Michal Ajvaz

Villes

2019 | Druhé město

Saulier était originaire de Bretagne. Il avait fait des études de composition musicale à Paris ; la pièce pour violon et piano qu’il avait composée lors de sa dernière année d’études, cinq ans auparavant, avait gagné un prix qui lui avait valu une bourse devant lui permettre de se consacrer à l’étude de la composition des sonates. La bourse était suffisante pour qu’il puisse louer un appartement dans le Quartier latin ; il s’était installé dans un studio situé sous les combles et dont le mobilier était constitué d’un canapé en cuir déchiré le long d’un mur, un piano droit contre le mur d’en face – un clavier à queue n’aurait pas tenu – et, entre les deux, une table et des chaises. Il dormait sur le canapé, le matin glissait les draps et la couverture dans une caisse, puis passait du canapé au piano et s’efforçait de travailler à sa sonate. Mais il n’y arrivait pas ; des embryons de mélodies avaient beau affleurer dans son esprit, ils en disparaissaient aussitôt ou bien se rabougrissaient pour devenir des ornements ridicules et répugnants qu’il observait pendant un temps, puis abandonnait, écœuré… Une fois de plus, j’écoutai donc une histoire qui racontait l’incapacité à créer ; j’attendais donc le moment où apparaitrait sur scène l’élément qui avait sauvé le compositeur et lui avait permis de passer de sa mansarde parisienne à une belle maison en Bourgogne.

– Un jour, je me suis dit que j’arriverais peut-être mieux à composer allongé, et je me suis donc déplacé du piano vers le canapé, raconta Saulier. Mais j’aurais dû me douter que ce genre de décision comportait une part de danger, et ce qui devait arriver arriva : pendant tous les jours qui suivirent, je ne me levai même pas de ce canapé qui était aussi mon lit, j’y restais allongé les yeux ouverts, des partitions à la main, essayant de saisir les rares fragments de mélodies qui surgissaient dans ma tête. Il n’est donc pas très surprenant que les groupes de notes ayant un sens aient été de moins en moins nombreux et que mon esprit ait été envahi par les herbes folles de toutes sortes de pensées et de souvenirs inopportuns. Je ne parvenais généralement que tard dans l’après-midi à m’extirper de ma couette pour aller acheter quelque chose à manger ; quand je me retrouvais dans la rue, j’avais l’impression d’être entré dans un monde étranger, inconnu.

La seule fenêtre de ma chambre donnait sur le puits d’une cour intérieure de forme étrange, car elle était entourée d’une structure complexe faite de plusieurs immeubles ; depuis le canapé, je voyais un labyrinthe de murs, de toits, de lucarnes, de cheminées et de petits balcons sur lesquels les locataires avaient déposé toute sorte d’affaires ; dans le tiers supérieur de la fenêtre, au-dessus des toits et des cheminées, j’apercevais le ciel. J’avais emménagé dans l’appartement en décembre et commencé à vivre sur mon canapé en février ; en avril, le temps changea brusquement : les nuages se dispersèrent, et chaque jour, au-dessus des toits, un ciel bleu resplendissait ; la lumière du soleil se déposait sur les murs des immeubles voisins, dont les renfoncements se remplirent d’ombres. À cette époque, la source de mélodies était presque tarie et je passais mes journées vautré sur mon canapé, à observer la couleur du ciel qui évoluait et les ombres qui défilaient sur les murs, du matin au soir.

