Bombe*Funk

2017 | BiggBoss

Intro

Au commencement était le beat, qui conférait son rythme à l’univers entier. Par les éruptions solaires, la prolifération cellulaire, l’alternance des saisons et les battements des cœurs des êtres vivants. Tout ce qui arrive dans le monde est en syncope avec le plan premier. Les écarts apparents eux-mêmes font partie de la grande harmonie rythmique assignant son tempo à la course du cosmos.

Cet ordre parfait, nous le nommons le funk universel. C’est une loi, une puissance qui gouverne toute matière. Sans elle, l’univers ne serait que chaos et, livré au fortuit, perdrait sa raison d’être. Tout ce qui existe au sein du rythme funk est bon. Tout ce qui se trouve hors de lui ne l’est pas du tout.

Quand sur le dancefloor les corps en sueur s’agitent en un rythme commun, c’est l’éternelle force de l’être pulsant qui se manifeste. Dans les clameurs du chant, les vrombissements des guitares électriques, les pompes de la basse, le tapage de la batterie, le tintamarre des cuivres résonne l’unité cosmique du beat des temps premiers. Ce n’est pas le groupe qui joue le funk, c’est le funk qui joue avec le groupe.

Quand ils commencent, que les danseurs se mettent en mouvement, nul retour possible. Tout le monde se retrouve sous le même groove qui doit être joyeusement perçu comme une nécessité naturelle absolue. Perçu, parce que les lois du mouvement, tissées dans l’ADN ne passent pas par la pensée, on ne peut que les ressentir.

Marchant sur mon chemin, j’essayais de m’accorder, me connecter, d’être en rythme. Au lieu de mouvements fluides, je trébuchais, or mes faux pas se transformaient en danse. Alors que je réalisais ces variations de pas totalement insensées, je sentais que tout commençait à prendre sens.

Le doute se muait en certitude, le désespoir en joie. Il me suffisait d’écouter le rythme de mon propre cœur, d’être avec lui à l’unisson. J’étais en train de devenir partie intégrante du funk universel.

Signe des temps (1988)

Parfois je me demande si tout ça n’a pas été qu’un rêve, un égarement de la pensée qui aurait assemblé des événements fantasmagoriques en une suite de séquences invraisemblables.

Ma mémoire défaille, mes souvenirs se mêlent à la fiction et c’est en vain que je cherche un repère fiable. Et si pourtant… ?

Tout me semble si réel et tangible. À supposer que mon esprit ait été vraiment malade, je me demande s’il aurait pu inventer quelque chose d’aussi farfelu. N’est-ce pas justement la preuve tant désirée que tout cela s’est réellement passé ?

Tout a commencé par un après-midi d’automne. Assis dans un couloir, plongé dans la pénombre et le silence, devant le bureau du président[1] j’attendais mon tour. Les battements de mon cœur marquaient chaque seconde, mon regard errait vaguement sur la surface des murs, peu à peu je distinguais des choses émergeant de la pénombre : des tableaux, de lourdes tentures, les fenêtres, la porte et l’imposant plafond avec l’emblème étatique en relief.

Le souvenir de ce moment est si vif que je n’ai plus la moindre idée de ce qui l’avait précédé. Comment est-ce que je m’étais retrouvé là ? Qui m’avait invité ? Je ne me rappelle que cette oppressante nervosité qui me serrait les tripes et, à travers elle, la flamme sourde de l’attente qui se frayait un chemin, la réjouissante perspective de ce qui allait arriver. Mon expectative pour cette entrevue, qui se rapprochait, avec la tête de l’état. Avec le président en personne !

Quel honneur indescriptible pour une boîte de nuit moyennement productive de banlieue ! D’ordinaire, les gens comme moi ne rencontrent pas les personnes comme lui. D’un côté, ma petite vie insignifiante, de l’autre la vie d’un homme auquel l’Histoire avait imposé de prendre tant de décisions graves et qui, fiable, s’en était toujours acquitté pour le contentement des masses laborieuses.

Je n’ai pas le droit de me comparer à lui, ni même de marcher sur ses traces. Je n’ai que le droit d’observer sa démarche et d’en tirer des enseignements. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas eu l’honneur de le rencontrer personnellement, pourtant j’avais le sentiment qu’il avait été très proche de moi durant mes vingt-trois années de vie révolues.

