En guise d’introduction

 

C’était un lieu étrange, entre la station de métro Palmovka et le quartier de Horní Libeň, à Prague. Je m’étais retrouvée à un endroit où la ville tourne le dos à la voie ferrée et au lacis d’autoroutes pour consister seulement en barres d’immeubles fichées au milieu d’une verdure nue, aussi incongrues que quelques dents qu’on n’aurait pas arrachées dans une bouche ouverte. C’était un peu avant minuit, et tous les bars étaient déjà fermés. La rue déserte était plongée dans l’obscurité. J’errais dans la ville avec le désir de découvrir des lieux où je n’aurais pas été à ma place. Et il semblait déjà que plus rien ne me surprendrait dans ces confins. Du moins jusqu’à ce que je passe devant une porte étrange, couverte d’affiches de groupes inconnus. J’ai sonné et un interphone m’a immédiatement laissé entrer. Je suis entrée dans un couloir aux murs peints, au bout duquel un escalier en colimaçon m’a menée au sous-sol. Devant moi s’ouvrait une grande pièce aux murs délabrés et meublée de canapés sur lesquels étaient vautrés trois gros chiens. Encastrée dans un coin, une scène avec table de mixage et un miroir occupant plus de la moitié du mur. Derrière le bar, une fille qui pouvait avoir dix-huit ans avec un piercing, et dans la salle, seuls trois hommes et une femme. Tous ivres. La femme, en jeans sous les hanches et t-shirt court, se trémoussait sans rapport avec le rythme et s’observait dans le miroir. Les mouvements des autres étaient encore plus chaotiques. Un homme qui avait les lèvres couvertes de bave comme un cheval après la course se tourna vers moi et me baragouina quelque chose d’incompréhensible. Soudain, quelqu’un se mit à éteindre puis rallumer la musique, créant un désordre encore plus grand. Je ne me souviens plus comment je suis repartie de là, ni dans quel état, mais je n’ai jamais réussi à retrouver la même porte dans la même rue, plus tard. Certains non-lieux urbains n’ont tout simplement pas de sens. Ils ne sont qu’une tentative de mise en ordre du chaos, l’expression d’une nécessité vitale. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’ils ne peuvent pas receler un mystère.

Parmi les non-lieux urbains que j’ai inclus dans le présent ouvrage, je distingue les lieux perdus, les lieux de stockage, les lieux transitoires, les lieux temporaires et les lieux virtuels. Les lieux considérés comme perdus peuvent être le résultat d’un défaut de conception, il peut s’agir de fragments isolés de constructions, de lieux inutilisés situés le long d’un axe de transport ou encore des lieux grâce auxquels la nature sauvage peut se glisser à l’intérieur des villes tout en restant dévastée, non entretenue. Les lieux de stockage, initialement conçus pour être « hors de la ville » mais rattrapés et envahis par elle, en font désormais partie, de sorte que leur fermeture et leur rénovation est inévitable. Les lieux de transition, que l’on traverse, sont identiques dans le monde entier ; ils manquent d’authenticité et d’identité, ne comportent pas de traces d’histoire n’offrent pas la possibilité de vivre des relations (cette absence de relations ne concernent évidemment pas les personnes qui y travaillent). Ils sont le résultat de la modernité, de la mondialisation et des nouvelles possibilités de déplacement et prennent souvent la forme d’aéroports, de centres commerciaux, de parkings, d’autoroutes ou de stations-services. Les lieux temporaires se caractérisent par l’ambivalence d’un caractère provisoire à la fois voulu et non voulu. Les villes construites à l’occasion d’un festival peuvent permettre, pendant la durée limitée de leur existence, de vivre la ville d’une manière différente. En revanche, l’urbanisme provisoire qui caractérise les camps de réfugiés peut devenir un piège dans lequel s’enlisent des personnes chassées de leur foyer et refusées par d’autres Etats. Les lieux virtuels sont des non-lieux dans le sens où ils remplissent dans une certaine mesure la fonction d’un espace public, et influencent de manière significative son fonctionnement contemporain. Ce sont des non-lieux en cela qu’ils sont dépourvus de nature physique, condition nécessaire à l’existence d’un lieu en soi.

Le dénominateur commun des non-lieux est leur altérité, leur capacité à interrompre la continuité apparente de la ville. On peut les considérer comme des hétérotopies1Il s’agit de la théorie du philosophe français Michel Foucault, qui relie l’hétérotopie à des lieux, des espaces, des périodes ou des événements de la vie qui brisent la cohérence de l’ensemble. Le temps de l’hétérotopie est celui des récréations dans l’enseignement scolaire ou les vacances au sein de l’année de travail. Foucault décrit l’hétérotopie comme des espaces qui se distinguent des autres d’une manière ou d’une autre : ils sont agités, intenses, inconciliables ou encore divergents. Il donne comme exemples les bateaux, les cimetières, les maisons closes, les prisons ou encore les foires. Les hétérotopies peuvent être des endroits situés en dehors de l’ordre de la ville contemporaine. qui modifient le rythme où la manière dont le visiteur perçoit la ville. Ce sont des lieux qui créent une incertitude de par leur existence même.

Du point de vue du genre, l’ouvrage Non-lieux urbains est expérimental. En introduction de chaque chapitre, le lecteur découvrira une histoire qui le prépare à découvrir ces lieux oubliés, éphémères et négligés. La question de savoir si ces lieux sont un maillon nécessaire dans le développement naturel des villes, un indéterminé nécessaire à une époque de flux et de réseaux ou, au contraire, la conséquence d’un certain échec, d’une impuissance, reste ouverte. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’ils en font partie intégrante.

 

 

Lieux temporaires

 

L’exilé est confronté à des gens qui ne comprendront jamais comment était le lieu qu’il a dû quitter.