Peu de temps après, je remarquai un phénomène étrange : la scène sur laquelle il avait toujours lieu était un pan de mur au-dessus duquel se dressait une rangée d’étroites cheminées cylindriques. Le matin, le mur était éclairé par le soleil, et à dix heures et demie, l’ombre de l’immeuble voisin commençait à le traverser ; l’immeuble lui-même restait invisible car il était caché par un autre mur. Peu avant onze heures, un théâtre d’ombres chinoises se jouait sur le mur aux cheminées : un rai de lumière apparaissait sur la surface sombre, se déplaçait lentement le long du mur tout en s’élargissant jusqu’à devenir un rectangle de lumière dressé. Au beau milieu de sa base, il y avait une forme noire et irrégulière hérissé de plusieurs petites excroissances partant dans toutes les directions, certaines droites et d’autres recourbées, puis deux surfaces d’une ombre un peu plus claire, telles deux ailes diaphanes, se mettait à s’agiter de chaque côté du rectangle. Les ailes ondulaient un instant avec élégance dans les airs, puis battaient frénétiquement avant de se reposer, immobiles. Dans le même temps, la scène se déplaçait le long du mur tout en rétrécissant, comme si on avait lentement tiré un rideau sur un théâtre de marionnettes. À midi, le mur tout entier était à nouveau plongé dans la pénombre.

J’étais incapable de deviner ce qui pouvait bien projeter ces ombres dansantes. Quoi qu’il en soit, les ailes étaient probablement les ombres de deux morceaux d’un matériau léger et translucide, peut-être de la soie qui aurait été attachée à la chose centrale par les côtés et soulevée par le vent. Je dus réfléchir un moment avant de comprendre comment naissait ce ballet d’ombres. Il n’y avait qu’une seule explication possible : au dernier étage de l’immeuble voisin, caché par un mur, devait se trouver une chambre formant l’angle du bâtiment et possédant deux fenêtres, une sur chaque mur à angle droit ; à partir du moment où le soleil arrivait dans sa course à un endroit d’où ses rayons traversaient les deux fenêtres à la fois, un rectangle de lumière apparaissait lentement sur le mur aux cheminées ; la forme située à sa base devait être l’ombre d’un objet posé sur le rebord intérieur de la fenêtre la plus proche, qui restait ouverte. Je me demandais de quel objet il pouvait bien s’agir, mais rien ne me vint à l’esprit. Je finis donc par me représenter la tache en mouvement sur le mur comme l’ombre d’un mystérieux oiseau qui effectuait sur le rebord de la fenêtre une danse magique.

La première fois que j’observai ce ballet d’ombres depuis mon canapé, j’eus le sentiment que sa monotonie me détendait et me berçait, mais je ne m’endormis pas. Lorsque le rideau se referma sur la représentation, je me demandai si elle aurait à nouveau lieu le lendemain ; je me rendis compte que j’avais hâte de le revoir. C’était le seul événement agréable qui me soit arrivé durant toutes ces semaines de farniente et d’ennui diffus. Je savais que, six mois auparavant, je n’aurais jamais prêté attention à quelque chose d’aussi futile que le mouvement d’une ombre sur un mur, mais toute activité ayant disparu de ma vie sur le canapé, mon esprit avait commencé à percevoir ces filaments de menus événements qui voletaient dans le flux temporel, si bien qu’après cinq journées de soleil, j’étais devenu un spectateur satisfait de ce théâtre d’ombres. Et j’avais le sentiment qu’il me réservait encore des surprises, mais je ne savais pas lesquelles.

Le sixième jour, j’assistai à nouveau à cette danse muette. Le silence habituel régnait dans mon studio et n’était dérangé que par de faibles sons : le bruit des voitures dans la rue, qui semblait venir de très loin, en contrebas ; le battement des ailes d’un pigeon qui passait au-dessus des toits et me faisait tressaillir ; puis j’entendais les pleurs d’enfant assourdis par de nombreux murs, ou encore le bourdonnement d’un avion presque imperceptible. Tout à coup, un bruit se fit entendre, une note claire qui se transforma immédiatement en musique, et cette musique accompagnait le théâtre d’ombres. Bien que les notes n’ait retentit que dans ma tête, elles étaient bien plus réelles que tous les autres sons. La musique répondait aux mouvements de l’oiseau noir, puis je fus gagné par l’impression que l’oiseau lui-même entendait cette musique et qu’il y réagissait par sa danse, ou plutôt que la musique et la danse se répondaient mutuellement en un jeu joyeux. Je ne me rendais compte qu’à présent qu’il manquait au ballet d’ombres un accompagnement musical, et j’étais heureux que ce défaut soit enfin réparé.