Je n’ai que très peu connu mon père, ce fut donc à cet homme fier dont le portrait était accroché dans les classes, à l’école, que s’adressaient mes regards suppliants. Ça paraîtra sans doute insolent, mais c’était lui mon père de substitution. Toujours sage, soucieux, procurant à son fils un sentiment de sécurité et la certitude que tout était comme ce devait être.

À ce moment-là, j’allais me retrouver face à face avec lui. Je craignais que l’immense déférence que je cultivais envers lui ne pâtisse du fait de regarder en face. Cet homme, peut-être, ne serait pas si clairvoyant et omniscient que je me l’étais représenté. Cette année-là, il avait tout de même fêté son soixante-quinzième anniversaire. C’est un âge avancé, où on a bien le droit d‘avoir ses forces en déclin, où la vieillesse proclame définitivement son empire sur le corps.

Néanmoins mes craintes étaient infondées. Dans ce bureau je trouvai réellement l’homme que je m’étais figuré, celui vers lequel j’avais tourné les yeux avec une confiance absolue. Lorsque son secrétaire finit par m’inviter à entrer, que je quittai la pénombre pour cette pièce lumineuse, il se tenait debout près de la fenêtre, me tournant le dos, les pieds écartés et les mains jointes dans le dos. Il observait la ville d’en haut par la fenêtre entrouverte. Vision formidable. Il semblait embrasser du regard le monde entier. Il eût suffi d’un imperceptible changement de perspective pour qu’il devienne évident que l’Etat et le Parti dans son entier reposaient sur ses larges épaules incluant toute l’industrie, lourde comme légère, l’éducation, l’agriculture. Tout le bonheur des classes prolétariennes, des ouvriers, des paysans, des intellectuels, la nation entière reposaient sur ses reins et pourtant, il se tenait droit.

« Honneur au travail, Jiří », dit-il d’une voix ferme. Son secrétaire me fit signe de m’avancer sur le long tapis étroit qui menait au bureau présidentiel. Selon le protocole, j’étais censé saluer le premier, mais j’étais resté muet de stupéfaction.

J’arrivai finalement à articuler : « Honneur au travail, camarade Président. » Il se tourna, mais je ne vis toujours pas son visage, resté dans l’ombre.

« Asseyez-vous, je vous prie », dit-il en me désignant un fauteuil tendu de velours rouge. Il y avait encore dans son parler un léger accent slovaque, léger comme un duvet. Il arrivait parfois que surgisse un mot de sa langue maternelle.

Son bureau était étonnamment petit, pourtant il était accueillant. Hormis la massive table de travail se trouvaient, le long des murs, de hautes bibliothèques.

« Merci d’être venu, Jiří. J’ai une tâche à vous confier. »

J’aperçus enfin son visage. Une vie difficile, faite de luttes et de création y avait laissé ses marques. Je ne remarquai pas les détails, prenant son visage comme un tout, une icône dans laquelle je reconnaissais ce symbole connu de tous qui m’avait accompagné depuis ma plus tendre enfance.

« Vous avez étudié la musique bourgeoise contemporaine, c’est bien ça ?

« Oui, camarade Président. Ma thèse portait sur le rock capitaliste. Elle m’a valu d’excell… »

Il me coupa la parole d’un revers de main. « Un sujet un peu particulier pour l’Institut du Marxisme-Léninisme… » Il s’assit à son bureau et se trouva éclairé sous un autre jour. Ce visage ! Déjà vu mille fois sur les portraits officiels, dans les journaux, à la télévision, il était le même et pourtant différent.

« Permettez-moi de ne pas être d’accord. L’exploitation de la classe ouvrière par l’art, l’enfermement de leur véritable conscience par des images fallacieuses était un sujet traité par Karl Marx lui-même. Même Vladimir Ilitch Lénine a produit sur ce thème des écrits malheureusement inédits de son vivant. »

« Je sais, je sais, bien sûr », dit-il en tournant son regard vers l’énorme mur de la bibliothèque.

Les œuvres complètes de Karl Marx se trouvaient sur l’étagère la plus haute et juste en dessous se trouvait le compendium de l’œuvre de Lénine avec annexes, dans une couverture rouge.

