grâce de sa rêverie. L’infirmière de jour ne fait que secouer la tête d’un air las. Sur le mur, un gecko presque transparent lui passe prudemment à hauteur des yeux.

« Aujourd’hui, il fait très chaud », dit Mona par sécurité : le fait est qu’elle se trouve toujours mal à l’aise lorsqu’on ne dit rien. L’infirmière de jour hoche la tête et détache lentement les barrettes qui retiennent sa coiffe à ses cheveux.

Adam respire avec difficulté, la plaie laissée par l’amputation ne cicatrise pas, les antibiotiques n’agissent pas, l’infection se propage. Mona lui essuie le front, le garçon respire fébrilement. Leurs regards se croisent, mais Mona sait qu’il ne la voit pas et que, s’il la voit, il ne la remarque pas. Un ruban d’eau coule le long du mur derrière son lit. Des particules microscopiques de peau détachées lors du nettoyage des jambes du patient et une odeur permanente d’urine s’élèvent dans les airs.

« Je vais m’asseoir ici un moment », dit Mona, l’air de s’excuser. « Aujourd’hui, c’est calme, peut-être qu’ils ne vont plus amener personne. »

Elle prend la main d’Adam dans sa paume, cette main est brûlante et frémit d’un mouvement inquiet. Mona s’assied sur le lit du patient ; c’est exactement pour un tel geste qu’on expulse de l’hôpital les visiteurs mal élevés.

« Chut, dit-elle tout bas. Est-ce que tu sais ce qu’est le Quartier français ? » Adam ne manifeste en rien qu’il l’aurait entendue.

* * *

L’appellation « Quartier français » renvoie aux ambitions éphémères, autrefois, de construire dans la ville un « Petit Paris » : des villas de style colonial, des petites places aux fontaines ne fonctionnant plus depuis longtemps, des balustrades en fer. La maison de style Art nouveau fut construite par l’architecte Babineaux, ivrogne notoire sur le déclin, que le maire avait fait venir de la capitale pour qu’il crée ici une beauté inédite, un immeuble de cinq étages. Tous les immeubles de la ville étaient bas et avaient au maximum un étage : bâtir en hauteur était un sacrilège que le Dieu de miséricorde était sûrement prêt à punir sans délai. Mais le maire était un libéral à la façon moderne, il ne croyait pas aux superstitions et avait tout de suite lui-même payé d’avance un acompte pour le plus grand appartement de tout l’édifice, afin de donner l’exemple de la manière d’en finir avec l’obscurantisme de la ville.

L’architecte Babineaux travaillait lentement, selon de longs délais et sous la surveillance attentive de toute la ville. Pendant qu’il se frottait le visage au-dessus des dessins sur lesquels tombait sa cendre de cigarette, il y avait toujours sous sa fenêtre au moins une demi-douzaine d’enfants et souvent aussi d’adultes, qui tendaient le cou, se soutenaient mutuellement, se soulevaient pour mieux voir et décidaient si le Français dessinait bien. Et pourquoi dessinait-il de la main gauche ? N’était-ce pas là un attribut du diable ?

Un jour qu’il était en route vers la mairie afin de montrer son projet, Babineaux s’arrêta dans un débit de boissons pour se revigorer à l’alcool de palme avant son rendez-vous avec les conseillers municipaux, mais toute l’affaire se prolongea et se galvauda un peu, si bien que quand Babineaux finit par reprendre le chemin de la mairie d’un pas mal assuré, il tomba droit dans le chenal qui longeait la route principale et bruissait chaque après-midi après la pluie. Avant qu’il n’ait réussi à se relever, ses plans étaient totalement trempés, et Babineaux dut donc tout recommencer depuis le début. Mona se souvient de lui comme d’un vieillard replet et bourru, au grand nez et aux yeux éteints. On disait que, dans le passé, Babineaux avait délaissé la gracieuse Marion et été si longtemps cocufié dans la capitale qu’il avait presque dû l’étrangler, puis elle l’avait fui et était rentré seule à Paris. Mais ce n’étaient là que des rumeurs sans fondements.