Hannah Arendt

 

Rami

 

En fin d’après-midi, Rami se réveilla d’un sommeil lourd et sans rêve. Il avait mal à la tête, et des fourmis dans tout le corps. Quelque chose provoquait en lui de petites secousses, quelque chose qui le rongeait et qui l’emportait, par petits fragments, dans la chaleur désarticulée. Ce n’est qu’en se déplaçant qu’il se rendit compte qu’il était en nages. La forme de l’oreiller s’était imprimée sur son visage. Il était allongé sous une tente faite d’une bâche soutenue par des piquets en métal. Le soleil s’appuyait sur la toile fine et se glissait par les petites craquelures. L’espace tout entier était rempli de couvertures, de tapis et d’une touffeur moite. Dans un coin était posée une vieille télévision. Rien d’autre. Il n’y avait rien de solide, rien d’ancré pour le long terme. Comme si la vie d’ici n’était censée se remplir que de l’attente du moment où il pourrait rassembler ses affaires à toute vitesse, les jeter à l’arrière d’une fourgonnette et les emporter ailleurs. Mais où ?

Rami était incapable de se rappeler ce qui lui était arrivé, et où il se trouvait. Il se demandait que faire, à présent. L’idée de manger lui donnait des haut-le-cœur. Il avait dans la bouche un arrière-goût acide, un peu comme s’il venait juste de vomir. Il décida de se lever, mais ses jambes, molles comme de la gelée, flanchèrent. Sur son pied gauche, il observa la carte que dessinait un bleu tout frais. Il se traîna à quatre pattes jusqu’à un coin de la tente, souleva la toile d’une main tremblante et regarda à l’extérieur. Une rangée de tentes blanches identiques se dressait, les unes à côté des autres, comme des soldats au front, elles pouvaient bien mesurer trois ou quatre mètres. À droite de Rami, dans l’air brûlant, tremblotaient les mailles d’une clôture en métal, et, au-dessus, une couronne d’épines. Une prison. Mais il remarqua ensuite, sur plusieurs tentes, le sigle turquoise d’une organisation, sans doute humanitaire. Un camp. Rami comprit. Son frère Nadim n’était pas là. Le seul être qu’il avait encore au monde n’était pas là. Dans sa tête, le cri de son père en train de courir dans la maison en flammes pour secourir sa sœur et sa mère était enregistré comme sur une pellicule de cinéma. Les deux frères, qui avaient seuls survécu, étaient restés debout devant l’immeuble en train de s’effondrer, chaque seconde de cette tragédie due à la guerre se gravant dans leurs mémoires respectives.

Le fourmillement que Rami ressentait dans son corps était de plus en plus fort, et finit par se transformer en une sorte de tremblement fiévreux. Il toucha sa poitrine : il savait qu’à l’intérieur, il était entièrement écrasé, broyé de part en part. Quelque part à l’horizon, devant lui, au point où convergeaient toutes les lignes de perspective organisant la géométrie du camp, il aperçut les contours de son avenir. L’espoir alternant avec l’impuissance, le recours à l’aide de personnes étrangères, l’attente passive. Le désir de rentrer chez lui, en Syrie, qui lutterait contre celui de trouver une nouvelle vie en Europe. Mais la guerre en Syrie ne cesserait pas, elle continuerait de démolir des immeubles, de pulvériser des familles et de brûler le feuillage des arbres. La vie au camp était-elle vraiment une vie ? Une vie sans travail, sans école, sans toit, sans liberté. Sans possibilité de partir. Le matin, un morceau de pain et un bon pour acheter quelques produits dans le supermarché provisoire, pour donner l’impression d’une liberté de choisir. Le seul moment où un sentiment de dignité était possible. À cet instant, Rami savait déjà que tout ça n’était qu’un désespoir qui se prolongerait. Il voulait s’enfuir.

Des souvenirs se mirent à traverser l’esprit de Rami, par éclairs. Il se vit avec son frère, en train de vendre tout ce qu’il leur restait et tout ce qui était encore vendable. En train de payer son passage aux passeurs, deux types au sourire faux. Conformément à leur accord, les passeurs les avaient remis en Lybie, avec d’autres réfugiés, à d’autres trafiquants d’êtres humains. Puis ils avaient été attaqués par un gang somalo-libyen. On les avait fait entrer de force dans des étables. Partout, des restes d’animaux, de la pourriture, la puanteur. Pas de nourriture, juste un peu d’eau. Personne ne pouvait quitter les bâtiments obscur ne serait-ce que pour une minute. Les ténèbres, des pas derrière la porte, un rire ivre. La peur qui suinte de partout, comme des effluves d’alcool. Le prix de la rançon de cet enfer qui monte sans cesse. Les femmes qui sont violées. Rami paye 9 000 dollars pour lui et son frère sur l’argent qu’il réservait pour survivre en Europe. On les dépose sur un canot. Le canot dépasse à peine la surface de l’eau, il est plein à craquer. On quitte la côte. À cet instant, un autre canot apparaît, chargé de miliciens libyens, ils les visent avec des armes aux canons noirs. Les hommes armés crient quelque chose. On leur dit qu’il y a deux fois plus de personnes sur le canot que ce qui a été convenu et payé par les passeurs. Les miliciens exigent encore de l’argent des réfugiés. Rami donne tout ce qui lui reste. Il paye aussi pour une femme et son enfant. L’embarcation quitte à nouveau la rive, les vagues la font osciller sur la surface de l’eau. Vingt minutes plus tard, un autre bateau apparaît derrière eux. Il les suit. On leur dit de revenir sur la côte libyenne. Les réfugiés rament pour s’éloigner de la rive, certains avec leurs mains nues, dans l’espoir d’accélérer la manœuvre. Le bateau qui les poursuit ouvre le feu. Les malheureux lèvent les mains, ils ne sont pas armés. Les petits projectiles en métal continuent de pleuvoir sur eux. Les femmes, les enfants pleurent, ils lancent des appels et des cris de douleur. Le canot commence à couler. En quelques minutes à peine, il est entièrement submergé. Ensuite, Rami ne se souvient plus de rien. Enfin, si. Il est encore traversé par un dernier éclair : son frère en train de crier. Son visage est tantôt sous la surface de l’eau, tantôt au-dessus, et puis il ne voit plus sa tête. Elle est peut-être au-dessus de l’eau au moment où lui, Rami, est en train de se noyer. Nadim, Nadim ! s’écrie Rami, mais il ne sort de sa gorge qu’un râle incompréhensible qui se fond avec le bruit que font les autres réfugiés en train de se noyer. Rami nage en direction de son frère, il ne le voit plus. À ce moment-là, quelque chose attrape son pied gauche et l’entraîne vers le fond. Dans un spasme mortel, la main de son frère l’attire à lui, vers son tombeau liquide. Rami est pris de panique, mais il a encore la présence d’esprit de serrer les mâchoires pour empêcher l’eau d’envahir ses poumons. Il donne un coup de pied brutal pour se libérer de l’étreinte. Il sent que, bien qu’il soit entouré d’eau salée, une autre eau salée s’écoule de ses yeux. Le bateau qui leur tirait dessus quelques instants auparavant approche à présent des rares rescapés, hésitant. Rami nage machinalement dans sa direction, comme une machine guidée par un pilote automatique. Quelqu’un se penche au-dessus de lui, mais Rami ne voit que le corps de son frère qui s’enfonce lentement vers le fond d’un univers liquide.