« Suivez-vous aussi notre musique actuelle ouvrière et paysanne ? »

« Très certainement. Je travaille comme rapporteur à la maison de la culture de Kobylisy. Ils reçoivent des gens venus de tout le pays. »

« Et qu’en dites-vous ? »

« C’est difficile d’en juger comme d’un ensemble. Certains ne sont pas mauvais. »

« Pas mauvais », dites-vous ? … Voyez-vous ça… Pas mauvais… Ce qui veut donc dire qu’ils pourraient être vraiment meilleurs ? Est-ce bien ça ? »

J’acquiesçai, parce que rien de mieux ne me vint à l’esprit. Il fit un pas vers la fenêtre et se remit à observer la ville, en bas. Mon regard se posa sur sa nuque plissée, soutenant un énorme crâne qui semblait déborder jusque sur son visage. Il était déjà presque chauve, on distinguait bien les contours saillant de ses os qui contenaient de toutes leurs forces ses méninges bombées. J’imaginais sa matière grise en train de bouillonner furieusement et ses neurones faisant jaillir des geysers d’idées révolutionnaires. Était-ce là que naissaient toutes ces idées fabuleuses ?

« Quelque chose se prépare, Jiří », il se retourna soudain et je vis son visage blêmir légèrement.

« Des éléments antiétatiques sont en train de se s’organiser pour passer à l’attaque et cette fois il ne s’agira pas d’une banale confrontation sur la place publique, ni d’un désordre que nous pourrions balayer avec des lances à eau. Ils mobilisent leurs forces et s’installent à des positions clés. Des idées dangereuses se répandent parmi la jeunesse et tout cela, naturellement, nous le devons à l’Ouest félon. C’est comme en soixante-huit et si nous n’y mettons pas un terme, c’en sera fait du Socialisme. »

Il y eut un silence. Je ne savais pas quoi répondre. Je me doutais que l’heure était grave, mais j’étais loin de me douter que c’était à ce point-là. Il y avait bien des gens chez nous qui ne voulaient pas s’aligner sur le Parti et les masses laborieuses, des éléments excentriques qui n’avaient aucun respect pour ce que nous avions réussi à bâtir ensemble, d’éternels quérulents.

« Les jeunes sont avec nous, camarade Président. J’en suis convaincu. Je les rencontre tous les jours et je n’ai pas observé le moindre signe de… »

« Mon cher Jiří, ce que vous dites là est très beau », il m’adressa un sourire « mais avec les jeunes, rien n’est simple. Il leur est très facile de se retrouver sous une influence néfaste. Il suffit d’un livre à l’idéologie défectueuse ou encore d’une chanson douteuse pour qu’une jeune personne se mette à douter de ses opinions. Savez-vous que le nombre de nouveaux membres des jeunesses communistes est en déclin ? »

« Le niveau des élèves sortant du secondaire est assez faible… »

« Non, Jiří. Cette fois, il ne s’agit pas d’années moins bonnes que d’autres ni de rien de similaire. La jeunesse d’aujourd’hui manque d’enthousiasme révolutionnaire, voilà tout ! » lança-t-il.

Le ton était catégorique. Il avait plongé ses yeux dans les miens. Son regard était puissant, plein d’ardeur. Les choses dont il parlait le tourmentaient réellement. « Je me souviens des années cinquante, juste après la révolution. À cette époque rien n’était gagné, l’ennemi était toujours proche, il s’en serait fallu de peu pour que tout soit réduit à néant, mais c’est l’omladina, l’union des jeunes communistes, qui a construit un état nouveau. Des erreurs, bien sûr, ont été commises. J’en ai moi-même souffert, mais le travail accompli par cette génération est indubitable. Sans elle, nous ne serions aujourd’hui qu’un des états fédérés de l’Allemagne de l’ouest. Et savez-vous ce que je me rappelle le mieux de cette époque, Jiří ? »

Je secouai la tête.

« Les chansons. Nous chantions du matin au soir. Ces chansons éveillaient en nous l’esprit de la révolution et chassaient les sombres souvenirs de l’occupation. Grâce à elles, nous tous, nous travaillions mieux et nous reposions mieux. Elles avaient été écrites par les meilleurs musiciens ayant survécu à la guerre. Les textes étaient de nos meilleurs poètes socialistes : Kundera, Kohout, Kainar[2]… Aujourd’hui, chaque fois que je fredonne une de ces chansons j’en ai encore des frissons et l’envie me reprend d’aller faire mes quinze heures à l’aciérie ou à la récolte du houblon ! »

Penser à sa jeunesse avait un effet sur son humeur. Mais tel un soldat qui venait de se faire engueuler, il savait qu’il ne devait rester impassible.