Cette musique était un don mystérieux, et c’était la mienne, elle était mienne plus que tout ce que j’avais composé jusqu’à présent. Elle me permettait même de percevoir soudain tout ce qu’il y avait d’étranger dans mes œuvres : mes compositions exprimaient des inclinations, des sentiments, des opinions et des pensées que je considérais comme miennes et qui, une fois réunies, constituaient une personne dont je pensais que c’était moi. Mais je savais à présent qu’il s’agissait de formes étrangères que je n’avais fait que récolter à la hâte, en chemin, et si je les avais récoltées si avidement, c’était pour remplir le vide que recelait le centre de mon être. À présent, j’entendais enfin ma propre musique, et pas seulement elle : cette musique me révélait même d’une étrange manière qui j’étais en réalité, elle me montrait, quoiqu’encore trop vaguement, mon propre visage, un visage que j’ignorais jusque-là et qui émergeaient, pas tout à fait complet, du vide de mon intériorité comme d’un miroir sombre. Lorsque la scène représentant l’irréel oiseau danseur disparut, la musique retentit encore quelques instants, et je cessai d’être celui que j’avais été jusque-là. Je n’étais pas encore devenu quelqu’un d’autre ; je savais qu’il faudrait encore du temps pour qu’un nouveau visage me pousse, mais, à l’idée de vivre sans visage, de n’être plus personne, ne m’inquiétait absolument pas : cela me procurait au contraire une sérénité que je n’avais pas ressenti depuis longtemps. Je me levai et me dirigeai vers la table afin de noter la mélodie que j’avais entendue, en espérant qu’elle retentirait à nouveau le lendemain à onze heures.

Le lendemain matin, des lambeaux de nuages flottaient dans le ciel, et, tandis que je les observais avec inquiétude, je fus pris par la crainte que le ciel ne se couvre complètement et que la représentation n’ait pas lieu ce jour-là. Mais, par chance, les nuages du matin se dissipèrent bientôt et, comme la veille, le théâtre d’ombres magiques démarra peu avant onze heures. À nouveau, la musique s’éleva pour accompagner le spectacle, descendue peut-être des étoiles, ou peut-être montée de ce vide aimable et mystérieux qui s’étendait dans mon for intérieur tel un lac tranquille. Il en fut de même pendant cinq ou six jours ; mais quelque chose avait changé, pourtant. La musique que j’avais reçue comme un don faiblissait lentement ; elle se perdait, mais cela ne me dérangeait pas, j’avais de moins en moins besoin d’elle parce qu’elle m’avait déjà dit qui j’étais et m’avait appris à créer à partir du vide et du silence toute une constellation de notes. Je cessai dès lors d’être un simple enregistreur de notes et un disciple pour devenir un véritable compositeur. Mais je n’oubliais pas ce que je devais à la musique qui s’était fait entendre en moi si inopinément, ni au théâtre d’ombres qui l’avait suscitée.

Le mur sur lequel avait lieu ce spectacle était tout à fait visible de l’autre côté de la pièce, de sorte que, les jours suivants, j’attendis qu’il débute assis sur le tabouret du piano, et j’accompagnais la danse de l’oiseau d’ombre en jouant. Il me sembla qu’il prenait la chose avec satisfaction, et qu’il prenait un soin tout particulier en réalisant ses pas de danse… Puis vinrent des jours sans vent, et l’oiseau resta immobile, les ailes pendantes ; puis de nombreuses journées pendant lesquelles le soleil restait caché derrière des nuages, et le rideau du théâtre d’ombre ne se levait pas. Mais je n’avais plus besoin du ballet d’ombres : j’avais déjà trouvé ma source de musique et j’étais si concentré, si fort que je pouvais composer sans lui. Quand des matins ensoleillés revinrent, je ne pus m’empêcher de jouer à nouveau pour le petit théâtre. Et la musique qui était née ce printemps-là comme accompagnement d’un ballet d’ombres devint peu à peu ma sonate.