Lorsque le plan du plus bel immeuble fut enfin prêt, non seulement tous les membres du conseil municipal et leurs épouses, mais aussi toutes les sommités de la ville, se rassemblèrent au-dessus de lui pour l’examiner sans mot dire ; ce faisant, il leur venait à l’esprit tant de pensées sur le luxe, l’amour et l’abnégation que, à la demande du conseil municipal, Babineaux dut dessiner trois étages supplémentaires et, à l’intérieur, neuf appartements voués à assouvir les désirs soudain enflammés et décadents des habitants de la ville.

Le travail qui s’en suivit rappelait la construction de la tour de Babel : il s’accompagnait d’une série d’incompréhensions, d’ajouts de délais non respectés, de pauses technologiques et, pour Babineaux, d’états de pure ivrognerie qui se prolongeaient toujours davantage. Des groupes de babouins se faisaient une joie d’entreprendre l’assaut des balcons ; ils arrachaient le revêtement tout frais et le jetaient en braillant dans la rue. Lorsque la livraison des bidets en céramique, au départ de la capitale, prit six mois de retard, mais qu’ils finirent tous par arriver fêlés comme des œufs gâtés, quelques citadins superstitieux se retirèrent de l’achat de leur appartement. Mais ce n’était pas grave, car il existait une longue liste d’attente de gens attendant d’habiter l’immeuble de rêve.

Mona se rappelle cette époque d’après des photos : elle y figure avec ses parents devant un cinéma, son père porte un costume de coupe étroite, une cravate étroite et une petite moustache étroite. Il a une mine grave, comme si la responsabilité du monde entier reposait sur lui, comme s’il prévoyait déjà son propre destin… Une belle femme, une petite fille, un poste d’éminent journaliste et la nécessité de convaincre le reste du monde du bien que représentait son regard libéral, oui, paisiblement parisien, dirons-nous, sur le monde. Il avait une main dans la poche et, de l’autre, il la tenait elle, Mona, petite fille renfrognée en chaussettes blanches qui lui arrivaient aux genoux. Maman avait une robe fleurie à manches courtes et une fleur dans les cheveux, des escarpins à semelle compensée et un sourire comme une star de cinéma sur une affiche. Ils étaient ensemble devant le cinéma Europe, où Longues vacances passait alors tout l’été. Il y avait en permanence la queue pour ce film, chaque habitant de la ville le vit au moins cinq fois ; cet été-là, les jeunes de la ville commencèrent à prendre en mobylette leurs petites amies, qui faisaient couper leur longue crinière dans des salons de coiffure.

« C’était le dernier été », dit Mona, le visage sans expression. Elle rectifie la couverture d’Adam ; il s’est endormi, Dieu soit loué.

* * *

« Est-ce que je vivrai », demandait parfois l’un des patients. Mona louvoyait, ne sachant ce qu’il fallait répondre, mais à présent, cela ne la déroutait plus tellement. D’ordinaire, elle joignait ses mains sur son ventre, puis elle prenait celle du patient en disant que Dieu est unique, qui sait comment traiter avec lui. Dieu, et encore Dolores, l’infirmière en chef, surnommé l’Ange de la Mort : quand elle entrait dans une chambre d’hôpital, elle savait toujours dire sans se tromper quel patient ne vivrait pas jusqu’au soir, qu’il soit allongé tranquillement ou qu’il râle, du sang s’écoulant de ses oreilles. Elle le montrait du doigt sans mot dire, et le personnel comprenait qu’il y aurait bientôt un lit disponible sur lequel pouvoir compter. Mona n’avait pas cette faculté, ce dont elle était contente. Elle se rendait souvent dans le couloir de la cave, qui menait aux réserves, aujourd’hui à moitié vides, de matériel médical et de sang, ainsi qu’à la salle de dissection et à la morgue. Là, appuyée contre le mur, elle fumait des cigarettes en cachette et observait les murs de l’enceinte de l’hôpital qui se fissuraient sous ses yeux du fait de la pression des racines, l’irrépressible jungle qui envahissait l’intérieur du bâtiment. Quelle importance, le moment où ils mourraient ?