« Et… dites-moi, Jiří… vous qui rencontrez les jeunes d’aujourd’hui… Qu’en est-il ? Est-ce qu’ils chantent ? »

Je fus pris de sueurs froides. Où le plus haut représentant de l’état voulait-il donc en venir avec des questions comme celle-là ? Et pourquoi m’avait-il fait venir ?

Il n’attendit pas que je parle, mais répondit lui-même : « Lorsque je reçois ici la délégation des unionistes, ils viennent tous en cravates et chemises impeccablement repassées… mais leurs visages sont vides. Il leur manque la joie, il leur manque l’enthousiasme. J’aimerais vraiment savoir ce qu’ils font de leurs journées. Ils passent des heures en réunions, en débats, à formuler des résolutions et à voter. Vraisemblablement. C’est comme s’il ne leur venait pas à l’esprit qu’ils sont les guides de la jeunesse, qu’ils doivent être pour elle exemplaires. Et ça, ça ne se fait pas en restant assis en réunion. Ils doivent être les porteurs de la tradition révolutionnaire, mais au lieu de cela, ils ne font qu’en porter l’uniforme et jouir des privilèges que nous leur avons accordés. Ils devraient faire de l’agit-prop, mais ils ne font qu’irriter les gens. Ils devraient pousser ceux de leur âge à la révolution, mais ils ne font que les barber. » Son visage s’était empourpré de colère. « Ils s’imaginent sans doute qu’il n’y a plus rien à bâtir, qu’il n’y a plus de luttes à mener à présent que nous ne sommes plus directement sur le front ! C’est toutefois une grave erreur de leur part. La guerre, mon cher Jiří, ne s’est jamais terminée. Elle fait encore rage, bien qu’elle ne se joue plus dans les tranchées, mais dans la tête des gens. Et cette guerre aussi, nous devons la gagner ! »

Il contourna sa table de travail et, d’un air pensif, se mit à fixer du regard la bibliothèque. « L’ennemi est toujours parmi nous, il resserre les rangs avant l’attaque et, pendant ce temps, les unionistes se bornent à débattre et voter. En réalité, ils ont déjà perdu le contact avec la jeunesse du communisme. Nous, au Parti, nous leur avons fait confiance, nous leur avons constitué des fonds, parce que la jeunesse a toujours été notre priorité et voyez où nous en sommes ! » Il avait l’air très fâché. Pendant ce discours, il avait plusieurs fois frappé du poing sur la table. Puis il s’était levé et avait contourné son bureau pour s’approcher de moi : « Jiří, ils ne dansent pas, ils ne chantent même pas ! »

Il plongea son regard dans le mien. D’instinct, j’acquiesçai.

« Donnons-nous à ces jeunes assez d’occasions de prendre conscience du fait que tout ce qu’ils ont, ils le doivent au Parti ? Et eux, que font-ils ? Ils écoutent des musiques douteuses, lisent des livres douteux et vont au cinéma voir des films douteux. Nous devons trouver un langage commun avec eux. L’union de la jeunesse a échoué. Où en sont les artistes ? Ont-ils assez de conscience politique pour être capable de dire aux jeunes comment va le monde ? Sont-ils assez équipés, sur le plan idéologique, pour pouvoir transmettre des idées justes ?

« Ils doivent tous passer par une première présentation, nous avons un organe de censure… »

« La commission de présentation ? Je sais bien comment ça se passe… Il suffit d’apprendre par cœur quelques formules pour avoir son formulaire tamponné. Le problème est ailleurs. Ces artistes-là… (il n’aurait pas pu donner une connotation plus péjorative au mot « artistes ») … sont de petits seigneurs qui ne pensent qu’à leur propre gloire. Le fait que c’est le Parti qui les paye grassement, ils l’oublient bien souvent. Leurs chansons ne sont que du bla-bla, rien que de l’amour. Et je l’aime, et elle ne m’aime pas… ce n’est pas ça qui va augmenter le rendement à l’usine ! Ou alors ils prennent des poses décadentes qui nourrissent le diable de notre chair. Ils ne donnent aucun exemple à la jeunesse, il n’y a donc pas à s’étonner d’en être arrivé là où nous en sommes. »

« Certains sont populaires auprès des jeunes… »