Rami se réveille ensuite sur des oreillers brodés et mouillés, dans un no man’s land.

 

 

Le temps de l’incertitude

 

L’architecture a toujours été liée au principe de durabilité. Le caractère éphémère des bâtiments faits de briques séchées au soleil, au sol en terre battue ou au toit en joncs, ne semble pas convenir à la définition de l’architecture telle qu’on la trouve par exemple chez Vitruve, au Moyen-Âge. Selon ce dernier, la durabilité, la stabilité (firmitas) est le premier des trois principes permettant de juger de la qualité d’une architecture. Les deux autres sont la fonctionnalité, l’utilité (utilitas) et la beauté (venustas). La qualité d’une architecture est donc établie et légitimée à l’aune de sa résistance, et ceci a également toujours valu pour la conception des villes. En fondant de nouveaux lieux de vie, les sociétés humaines ont commencé par utiliser des matériaux de construction durables, comme si elles avaient voulu atteindre l’immortalité par le biais de réalisations architecturales grandioses.

Dans le monde actuel, l’ambition de réaliser une architecture durable est de moins en moins fondée. Les sociétés postindustrielles ont perdu la foi en l’architecture monumentale, et ne cachent pas leur scepticisme envers les projets grandioses. Nous vivons actuellement une période liquide dans laquelle, au même titre que l’information ou les finances, les personnes peuvent être transvasées. Les conditions climatiques mondiales évoluent sans cesse, de sorte que, outre les conflits armés, les sécheresses et le manque d’eau sont devenus d’importantes causes de flux migratoires. Architectes et ingénieurs doivent affronter des défis qui consistent à concevoir des camps de réfugiés de la taille d’une ville. Dans le monde entier, la demande en urbanisme provisoire et en constructions aisément démontables augmente sans cesse. Nous vivons une époque où l’incertitude est devenue la norme.

 

Les lieux utopiques

 

Dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, le provisoire et l’éphémère ont toujours été considérés avec soupçon et mépris. Cabanes, camps de réfugiés, abris et fortune et autres habitats temporaires ont été et sont toujours synonymes de pauvreté, de désespoir et de conception lacunaire. Et c’est ce qui explique pourquoi le thème de l’urbanisme mobile ou éphémère a toujours été traité de façon marginale, d’un point de vue historique, à l’exception des utopies, qui sont plutôt une forme de réaction contre les productions stériles et uniformes du modernisme. Six architectes issus d’Archigram, un groupe londonien d’avant-garde constitué dans les années 1960, devaient ainsi devenir les grands représentants de la pensée radicale et néo-futuriste. Le nom Archigram lui-même, un mot-valise formé à partir d’« architecture » et de « télégramme », était censé évoquer l’urgence de leur démarche. Ils présentaient chaque année leurs idées et leurs projets non réalisés, influencés par la science, les nouvelles possibilités offertes par la technique, l’exploration spatiale, la cybernétique et la science-fiction dans la revue du même nom.

L’un de leurs grands projets non réalisés s’intitule Ville en marche (Walking City). Il devait s’agir d’une structure massive à l’intelligence robotique, qui se serait déplacée librement dans un monde post-apocalyptique. Ces villes en mouvement auraient pu être reliées entre elles afin de constituer une mégapole en marche, ou, au contraire, dispersées, si leur concentration s’avérait inutile. Les bâtiments eux-mêmes auraient également été mobiles, afin que leurs propriétaires puissent se trouver là où ils en auraient eu besoin. Un autre projet utopique d’Archigram, intitulé Ville modulaire (Plug-in City), était constitué d’une structure de base en forme de grille, les éléments annexes et qui s’usent rapidement pouvant être facilement changés. Les différentes fonctions offertes par la ville étaient disponibles sous forme de cônes plantés par des grues géantes en fonction des besoins2Simon Sadler, Archigram: architecture without architecture, Cambridge, MIT Press 2005, à l’adresse :
https://monoskop.org/images/f/ff/Sadler_Simon_Archigram_Architecture_without_Architecture.pdf
(consulté le 05/07/2018).
. Le projet de Ville modulaire devait former une ville inachevée, et c’est justement cette incomplétude qui était esthétisée. En revanche, elle n’apportait aucune solution aux problèmes les plus banals et les plus concrets. Et ce malgré le fait que le concept lui-même était une réaction directe à l’accélération du rythme de vie et à l’avènement des nouvelles technologies.