Lorsqu’elle fut achevée, je fus pris de l’envie de découvrir la chose dont l’ombre s’était transformée pour moi en oiseau magique. L’immeuble dans lequel se trouvait la fenêtre où était posé cet objet mystérieux était de forme si biscornue qu’il me fallut étudier minutieusement les photos satellite sur Internet pour comprendre dans quelle partie était situé l’appartement que je cherchais. Finalement, après avoir monté plusieurs volées de marches, je me retrouvai devant sa porte et je sonnai : une jeune femme m’ouvrit, la porte menant de l’entrée à la pièce située dans son dos était grande ouverte, de sorte que je pouvais voir l’objet posé sur le rebord de la fenêtre, même si j’étais incapable, à cette distance, de voir de quoi il s’agissait. Je lui dis que j’habitais dans l’immeuble d’à côté et je lui racontais mes difficultés à composer de la musique, je lui parlais du théâtre d’ombres chinoises, de l’apparition de cette musique et de mon désir de découvrir la chose dont j’avais observé l’ombre pendant si longtemps. Nous étions alors déjà assis à table, car elle m’avait invité à entrer tandis que je parlais. Elle me dit qu’elle m’avait entendu jouer du piano, que, chaque matin, elle avait hâte de l’entendre, et qu’elle était déçue les jours où je ne jouais pas. Elle était surprise et ravie que cette musique ait été suscitée par une chose qui était en sa possession. Elle m’apporta l’objet et me le tendit : il était à peu près tel que je l’avais imaginé ; il ressemblait à une quelconque pièce détachée d’appareil sur laquelle était collés, de chaque côté, des morceaux d’un tissu fin que soulevait parfois par un courant d’air. Je remarquai que les bords de l’objet étaient faits d’un matériau étrange et bleu sombre criblé de points blancs irréguliers évoquant les constellations que j’observais le soir, par la fenêtre, depuis ma chambre.

Entre-temps, la jeune femme se présenta : elle s’appelait Sophie. Et avant même que je n’aie le temps de lui demander d’où venait cette chose, elle se mit à me raconter qu’un matin, en rentrant d’une fête, elle avait traversé la place de la Concorde au point du jour et avait aperçu une chose curieuse sur la margelle de la fontaine située au centre. Elle avait saisi l’objet en se demandant à quoi il pouvait bien servir, mais n’avait rien trouvé de satisfaisant. Elle ne parvenait pas à se débarrasser de l’impression que l’objet avait été déposé à son intention sur la fontaine, et qu’il lui disait lui-même de le prendre. Elle l’avait donc remporté chez elle, et quand elle s’était demandé où le mettre, elle s’était immédiatement dit que le seul endroit convenable était le rebord de la fenêtre, qui restait toujours ouverte à cette période de l’année.

– Quand j’écoutais votre musique, dit-elle, je n’aurais jamais imaginé qu’elle ait pu avoir un lien quelconque avec les mouvements de cette chose dans le vent. C’est peut-être dû au fait qu’en l’écoutant, d’autres images me venaient à l’esprit.

Quand je lui demandai de me décrire ces visions, Sophie répondit :

– La plupart du temps, des scènes sous-marines, des bancs de poissons nageant de ci, de là, le corps d’une raie qui ondule, des anémones en train d’osciller et des volcans sous-marins en éruption.

– Mais ma musique n’évoque pas les volcans en éruption, répondis-je, interloqué.

– Des volcans sous-marins, si, dit Sophie en souriant. Sous l’eau, les éruptions volcaniques sont complètement différentes. Ce sont de brefs jaillissements de feu dans l’obscurité qui donnent une teinte rouge à tout ce qui les entourent pendant quelques instants.