« C’est parce qu’il n’y a rien d’autre ! Nous aurions dû être plus attentifs. En Chine, les camarades ont fait de grandes purges pendant la révolution culturelle et nous voyons aujourd’hui que ce fut une grande réussite. Mais ici, il est trop tard pour une action de ce genre. Il y a bien quelques artistes récalcitrants que nous avons été dans l’obligation d’écarter sans pitié, mais pour les autres ? Tous ces chanteurs gominés avec leurs vestes à la mode et ces chanteuses à jeans déchirés… Jiří, ils sont peut-être plus dangereux que Kryl et Hutka[3] réunis. Nous pourrions les enfermer pour délit de stupidité et, sans hésiter, faire monter sur scène une nouvelle génération de divertisseurs. Sauf que les divertisseurs ne valent pas mieux. »

« Mais nous avons tout de même encore… »

« Il n’y a plus personne, Jiří ! Je vous le dis. Quand on forme des élites, quand on fait naître des idées, quand on prend des décisions pour l’avenir… Avez-vous étudiés les écrits de Lénine ? »

« Naturellement… »

« Vous connaissez donc cette proposition de base de la dialectique : la quantité se change en qualité et la qualité se dissout dans la quantité… »

« Très certainement… »

« Jiří, nous savons aujourd’hui que notre révolution a comporté des erreurs et que ces erreurs pèsent sur notre progression vers un avenir meilleur. Nous, ici, au Comité central, nous sommes conscients de ces choses-là car nous sommes les mieux à même de les percevoir. Nos pères en sont responsables, mais il serait injuste de rejeter la faute sur eux, ne serait-ce que pour cette raison : sans eux, nous n’aurions rien. Ils ont créé tout cela par eux-mêmes et les erreurs qui ont été commises ne sont que la conséquence de leur radicalité. Car ce qu’ils ont créé a été si radical qu’il y avait encore de nombreuses choses auxquelles ils ne pouvaient tout simplement pas penser. Nous, à présent, nous avons les erreurs de nos pères sur le dos. Ils ont commencé à combler le gouffre entre les idéaux de la révolution socialiste et l’état réel de notre société. Notre devoir est de faire revenir le socialisme dans la réalité, dans le peuple. Vous comprenez ? »

« Eh bien… un peu… »

« Nous nous sommes trop focalisés sur l’aspect matériel de l’existence humaine. La nationalisation, la construction d’usines, de logements, tout cela était nécessaire et nous l’avons accompli, mais nous avons oublié que l’être humain éprouve, pense… c’est là que nous n’avons pas été tout à fait habiles. Il faut tout simplement refaire la révolution, sans rien précipiter, soigneusement, mais radicalement et avec fermeté. Il nous faut avoir raison de toutes ces erreurs. J’espère que vous me comprenez ? »

« Camarade Président… pardonnez ma lenteur d’esprit, mais… je ne vois pas quel rôle je pourrais jouer là-dedans… »

« Jiří, soyez patient et écoutez bien ce que je vais vous dire. Je sais bien, moi, qu’il y a encore de jeunes gens qui savent ce que c’est que la révolution socialiste et qui ne vivent que pour elle. Nous qui sommes à la tête du Parti, nous ne sommes plus de première jeunesse, c’est pourquoi nous avons décidé d’appeler des hommes et des femmes de la nouvelle génération à prendre les armes. Vous êtes l’un d’entre eux. Vous n’êtes pas un blanc-bec unioniste à l’esprit procédurier, vous êtes un homme de terrain. J’ai lu votre dossier et je dois dire que je l’ai trouvé dans l’esprit de ma propre jeunesse. Avec des gens comme vous, notre révolution a encore un espoir ! »

Ces louanges inattendues commençaient à me faire rougir. Je n’eus cependant pas l’occasion de m’enivrer de joie bien longtemps. Ce qu’il me dit ensuite me coupa le souffle.

« Vous, Jiří, vous allez former un groupe de rock prolétarien capable de ramener le véritable esprit de la révolution dans notre culture socialiste, afin que la jeunesse revienne sur notre bord. »

 

Traduit par Eurydice Antolin

 

[1] En 1988, le président de la République Socialiste Tchécoslovaque était Gustav Husák.

[2] Milan Kundera (1929), Pavel Kohout (1928), Josef Kainar (1917-1971).

[3] Karel Kryl (1944-1994), Jaroslav Hutka (1947).