 

 

Le festival Oktoberfest

 

Tentes provisoires, bidonvilles crasseux et cabanes délabrées ne sont pas les seules structures qui caractérisent l’urbanisme provisoire. On trouve également dans cette catégorie les festivals de musique et commerciaux en général, les fêtes religieuses, les foires ou encore les marchés. Toutes ces formes d’urbanisme correspondent à des lieux temporaires et concernent un large spectre de couches sociales. Si les bidonvilles sont habités par les plus pauvres, les festivals sont au contraire un lieu de rencontre pour ceux qui ont de l’argent. Le festival Oktoberfest, la Fête de la bière, en est un bon exemple.

Chaque année, fin septembre début octobre, une ville éphémère comparable par sa superficie au Vatican se dresse sur la place Theresienwiese, à Munich. Cette fête de la bière, la plus grande au monde, a lieu en souvenir du mariage du futur roi Louis Ier de Bavière et de la princesse Thérèse de Saxe-Hildburghausen, célébré en 1810 sur un pré situé alors hors de la ville et qui accueillait des courses de chevaux. La bière et le vin étaient servis dans de grandes tentes. Depuis lors, la fête a eu lieu chaque année, sauf en 1939 et en 1948.

Ces tentes, qui ont la superficie de plusieurs gymnases, résonnent chaque année d’éclats de rires, de voix fortes et de pintes qui s’entrechoquent. Des gens costumés et extrêmement joyeux (les dames en robes traditionnelles bavaroises avec décolleté, les messieurs en culottes de peau) se pressent, assis autour de tables ou debout dans les allées. Il est presque impossible de se frayer un chemin. Toute cette cohue est dominée visuellement par les fresques thématiques qui recouvrent les toiles de tente, et acoustiquement par un groupe dont la production sonore couvre plusieurs fois le bruit ambiant. Le visage des personnes présentes reflète la satisfaction et une joie exubérante. Cette ville dans la ville accueille également un grand nombre d’attractions et de stands de vente, à tel point qu’on n’y trouve pas le moindre recoin inutilisé. Bien que les allées bordées par des stands de boisson évoquent des boulevards, on ne peut pas considérer cet espace comme public, car il n’est destiné qu’à ceux qui peuvent se permettre ce genre de divertissements. Chaque visiteur joue un rôle clairement défini : consommer le plus possible. Pendant quelques instants, on pourrait même voir dans cette réunion de buveurs une incarnation de la société du spectacle telle que décrite par le philosophe marxiste français Guy Debord dans son livre éponyme. Debord y critique en effet une société qui se construit une conscience erronée de la réalité, laquelle est remplacée par le divertissement et la consommation permanente. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »3Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967. Debord pense ici à la manière dont l’authenticité a tendance à disparaître de nos vie, et dont nous errons parmi des représentations construites de la réalité, détachées de l’existence réelle. Mais on peut aussi voir Oktoberfest comme une occasion de vivre la ville autrement, de la voir d’un autre point de vue. Il peut s’agir d’une chance de faire revivre notre routine quotidienne. Car un des charmes du festival consiste justement en la disparition des règles habituelles. L’édification de ces gigantesques tentes-brasseries, par exemple, ne fait l’objet d’aucune régulation, et on retrouve ce même type de privilèges dans d’autres festivals ou carnavals dans le monde. La durée limitée de l’événement invite à la tolérance et permet de s’écarter de la norme. Près de trois semaines plus tard, la place Theresienwiese est à nouveau déserte, et redevient un espace vide invitant l’imagination à chercher des moyens de l’utiliser.

Dans les villes, les zones vides font souvent l’objet de propositions et de projets permettant de leur donner une fonction définitive et de les débarrasser de leur indétermination si peu pratique. On a déjà proposé, par exemple, de faire de la place Theresienwiese un parc ou un quartier résidentiel. Dans les années 1950, on a évoqué la possibilité d’y faire passer une autoroute. Si elle était transformées en parking, elle pourrait accueillir jusqu’à 17 000 véhicules. Si elle était couverte d’un tissu urbain aussi dense que celui du quartier de Schwabing, dans la même ville de Munich, elle atteindrait selon les experts en immobiliers une valeur de 6,5 milliards d’euros4Mathieu Wellner, Die Theresienwiese: Analyse und Betrachtung, Cologne, Königs Books, 2010.. Mais l’idée même de bâtir la place Theresienwiese est aussi aberrante et impossible à envisager que celle de vendre la statue de la Liberté ou de faire bâtir Central Park, à New-York.

 

L’esplanade de Letná

 

D’une surface comparable à celle de la place Theresienwiese de Munich, l’esplanade de Letná, à Prague, reste à ce jour la zone non bâtie la plus étendue de la ville. Elle s’est trouvée plusieurs fois dans la ligne de mire des promoteurs immobiliers et des urbanistes. Autrefois appelée « Leteň », ou « Letná pole », qui évoquent le mot léto, l’été, elle doit son nom à son emplacement particulièrement ensoleillé selon les uns, ou à son configuration dégagée, avec vue sur le bassin de Prague, selon les autres5Marek Laštovka, Pražský uličník: encyklopedie názvů pražských veřejných prostranství [Le galopin de Prague : encyclopédie des lieux publics praguois], 1er tome (A-N), Prague, Libri, 1997.. « Grâce à ses flancs bien découpés qui surplombent la Vltava, Letná fait concurrence aux grandes collines de Prague : celles du Château, de Vyšehrad et de Vítkov. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, il s’agissait de fait d’un territoire situé juste derrière les fortifications de la ville (extra-muros), et, de même que dans le cas d’autres forteresses baroques, il était nécessaire de le maintenir libre et inutilisé6Ivan P. Muchka, « Letenská pláň a její genius loci » [« L’esplanade de Letná et son genius loci »], in Tisková zpráva NK ČR [Conférence de presse de la Bibliothèque Nationale de Prague], 16/05/2006, à l’adresse : http://wwwold.nkp.cz/files/tz_soutez_letna.pdf (consulté le 30/ 01/2019).. L’esplanade de Letná a joué un rôle stratégique durant tous les sièges de Prague. C’est la raison pour laquelle elle ne pouvait pas faire l’objet d’un développement urbanistique, et qu’on y trouvait surtout des vignobles ou des jardins. Mais la situation change lorsque Jan Chotek, burgrave de la ville de Prague, fait percer en 1804 une route en lacets permettant d’accéder depuis le centre-ville à Letná, qui cesse alors d’être à la périphérie. Depuis lors, l’esplanade a résisté à tous les projets de construction de bâtiments destinés à l’école polytechnique, à la Galerie nationale, au parlement, à l’Assemblée nationale, ainsi qu’à de simples immeubles dans les périodes de pénurie immobilière. L’un des projets les plus discutés fut celui de la Bibliothèque nationale, par l’architecte Jan Kaplický. La dernière fois que la colline de Letná a fait l’objet de travaux de terrassement, c’était à l’occasion de la construction du tunnel Blanka7Adb, « Jak architekti dobývali a nedobyli Letnou » [« Comment les architectes ont tenté la conquête de Letná et échoué »], idnes.cz [journal en ligne], 07/03/2007, à l’adresse : https://zpravy.idnes.cz/jak-architekti-dobyvali-a-nedobyli-letnou-fgz-v/domaci.aspx?c=A070307_130100_praha_adb (consulté le 30/01/2019).. Lorsqu’on envisage de construire dans cette zone, il faut avoir à l’esprit le fait que les grands espaces laissés libres dans les villes peuvent acquérir une valeur culturelle inestimable : ils donnent de la magnificence à toute la cité.