Mais la plupart des patients n’osaient pas le demander, ou bien ils n’étaient pas assez conscients pour en être capables. Comme Adam ce soir-là. Il respire vite et superficiellement comme un chien, il a le visage en sueur. Si l’infirmière en chef Dolores était là, elle saurait à coup sûr deviner d’un seul regard si le garçon résistera jusqu’au lendemain matin. Mona est contente que l’infirmière en chef ne soit pas là. Si elle savait qu’Adam s’éteindra aujourd’hui, elle travaillerait probablement mal.

D’un air concentré, elle lui prend sa température (39,6 °C), change la poche d’antibiotiques, injecte en plus un sédatif.

Elle s’assied à côté de lui et pose une main sur le lit. Sur la main, sa tête. Elle regarde de près se soulever promptement le thorax du garçon.

* * *

Dans la salle des infirmières, elle remarque que le mur est traversé par les petites racines d’une plante quelconque, sans doute de la passiflore : la jungle veut sa part.

« On a amené d’autres blessés, dit l’infirmière de jour d’une voix lasse et monotone. Un qui a eu le crâne traversé d’une balle, il ne tiendra pas jusqu’à demain matin. Une blessure légère à la jambe. Le gars à la jambe enflammée, on lui a fait une cautérisation, grave septicémie. »

Mona hoche la tête.

« Les médicaments sont arrivés, ajoute l’infirmière de jour.

– Oui ? Antibiotiques ? »

L’infirmière de jour secoue la tête.

« Antalgiques ? Opiacés ? Tranquillisants ?

– Non. Antiémétiques. Vitamines. Sirop pour enfants contre la toux.

– Quoi ? »

L’infirmière de jour hausse les épaules.

« Va pas me demander. »

Adam éprouve de grandes douleurs, Mona entend ses cris jusque dans la salle des infirmières. Elle reconnaît d’emblée sa voix, où résonne encore l’incertitude du passage de l’enfant à l’homme ; il est enroué, dû à ses nombreuses journées d’efforts pour survivre.

« Dieu de bonté, donnez-moi la force », dit Mona, les yeux mi-clos. Elle contrôle sa coiffe dans le miroir : quand elle retombe trop sur son front, cela ne lui va pas. « Donnez la force à ces garçons. »

L’homme qui a eu le crâne traversé d’une balle meurt en silence. Cela ne dure pas longtemps, et Mona en est contente. Une fois le corps emporté à la morgue, elle appelle un aide-soignant pour qu’il change les draps. Le linge de lit est déchiré çà et là ; jadis plutôt rose, avec des taches marron laissées par l’iode. Mona a désormais plus de tranquillité, elle peut s’asseoir à côté d’Adam sur son lit et lui tenir la main.

« Où est ta maman », demande-t-elle.

Le garçon ne répond pas, il a les yeux ouverts, mais on n’en voit que le blanc. Une vache meugle sous la fenêtre.

« Comment ça se fait que je demande, hein, dit Mona en esquissant un sourire. Que ce soit justement moi qui demande. »

 

* * *

Cet été-là fut inauguré en grande pompe un immeuble de huit étages, dont Mona avait une photo où elle figurait avec ses parents. La façade avec balcons avait la blancheur immaculée du linge qui séchait au soleil. Les sols étaient parés d’ornements fabriqués en carrelage italien, et les escaliers, bordés de ferrures évoquant un jardin en fleurs. L’objet de la plus grande admiration était l’ascenseur, qui se déplaçait avec lenteur et dignité entre les étages, et faisait monter et descendre les notables de la ville afin qu’ils puissent savourer la légèreté du geste par lequel le garçon d’ascenseur ouvrait et refermait la porte métallique, puis appuyait sur le bouton. Les pauvres se serraient près de la rampe en fer de l’escalier et se contentaient de regarder avec émerveillement la cabine de l’ascenseur et le contrepoids qui montaient ou descendait, en sens inverse.