Sophie savait de quoi elle parlait : il s’avéra en effet qu’elle était océanologue, et que les volcans sous-marins constituaient l’objet principal de ses recherches. Pendant que nous discutions, je tenais toujours à la main la chose inconnue dont l’ombre avait fait de moi un compositeur, et m’avait peut-être aussi sauvé la vie. Je parlais de musique, Sophie parlait des mondes sous-marins, et il nous sembla plus tard que nous parlions d’un seul et même élément liquide, envoûtant et ondoyant semblable au rêve, mais qui avait ses lois propres et n’était pas l’ennemi des mathématiques. Il était déjà tard, et, finalement, je passai la nuit chez elle.

Dans les semaines qui suivirent, je revis Sophie chaque jour ; elle préparait à cette époque une nouvelle expédition scientifique et je terminais pour ma part ma composition ; le ciel était toujours couvert, mais je n’avais plus besoin d’ombres dansantes pour mon travail. L’après-midi et le soir, Sophie et moi nous promenions en ville, puis nous dînions à la terrasse d’un restaurant. J’appréciais le fait qu’elle se déplace dans rues de Paris un peu comme sur un fond sous-marin ; elle regardait le monde avec des yeux d’explorateur et découvrait des dizaines de choses passionnantes que je n’aurais jamais remarquées, et sur lesquelles elle attirait immédiatement mon attention ; elle les dénichait dans les visages des passants, sur les façades, dans les vitrines, aux fenêtres que nous longions, dans les passages… Un jour, je lui dis que j’avais l’impression qu’elle était sans cesse à bord d’une grande expédition scientifique dont une partie se déroulait en ville, et l’autre sous la surface des océans. Mais il ne s’agissait pas seulement d’observation visuelle : quand je lui jouais un morceau au piano, elle était capable de me dire des choses remarquables à propos de chacune des parties, de mettre au jour des relations inattendues avec d’autres passages de la composition ainsi qu’avec les sons et les formes du monde, bien qu’elle n’ait eu aucune connaissance particulière en musique. Et, de même qu’elle ramassait des échantillons de roches sur les fonds marins, il lui arrivait de découvrir dans la ville – dans la vitrine d’une brocante, pourquoi pas – un objet qui attirait son attention et qu’elle ramenait chez elle. Je compris que si son métier de chercheuse ne s’était pas allié avec un goût pour la chasse, l’objet de la place de la Concorde ne se serait jamais retrouvé dans son appartement, je n’aurais probablement jamais terminé ma sonate et ma vie aurait été radicalement différente.

Sophie vint assister à la première interprétation de ma sonate, qui eut lieu la veille de son départ pour son expédition dans l’océan Pacifique. Elle était plus pressée que jamais de partir, car elle était censée essayer pour la première fois un nouveau type de bathyscaphe pouvant plonger à une profondeur jamais atteinte, et on avait promis à Sophie qu’elle serait la première à l’utiliser. Comme Sophie voulait emmener un enregistrement de ma sonate dans l’expédition, juste après la fin du concert, je demandai au technicien de nous l’enregistrer sur une clé USB. En arrivant chez Sophie, après minuit, je vis de gros bagages dispersés partout sur le plancher et j’aperçus dans l’un d’eux l’objet trouvé place de la Concorde.

– Ça me rappellera le jour où je t’ai rencontré, dit Sophie en ajoutant : ne t’inquiète pas, je te le ramènerai.

Le lendemain matin, nous avons descendu les bagages devant l’immeuble tandis qu’une voiture attendait déjà Sophie. Nous nous sommes appelés chaque jour, et Sophie m’a appelé pour la dernière fois quelques minutes avant d’entrer pour la première fois dans le bathyscaphe.

Le compositeur se tut un long moment.