Au fil des siècles, l’esplanade de Letná a joué un rôle irremplaçable tant pour les rassemblements que pour les festivités et les loisirs de l’ensemble de la ville. En 1261 déjà, c’est ici qu’a lieu la fête de couronnement d’Ottokar II de Bohême, qui donnera par la suite son nom à l’une des rues adjacentes, la rue Korunovační (du Couronnement). À la fin du XIXe siècle, l’esplanade abritait d’important centres sportifs : le premier champ de courses de Prague, le stade de football en bois du Slavia Prague ou encore un terrain de sport prévu pour les rencontres des clubs de gymnastiques Sokol. On y a également réalisé, au fil du temps, des revues militaires, des rassemblements, des défilés du premier mai et des manifestations contestataires. L’esplanade de Letná a enfin joué un rôle clé pendant la Révolution de velours (c’est ici que 800 000 personnes se sont rassemblées les 25 et 26 novembre 1989, et ces manifestations ont été les premières, parmi celles de cette semaine-là, à être retransmises en direct par la Télévision tchécoslovaque), et, en 1990, c’est ici que le pape Jean-Paul II a donné une messe lors de sa première visite en Tchécoslovaquie8« Letná », Wikipedia: the free encyclopedia [online], à l’adresse : https://cs.wikipedia.org/wiki/Letn%C3%A1 (consulté le 30/01/2019).. À l’heure actuelle, l’esplanade accueille entre autres des cirques (y compris le festival des arts du cirque Letní Letná), des démonstrations de modèles réduits ou encore des concours de cerfs-volants. Bien qu’elle soit plutôt considérée comme un lieu de loisirs permettant de pratiquer des activités sportives amateurs (rollers et skateboard, notamment), elle reste un lieu à fort potentiel social, et l’un des maillons essentiels dans l’histoire urbanistique de Prague.

 

 

Les festivals non commerciaux

 

Il existe également des festivals non commerciaux et autonomes, conçus comme des lieux destinés à partager des expériences, à faire des rencontres et à s’exprimer en toute liberté. L’idée de festivals ayant lieu dans des lieux situés à l’écart de la civilisation se fonde sur un principe anticonformiste. Pendant une période réduite, des structures éphémères et auto-suffisantes émergent littéralement à partir de rien. Les difficultés liées à l’accessibilité et les règles en vigueur, qui diffèrent des normes en cours dans la société, agissent comme un filtre grâce auquel les participants sont surtout des personnes proches les unes des autres. Le temps passé ensemble peut ensuite constituer une expérience unique.

Un bon exemple de ce genre de festival est Burning Man, qui a lieu fin août, début septembre, dans le nord du Nevada, aux Etats-Unis, au fond d’un lac asséché. Ce festival traditionnel trouve son origine dans un chagrin d’amour. En 1986, un jeune homme que sa compagne venait de quitter décide, pour symboliser la fin de son ancienne vie, de brûler une immense sculpture en bois représentant un homme. Il répète par la suite ce happening, et les spectateurs sont de plus en plus nombreux. De 200 au départ, le nombre de participants dépasse actuellement les 70 000. Le découpage du terrain en parcelles régulières destinées aux participants, en forme d’arcs de cercle concentriques et d’une géométrie presque austère, contraste avec l’organisation tout à fait spontanée du festival. S’il est vrai que les participants doivent acheter un billet d’entrée pour pouvoir participer au festival, ils n’ont pas le droit de vendre ou d’acheter quoi que ce soit pendant sa durée, et sont entièrement dépendants de ce qu’ils y apportent. Le dénominateur commun de ce type de lieux, aménagés sur des zones désertes lors d’événements éphémères, est leur capacité à créer un monde utopique dans lequel les individus sont libérés du travail, des fardeaux de la culture sociale et de la ville en tant que paradigme essentiellement destiné à l’échange de biens.