Le père de Mona était à la fois agacé et joyeusement excité de savoir que l’on avait réussi à construire un peu de Paris dans sa ville. Il cria furieusement sur les petits garçons qui tentaient d’abaisser les poignées métalliques de la fenêtre de l’entresol, il donna à l’un d’entre eux une gifle modérée derrière l’oreille. Il répétait sans cesse combien il regrettait qu’ils ne puissent se permettre d’habiter là. La mère de Mona lui souriait, elle se mettait sur la pointe des pieds et lui caressait le visage. « Tu es tout de même bien plus heureux que quand ta fille est née! »

Le maire et son adjoint, le directeur de la banque, le directeur de la poste, le chef de la police, deux médecins et un dentiste emménagèrent dans l’immeuble. Le directeur de l’école et quelques commerçants, le juge et le rédacteur en chef du quotidien local, le supérieur hiérarchique du père. Tous avec leur famille. La seule femme qui réussit à obtenir un boudoir dans l’immeuble fut Madame Li, propriétaire du bordel, contre qui s’éleva aussitôt une vague de protestation. Mais Madame Li avait déjà un contrat signé, et on ne pouvait pas l’expulser de l’immeuble selon les procédures ordinaires car elle possédait des informations compromettantes sur tous les personnages importants de la ville. C’était donc avec plaisir qu’elle s’y rendait, irritant les maris frustrés leurs épouses craignant Dieu par son visage poudré, le claquement de ses talons hauts et son parfum capiteux.

Quelques résidents garaient même leur véhicule devant l’immeuble : des berlines bleu ciel ou noires ; M. Rúní, propriétaire du cinéma et du café, avait même un cabriolet muni d’un capot qui se déployait et se repliait dans un bruit sec.

Un groupe d’enfants se rassemblait tous les jours dans la cour de l’immeuble et, sous divers prétextes, s’efforçait de pénétrer à l’intérieur. Mais dans le hall d’entrée, derrière une table en bois massif, était assis un gardien qui frappait d’un puissant coup de bâton chaque garçon parvenant à ses fins, bien que, jusqu’au dernier moment, il donnât toujours l’impression de dormir.

Seul l’homme d’Église en caftan gris agitait tous les jours un poing menaçant en direction de l’immeuble. Et parfois arrivait d’on ne sait où une pierre, qui brisait une fenêtre.

* * *

Combien de temps avait-elle alors, quand elle était avec ses parents à l’inauguration de l’immeuble locatif parisien ? Combien de matins en commun, durant lesquels son père finissait son café noir à toute vitesse et ajustait nerveusement sa cravate ? Il n’avait aucune raison objective d’être nerveux : cela relevait tout bonnement de sa nature. Il répondait toujours sèchement, du bout des lèvres, comme s’il était ailleurs en pensée. C’était de lui que Mona avait hérité cette volatilité, cette inquiétude, cette incapacité à rester en place ; sa mère, en revanche, était calme, sans contradictions intérieures manifestes. Elle était exactement l’élément dont son père avait besoin, silencieuse, admirative, pleine d’adoration, toujours présente exactement là où il avait besoin qu’elle fût.

Le matin, sa mère préparait son café à son père, et son petit-déjeuner à Mona (des crêpes épaisses, des beignets ou des petits pains au sésame) ; son père, lui, ne mangeait jamais le matin. Cet été-là, elle posait souvent ses mains sur son ventre ou sur ses reins, et elle allait souvent s’asseoir, elle mangeait peu également ; étrange que Mona s’en souvienne, à présent. Sa mère aimait prendre des bains dans la baignoire que son père lui avait offerte pour leur mariage : elle avait des pieds en fonte, en forme de patte de lion et auprès desquels Mona s’asseyait pour laver le dos de sa mère avec une éponge pleine d’eau savonneuse. Ensuite, sa mère s’allongeait dans l’eau, ses longs cheveux se déployaient à la surface, entre les fleurs d’hibiscus, et ils étaient encore plus beaux que d’habitude.