– Le lendemain matin, au journal télévisé, je vis Sophie sur le pont du bateau, en train de franchir la porte ronde du bathyscaphe. Il y avait eu un accident : l’engin était resté coincé sous une corniche à grande profondeur, et un fragment de la falaise qui s’était détaché était tombé dessus. Il était impossible de l’arracher de là et il était également impossible d’envoyer quelqu’un pour la chercher, car la pression aurait écrasé le corps d’un plongeur bien avant qu’il n’atteigne le sous-marin. Il n’existait aucun appareil au monde capable de descendre à une telle profondeur. Le sous-marin contenait de l’air en suffisance pour qu’une personne puisse respirer pendant cinq jours, et, en aussi peu de temps, il était impossible de construire un engin similaire. J’appris que la liaison avec le bathyscaphe n’avait pas été interrompue, et que Sophie pouvait toujours communiquer avec l’équipage. Mais de quoi parler avec quelqu’un qu’on sait condamné à mort dans les cinq jours par asphyxie ? La télévision montrait toujours le pont du bateau lorsque mon téléphone sonna. Un numéro inconnu s’afficha sur l’écran, mais, quand je dis mon nom, j’entendis la voix de Sophie.

Elle avait demandé à l’équipage de la mettre en relation avec moi, ce qui ne posait aucune difficulté technique. Nous avons donc passé les cinq jours qu’il lui restait à vivre à discuter presque sans interruption. Je crois que l’équipage était soulagé qu’elle passe tout son temps à parler avec moi, car ça épargnait aux autres membres de l’expédition la tâche douloureuse de trouver des sujets de conversation avec une personne qui se prépare à mourir par asphyxie dans les profondeurs abyssales, et à laquelle il est strictement impossible de venir en aide. Nous nous sommes raconté nos promenades dans Paris, nous avons eu le temps de nous dire tout ce que nous n’avions pas pu pendant la courte période où nous nous étions connus. Sophie me parla beaucoup de son enfance, de ses parents, de ses amis et ses amants, de ses rêves. Il arrivait qu’après plusieurs heures de veille, l’un d’entre nous s’endorme, vaincu par le sommeil ; l’autre s’endormait alors aussi, mais nous nous réveillions bientôt et poursuivions notre discussion. Le bateau était toujours au même endroit sur la mer immobile, loin au-dessus du bathyscaphe, et la seule activité de l’équipage consistait à attendre la mort de Sophie. Ils ne pouvaient rien faire mais ne voulaient pas l’abandonner dans ces profondeurs.

Nous savions que nos conversations pouvaient être écoutées par les membres de l’équipage, et qu’ils le faisaient probablement, d’ailleurs, mais nous n’y pensions pas. Sophie avait parfois envie d’entendre le bruit des rues où nous nous étions promenés, et je repassais donc en ces lieux ; depuis sa prison sous-marine, elle pouvait alors écouter les voix de la ville. Elle voulait souvent que je lui joue du piano. Elle disait que l’objet ailé de la place de la Concorde était posé, ailes repliées, sur le rebord du hublot du bathyscaphe, exactement comme il était posé autrefois sur la fenêtre de son appartement parisien. Elle me décrivit ce qu’elle voyait par la vitre : le submersible était descendu à cet endroit parce qu’il y avait une cheminée sous-marine dans les environs, et Sophie me décrivit les jets de lave rougeoyante qui éclairaient à intervalles réguliers des animaux étranges, et ces mêmes animaux phosphorescents qui dansaient derrière le hublot, lorsque l’obscurité était revenue, dans un ballet aux couleurs changeantes. Sophie avait emmené dans son bathyscaphe un disque contenant ma sonate et l’écoutait souvent, je l’entendais pendant nos discussions ; cette musique redevenait ainsi l’accompagnement d’un ballet de lumière, mais, cette fois, il s’agissait de monstres sous-marins.

Ma sonate résonnait encore dans les heures qui précédèrent la mort de Sophie. À ce moment-là, le manque d’oxygène lui provoquait des hallucinations. J’étais à nouveau allongé sur mon canapé, chez moi, et je regardais les toits, les cheminées illuminées par le soleil et le ciel bleu, et j’écoutais Sophie me décrire ses visions : elle voyait derrière la vitre des poissons à visage humain et grimaçant, des anges mauvais luttant contre des panthères à la lumière pourpre des jets de lave et les fenêtres d’un palais sous-marin brillant au loin… Enfin, Sophie se tut définitivement et je n’entendis plus au téléphone que ma propre musique.

 

Traduction Benoît Meunier