La version européenne de Burning Man est le festival Nowhere, qui a lieu chaque année en juillet, en Espagne, sur une plaine poussiéreuse d’Aragon. Tout comme son homologue américain, ce festival est très apprécié pour la légèreté avec laquelle il parvient à se détacher des idées reçues. Chaque participant pourra effectuer un nombre considérable d’activités : faire partie d’un tableau vivant, prendre part à la cérémonie japonaise du thé, se faire peindre un portrait érotique, voire un spectacle de cirque ou encore écouter de la musique. Nowhere transforme et décompose les conventions courantes dans les lieux habituels, mais repose dans le même temps sur une division précise du travail. Les bénévoles ont à leur charge des tâches délimitées qui permettent le fonctionnement de l’ensemble du site, qu’il s’agisse d’effectuer le nettoyage des toilettes, la vente de billets, le recyclage des déchets ou encore de dispenser des premiers soins. Les organisateurs et les participants parviennent littéralement à édifier un lieu fonctionnel à partir de rien, puis à le faire disparaître, pour ne laisser derrière eux qu’un paysage propre et désert. Cette création d’un lieu fonctionnel qui sera laissé par la suite parfaitement nettoyé suscite chez les individus l’enthousiasme, comme en témoignent d’autres événements réalisés dans le même esprit : le festival de musique de Glastonbury, en Angleterre, de Roskilde au Danemark ou encore de Rock Werchter en Belgique9Alastair Bonnett, Ztracená místa… [Lieux perdus…], op. cit..

 

 

Les marchés temporaires

 

Dans un certain contexte, la consommation peut jouer un rôle dans le détournement démocratique de l’espace public des villes. C’est notamment le cas des marchés temporaires, qui permettent l’échange de produits locaux avec les petits producteurs. Comparés au fonctionnement des grandes multinationales, qui ont besoin d’occuper des territoires étrangers pour aménager leurs plantations, puis de construire des centres administratifs et enfin d’immenses centres commerciaux énergivores, les lieux d’échanges des marchés sont très flexibles. Ils peuvent apparaître et disparaître en une semaine, une journée, une heure, voire une minute. Le principe du lieu d’échange commercial temporaire dans l’espace public peut exister à plusieurs échelles, du simple vendeur de rue qui déplie en quelques minutes son stand portatif ou une couverture posée à même le sol, jusqu’aux stands les plus spacieux qui permettent de réunir en un même lieu un grand nombre de vendeurs. Ces marchés temporaires sont capables de prendre possession de lieux où on ne s’attendrait pas à voir des échanges commerciaux. Ils forment ainsi une sorte de détournement qui nous oblige à penser la ville de façon beaucoup plus nuancée.

Le marché de Talad Rom Hoop, dans le centre de la ville de Samut Songkhram, près de Bangkok, en Thaïlande, est en ce sens exceptionnel. Sur cinq cent mètres, le long d’une voie ferrée sur laquelle un train circule huit fois par jour, des bâches sont dépliées au-dessus de stands où l’on vend des marchandises. Ces stands sont parfaitement conçus afin de pouvoir être rapidement rabattus ou déplacés, d’autres sont installés de manière à ne pas empiéter sur le trajet du train : il suffit de déplacer quelques caisses et de reculer. Pendant ces quelques instants, le marché cesse d’être un marché pour redevenir une voie ferrée. Mais, dès que le train est passé, les bâches sont de nouveau déployées, les marchandises ressorties et l’air se remplit des voix de clients en train de marchander. En voyant cette surprenante symbiose, on est amené à se demander ce qui était là le premier : le marché ou la voie ferrée ? Cette dernière était-elle l’un des rares endroits où le tissu urbain saturé ait permis au marché de s’installer ? En réalité, c’est bel et bien le contraire : le marché, qui existait depuis déjà une dizaine d’années, devait être supprimé à l’ouverture de la voie ferrée Maeklong Railway qui devait traverser le site. Mais comme il n’existe aucune loi, en Thaïlande, obligeant les vendeurs à quitter leur emplacement, ils ont refusé de le faire, et trouvé un moyen d’intégrer le train qui passe à leur commerce.

La terre ferme des villes n’est pas toujours la seule plateforme permettant les échanges commerciaux, surtout en Thaïlande. Parmi les lieux particulièrement appréciés, on compte les rivières et les canaux, où les marchandises, des plats traditionnels ou des objets de consommation courante, sont disposés sur tout ce qui peut flotter. D’ailleurs, les embarcations sur lesquelles on pratique la vente d’objets sur les canaux de Venise ou d’Amsterdam, canaux qui résultent d’un combat entre la terre et l’eau, évoquent eux aussi ces marchés flottants d’Asie. Un autre exemple de marché extraordinaire est celui du Tepito Market, à Mexico City, qui occupe plus d’une vingtaine de rues. À Prague, on citera le marché aux puces situé entre Harfa et Lehovec : un lieu tantôt désert, tantôt bourdonnant d’activité.

 

 

Les camps de réfugiés

 

Ironie de l’Histoire : les modes de vie alternatifs pour lesquels certains sont prêts à payer dans des festivals commerciaux sont les conditions de vie réelles pour un nombre de personne de plus en plus grand. À ceci près que ce n’est pas de leur plein gré. Plus de 65 millions de personnes dans le monde ont dû fuir leur foyer,10Adrian Edwards, « Global forced displacement hits record high », UNHCR. The UN Refugee Agency [online],
20/06/2016, à l’adresse : http://www.unhcr.org/news/latest/2016/6/5763b65a4/global-forced-
displacement-hits-record-high.html
(consulté le 30/01/2019).
un chiffre qui ne cesse d’augmenter. Les camps de réfugiés sont le résultat d’une tentative pour faire face à l’afflux de ces migrants qui, d’un point de vue politique, sont considérés comme une charge devant être temporairement « mise à l’écart ». Mais cette situation provisoire se transforme très facilement en solution pérenne sans qu’aucune stratégie valable ne soit mise en place. On pourra citer l’exemple des camps de migrants qui existent depuis plus de trente ans sans que leur caractère provisoire n’ait le moins du monde été modifié. Et ces lieux ont tendance à s’agrandir. L’un des camps de Côte d’Ivoire, par exemple, abrite actuellement 900 000 réfugiés, la plupart issus du Liberia voisin. Au Kenya, le gigantesque camp de Dadaab s’étend sur 58 kilomètres carrés. Il abrite, selon les besoins, entre 300 000 et 500 000 réfugiés, dont la majorité vient de Somalie. Citons également le camp de Breidjing, au Tchad, ou encore les camps existants au Sri Lanka, conçus pour héberger jusqu’à 300 000 habitants. Mais la population de ces camps ne représente qu’une fraction des 65 millions de personnes ayant dû quitter leur foyer et vivant en migration permanente.