* * *

Cet été-là, Dieu montra à la ville comment se punissait la débauche : il divisa l’immeuble parisien en deux. On entendit soudain un choc terrible, comme un coup de canon, puis un long silence que rien n’interrompit. Ce fut seulement au bout d’un certain temps qu’un cri se mit à retentir. Les gens se rassemblaient de toute la ville et des environs, mais la poussière des décombres tournoya encore longtemps dans les airs, de sorte que personne ne vit rien. Tous se percutaient dans ce nuage, tombaient les uns sur les autres et poussaient des jurons. Les premiers à profiter de la situation furent les vendeurs de thé ambulants, qui vantaient leur marchandise à grands cris. Les gens, comme hébétés, cherchaient de la monnaie dans leurs poches et buvaient un thé amer agrémenté de sucre, comme si cela pouvait d’une quelconque manière faire cesser le désastre croissant.

Lorsque le cri des blessés se tut et que le nuage de poussière tourbillonnant se posa, le fantôme de l’ancien immeuble grandiose leur apparut. Une somptueuse construction comme fendue par la hache d’un géant : elle paraissait tranchée comme la chenille que Mona et ses camarades avaient disséquée à l’école. Les murs ayant disparu, ce fut la vue des pièces éviscérées qui s’offrit à l’assistance. Les miroirs, les photos de famille et les tableaux étaient encore accrochés aux murs, tout comme les lavabos revêtus de faïence. Il restait encore un petit lit près du mur du premier étage, et même un enfant en âge de marcher, épouvanté, qui n’osait piper mot. Les chambres aux meubles fortuits, aux lustres qui se balançaient et aux tapis d’Ispahan qui pendaient à moitié dans le vide rappelaient des coulisses de théâtre. La lourde cabine de l’ascenseur restait suspendue à son puissant câble en acier et se balançait encore au niveau du troisième étage. Là où, au rez-de-chaussée, se trouvaient la réception et son comptoir de marbre, pointait un tas de débris, dont la surface était parsemée des souliers multicolores de Madame Li, ainsi que de houppettes à poudre et de lacets. Mona s’imaginait que l’armoire à chaussures de Madame Li avait rejeté d’un coup tous ses petits souliers et que, tels des confettis multicolores, ils avaient volé dans les airs au ralenti comme dans un film américain.

Tous les spectateurs se taisaient, comme frappés de stupeur. La poussière tombait silencieusement sur eux. La mère serra très fort la main du père et dit que, aujourd’hui, elle se contenterait d’acheter le dîner chez un traiteur, qu’elle n’avait pas envie de faire la cuisine. Quand ils rentrèrent chez eux, le père se mit à pleurer. Il était assis sur la petite terrasse derrière l’immeuble ; des larmes coulaient sur ses joues, d’abord imperceptibles, puis il éclata en sanglots comme Mona quand ses camarades de classe lui prenaient son déjeuner. Mona en fut effrayée, comment eût-il pu en être autrement ? Quel père pleurait devant ses enfants ? Elle ne se doutait pas que les hommes aussi avaient des larmes.

« Sales bigots, gémissait le père.

– Chut, on va t’entendre », réprimandait la mère à voix basse.

Mona n’avait pas idée de qui parlait son père, ni de ce que signifiait ce mot, en fait. Il se soûlait et ensuite, il criait très fort. La mère resta à genoux auprès de lui jusqu’à ce qu’il se calme. Pour finir, il s’endormit sur la terrasse ; la mère étala sur lui une couverture légère et laissa brûler la bougie contre les moustiques.

Les blessés furent emmenés ici, dans cet hôpital où, aujourd’hui, des rubans d’eau boueuse jaillissent des murs mêmes dans lesquels sont encore cachés leurs plaintes et ultimes chuchotements, et ou pénètrent les irrésistibles racines de la jungle.

Adam gémit. Mona se penche vers lui, rectifie son oreiller, pose la main sur son front. Lorsqu’elle se lève et rectifie sa propre tenue, elle sent une claque sur son derrière. Elle sursaute et se retourne en un éclair, mais Adam gît, les yeux clos, et respire avec difficulté.

 

Traduction Christine Laferrière