L’urbanisme qui consiste à assembler des unités organisées en ensembles géométriques rigides provoque une perte d’identité et réduit la vie à une simple survie. Mais, dans certains cas, on assiste à des tentatives d’appropriation de ces lieux neutres par les communautés qui les occupent. On peut ainsi voir, dans le camp de Dadaab, quelques différences dans l’organisation spatiales des abris individuels. Dans les quartiers où vivent des réfugiés originaires de Somalie, les habitats sont dispersés et les terrains n’ont pas de frontière nette. Les Éthiopiens, au contraire, ont tendance à construire leurs abris en rangs serrés, les uns près des autres, à les séparer par de hauts murs et à ajouter de petits commerces et des services divers. Malgré l’homogénéité générale de ces structures d’hébergement temporaire, on voit apparaître dans les camps de réfugiés des centres communautaires, des hôpitaux, des bibliothèques et des magasins en tous genres, ainsi que des lieux d’inhumation ou encore des terrains destinés à l’agriculture. Même dans ces conditions de pénurie extrême, les gens parviennent à trouver une certaine forme de liberté. Dans d’autres cas, cependant, les réfugiés ont l’intention de rester le moins longtemps possible dans ces endroits. Une ONG humanitaire a ainsi tenté de leur venir en aide dans la partie orientale du Tchad, en Afrique centrale, à un moment où près de 300 000 réfugiés originaires du Soudan vivaient dans une douzaine de camps. L’un des objectifs de l’organisation était de planter dans ces camps des arbres qui auraient contribué à améliorer la qualité de vie, offert de l’ombre et réduit la sécheresse et la chaleur. Au premier abord, il n’y a rien à redire à cette louable intention. Planter des arbres est un acte auquel on ne peut rien objecter. Pourtant, les réfugiés non seulement n’ont pas soutenu le projet, mais se sont même révolté contre lui. Frustrée et déçue par la réaction des réfugiés, l’ONG a quitté la région. Les gens qui habitaient depuis plus d’un an dans ce camp avaient interprété le projet de planter des arbres comme une volonté de les y installer à demeure. Le camp provisoire serait ainsi devenu pour eux une structure d’hébergement permanente, une solution définitive. Ils auraient du même coup perdu tout espoir de pouvoir rentrer chez eux. L’aspect provisoire du camp donne en somme aux migrants l’espoir qu’un jour, ils pourront prendre toutes leurs affaires et revenir dans leur ville natale. Ce qu’on pourrait considérer sans l’ombre d’un doute comme un point positif peut avoir des conséquences imprévisibles dans le contexte d’une guerre et de violences. Les arbres, qui par nature ne peuvent pas être nocifs, peuvent devenir un outil politique. Le plus tragique est que, dix ans plus tard, les mêmes 300 000 réfugiés vivent toujours dans ces camps tchadiens. Le fait d’avoir refusé des arbres ne leur a malheureusement pas permis de rentrer plus vite chez eux11Peter Mörtenböck, Helge Mooshammer, « How trees lost their innocence », in : A. Lepik (éd.), Does
permanence matter? Ephemeral urbanism
, Munich, Architekturmuseum of the Technical University of
Munich, 2017.
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Les causes cachées des migrations

 

Si l’on cherche des solutions urbanistiques pour résoudre le problème des migrations, il faut également se pencher sur les causes de ces migrations. Comment naissent-elles ? Le fait que les gens quittent en masse leur foyer est généralement interprété comme une conséquence des guerres et de la violence. Mais d’où vient cette violence ? La sociologue Saskia Sassen a tenté d’identifier les causes de la migration des Rohingyas, en Birmanie. Il s’agit d’une petite communauté d’agriculteurs musulmans qui vivaient quasiment ignorés, au fin fond de la Birmanie. Les habitants du pays sont pour la plupart bouddhistes, et vivaient globalement en harmonie avec les Rohingyas depuis des siècles. En 2016, cependant, des forces armées se sont emparées du territoire des Rohingyas, massacrant les femmes et les enfants. D’où venait un tel débordement de haine envers des agriculteurs pacifiques et désarmés ? Selon Sassen, l’explication est à chercher quelques années auparavant, lorsque les petits agriculteurs (bouddhistes) ont été eux-mêmes chassés en masse de leurs terres agricoles. Ce déplacement de millions de bouddhistes était dû à la volonté d’investisseurs de multinationales d’exploiter ces terres, d’accéder à l’eau, de fonder de grandes plantations et de construire des bureaux. Soulignons qu’Aung San Suu Kyi, leader politique de la Birmanie, ancienne dissidente et prix Nobel de la paix, n’a pendant longtemps pas remis en doute l’annexion des terres des Rohingyas, et ne s’est exprimée publiquement au sujet de leur massacre qu’en septembre 201712Háta Sassmannová, « Vůdkyně Barmy se vyjádřila k etnickým čistkám Rohingů » [La leader politique de la Birmanie prend la parole au sujet de l’épuration ethnique des Rohingyas], Seznam zprávy [quotidien en ligne],
le 19/09/2017, adresse : https://www.seznamzpravy.cz/clanek/vudkyne-barmy-se-vyjadrila-k-etnickym-
cistkam-rohingu-37234
(consulté le 03/12/2018).
. On voit bien par cet exemple comment la migration des Rohingyas est née dans un contexte beaucoup plus large que la seule logique interne de leur région d’origine. Le déplacement des Rohingyas par les Birmans bouddhistes a été causé par le déplacement des bouddhistes de leurs foyers par des investisseurs étrangers13Saskia Sassen, « Is violence enough to explain emergent migrations? », People On the Move.. Si la violence extrême est la cause la plus visible des migrations, l’une des causes profondes est le type de développement économique dominant, orienté sur la rentabilité maximale des terrains. L’appât du gain mène au déplacement des habitants qui, par la suite, n’ont pas d’autre issue que de se rassembler dans des bidonvilles ou d’émigrer. Dans le pire des cas, ils peuvent occuper par la force le territoire d’une autre communauté. Et la Birmanie n’est pas une exception. On assiste dans le monde entier à ce genre de chaîne de déplacement forcé d’agriculteurs pauvres qui n’ont jamais eu de papiers ou de contrats pour prouver qu’ils possédaient la terre qu’ils cultivaient, et qui n’en ont jamais eu besoin14Saskia Sassen, « Is Rohingya persecution caused by business interests rather than religion? », The Guardian
[online], le 04/01/2017, à l’adresse : https://www.theguardian.com/global-development-professionals-
network/2017/jan/04/is-rohingya-persecution-caused-by-business-interests-rather-than-religion
(consulté le
04/12/2018).
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Les villes actuelles doivent faire face à un afflux grandissant de personnes ainsi qu’à des crises économiques et des catastrophes naturelles récurrentes. On commence à exiger des villes un nouveau type de flexibilité, qui leur permettrait de résister aussi bien aux pressions intérieures qu’extérieures. L’ouverture des villes devient un attribut indispensable de leur développement durable. Il est nécessaire que les villes quittent leurs formes et leurs fonctions surdéterminées. L’urbanisme contemporain doit apprendre à faciliter les flux. Aujourd’hui plus que jamais, la ville peut être reliée à un besoin d’hospitalité, de villes-refuges. Elle devrait parvenir à trouver en elle-même un lieu neutre, impersonnel, qui permette aux gens perdus de retrouver un foyer et un cadre de vie. « L’on voit dans celui qui vient du dehors un barbare, la signification politique de la ville est ici valorisée par celui qui vient du dehors, du désert ou l’homme de la vita contemplativa, l’homme errant, l’homme qui frappe au seuil, à la porte de la ville. »15Olivier Mongin, La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation. Paris, Seuil, 2005, p. 98.

 

Traduction : Benoit Meunier

   [ + ]

1. Il s’agit de la théorie du philosophe français Michel Foucault, qui relie l’hétérotopie à des lieux, des espaces, des périodes ou des événements de la vie qui brisent la cohérence de l’ensemble. Le temps de l’hétérotopie est celui des récréations dans l’enseignement scolaire ou les vacances au sein de l’année de travail. Foucault décrit l’hétérotopie comme des espaces qui se distinguent des autres d’une manière ou d’une autre : ils sont agités, intenses, inconciliables ou encore divergents. Il donne comme exemples les bateaux, les cimetières, les maisons closes, les prisons ou encore les foires. Les hétérotopies peuvent être des endroits situés en dehors de l’ordre de la ville contemporaine.
2. Simon Sadler, Archigram: architecture without architecture, Cambridge, MIT Press 2005, à l’adresse :
https://monoskop.org/images/f/ff/Sadler_Simon_Archigram_Architecture_without_Architecture.pdf
(consulté le 05/07/2018).
3. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967.
4. Mathieu Wellner, Die Theresienwiese: Analyse und Betrachtung, Cologne, Königs Books, 2010.
5. Marek Laštovka, Pražský uličník: encyklopedie názvů pražských veřejných prostranství [Le galopin de Prague : encyclopédie des lieux publics praguois], 1er tome (A-N), Prague, Libri, 1997.
6. Ivan P. Muchka, « Letenská pláň a její genius loci » [« L’esplanade de Letná et son genius loci »], in Tisková zpráva NK ČR [Conférence de presse de la Bibliothèque Nationale de Prague], 16/05/2006, à l’adresse : http://wwwold.nkp.cz/files/tz_soutez_letna.pdf (consulté le 30/ 01/2019).
7. Adb, « Jak architekti dobývali a nedobyli Letnou » [« Comment les architectes ont tenté la conquête de Letná et échoué »], idnes.cz [journal en ligne], 07/03/2007, à l’adresse : https://zpravy.idnes.cz/jak-architekti-dobyvali-a-nedobyli-letnou-fgz-v/domaci.aspx?c=A070307_130100_praha_adb (consulté le 30/01/2019).
8. « Letná », Wikipedia: the free encyclopedia [online], à l’adresse : https://cs.wikipedia.org/wiki/Letn%C3%A1 (consulté le 30/01/2019).
9. Alastair Bonnett, Ztracená místa… [Lieux perdus…], op. cit.
10. Adrian Edwards, « Global forced displacement hits record high », UNHCR. The UN Refugee Agency [online],
20/06/2016, à l’adresse : http://www.unhcr.org/news/latest/2016/6/5763b65a4/global-forced-
displacement-hits-record-high.html
(consulté le 30/01/2019).
11. Peter Mörtenböck, Helge Mooshammer, « How trees lost their innocence », in : A. Lepik (éd.), Does
permanence matter? Ephemeral urbanism
, Munich, Architekturmuseum of the Technical University of
Munich, 2017.
12. Háta Sassmannová, « Vůdkyně Barmy se vyjádřila k etnickým čistkám Rohingů » [La leader politique de la Birmanie prend la parole au sujet de l’épuration ethnique des Rohingyas], Seznam zprávy [quotidien en ligne],
le 19/09/2017, adresse : https://www.seznamzpravy.cz/clanek/vudkyne-barmy-se-vyjadrila-k-etnickym-
cistkam-rohingu-37234
(consulté le 03/12/2018).
13. Saskia Sassen, « Is violence enough to explain emergent migrations? », People On the Move.
14. Saskia Sassen, « Is Rohingya persecution caused by business interests rather than religion? », The Guardian
[online], le 04/01/2017, à l’adresse : https://www.theguardian.com/global-development-professionals-
network/2017/jan/04/is-rohingya-persecution-caused-by-business-interests-rather-than-religion
(consulté le
04/12/2018).
15. Olivier Mongin, La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation. Paris, Seuil, 2005, p. 98.