Prologue

Denis serre dans sa main une petite pelle verte dont la pointe aigue s’enfonce dans la terre ramollie et rougie, une terre gorgée d’eau après les averses nocturnes.

Il tire la langue, l’appuyant parfois sur la palissade blanche de ses dents à laquelle il manque deux planches, il enfonce la bêche miniature de plus en plus profond, il retourne l’outil et met de côté le tas dégagé sur un monticule de terre qui ne cesse de grandir à côté de son genou droit. Il aplanit le tumulus émergeant à coups secs. Il aime cette matière gluante. Puis il met la pelle de côté. Maintenant il enfonce son index redressé, jusqu’à la deuxième articulation. L’argile enserre le doigt d’une sensation de froid glacial, puis rentre sous l’ongle, s’impose et efface la frontière entre la chair et l’ongle. La terre fend l’obstacle douloureux, continuer à enfoncer le doigt avec la même force transformerait le plaisir en douleur. Denis retire son doigt. Il ausculte attentivement la pince à linge défigurée par la glaise qui l’entoure, il l’ausculte de tous les côtés, la rapproche de son visage. Il trace une ligne sur chaque joue, au milieu du front et sous le cou il élargit la ligne en passant sur la pomme d’Adam.

Un Indien aux aguets sur le sentier de la guerre.

De sa main crasseuse il prend à nouveau la pince à linge verte et écaillée, et commence à l’éplucher, à la débarrasser de ses couches d’argile où sont incrustées des racines de plantes et de mauvaises herbes. Cela dure quelques minutes, avant que la pelle se torde en se heurtant à un obstacle dur et résistant. Denis relâche la pression. Au lieu d’enfoncer la pelle en profondeur, il fait de petites entailles, fébrilement, comme s’il découpait un gyros d’argile. Quand tout essoufflé il a enfin terminé, il se retrouve avec un récipient étonnamment long et étroit avec des saillies étranges, des fentes ridées et des trous. Un récipient blanc. Il le déplace et le nettoie. Il le décape de toutes les saletés. Il le lave à l’eau en utilisant son arrosoir, vert lui-aussi, et orné d’une pomme d’arrosoir rouge. Deux fois, il remplit l’arrosoir d’eau de pluie. Il prend cette eau sale dans une vieille baignoire rouillée déposée il a quelques années à côté des plants de fraises. Pour que Denis puisse s’y ébattre en été. Il retourne le récipient lavé, évidé et percé. Le soulève.

Il regarde, surpris, dans les deux orifices vides. Dans les cavités oculaires.

C’est un crâne.

Un crâne humain.

Denis, qui a cinq ans, le transporte en faisant très attention du verger de pommiers au tas de sable.

 

******************

Une soupe aux lentilles bien chaude

La porte sur la droite mène à la salle à manger et à la cuisine. Je sens comme un picotement. Comme quand maman me caressait le dos, en tambourinant de ses doigts fins tout le long la colonne vertébrale. De haut en bas. De haut en bas.

« Tiens-toi droite et ne te voûte pas, sinon tu seras courbée comme une vieille sorcière.

Prenant un air conspirateur, ma grande sœur me fait un clin d’œil, tiens le coup, moi aussi je suis passée par là. Mon frère pouffe de rire, celle-là, y-a-qu’une grande claque dans le dos pour la calmer, la petite chouchoute.

Je saisis la deuxième poignée de porte de ma maison.

Je m’apprête à ouvrir la porte.

Avec l’ultime et terrible espoir que je vais trouver tout le monde à table. En train d’attendre la retardataire. Qui s’est perdue, est tombée dans un trou noir et en est ressortie. Et qui revient, les mains écorchées, dans un monde qui, un bref instant, fut envahi par un cauchemar particulièrement pervers. J’entrouvre la porte, je vais me tenir droite, désormais je vais toujours me tenir droite à table, droite comme un i, maman, je te promets, je te promets, pourvu que tu sois là, j’ai changé, je suis presque adulte, non je suis adulte, les mots de l’enfance se sont éparpillés et se sont égarés, ma peau s’est ridée, je vous en supplie, Mon Dieu, je vous en supplie, faites qu’ils soient tous là, assis à table, en train de sourire, de rire aux éclats comme des fous, de rire à s’en tenir les côtes, de se rouler par terre de rire. Je vous ai bien fait rire. Après tout, j’ai tenu le coup dans ce jeu qui ne pardonne pas. Et on est tous vivants. Vivants.

Avant d’ouvrir l’espace de la porte, je compte jusqu’à sept. Mon chiffre porte-bonheur.

En effet, il y a bien quelqu’un dans la salle à manger.

Je pousse un soupir de soulagement, je veux courir et enfouir ma tête dans le giron maternel. Mais mes pieds restent clouées au sol. Prudence. Un instinct surdéveloppé. Je ne sens pas les odeurs familières.

Il y a bien quelqu’un. Mais ce n’est pas ma mère, ni notre cuisinière, ni ma sœur.

C’est une Femme inconnue.

Une jeune Femme au ventre protubérant. Elle est effrayée. Elle porte un tablier. Elle sert de la soupe à un homme assis, en se servant de notre louche. Une soupe aux lentilles qu’elle a épaissie avec des haricots et de l’orge et qu’elle verse dans une assiette creuse. Une assiette de notre service blanc à motif bleu. Un motif qu’inventa ma maman pour une usine de porcelaine de Vienne.

 

On se raidit tous les trois.

L’homme s’essuie nerveusement les lèvres. Du dos de la main.

« Qu’est ce que tu fous ici ? Tu sais pas frapper ? »

« Frapper ? Pourquoi devrais-je frapper ? »

Je suis au bord des larmes, mais je les ravale, ces larmes qui se battent sur la ligne de départ, je les devance en utilisant mes cordes vocales.

« J’habite ici. Je suis Guita. Guita Lauschmannová. Mon père est le premier à avoir acheté une moto dans la région, et il aimait s’asseoir dans ce fauteuil en cuir derrière vous, dans le coin ». Mais qu’est ce que je débite comme âneries ! Bref, tout sauf pleurer.

Ils s’agitent. Aucune joie, aucun sourire, aucune liesse. Rien. Ils ne m’invitent pas à rejoindre la table, ils ne remplissent pas une deuxième assiette pour mon estomac qui gargouille. Rien.

Je suis fatiguée, exaspérée, j’ai les nerfs à fleur de peau. Je veux que tout ça se termine. Je veux me coucher dans mon lit, me vautrer dans mes draps. J’ai envie de hurler, de crier en agitant les mains. Je suis bien Guita Lauschmannová pourtant! La fille de l’homme qui fut emporté par le vent. Avant d’entrer dans la chambre à gaz, il paraît qu’il souleva un chapeau imaginaire et laissa passer en premier un homme plus âgé, après vous, Monsieur. Je suis Guita Lauschmannová ! Je suis la fille d’une mère éduquée qui a grandi dans une grande ville, dans l’odeur des cafés européens, et qui a eu tant de mal à s’adapter à cet endroit. C’est pour ça que papa lui avait fait construire une villa toute en longueur. Perplexes et jaloux, les gens du village avaient pris l’habitude de désigner la somptueuse villa sous le nom de manoir. Je suis Guita Lauschmannová ! La fille d’un bourreau de travail qui employait et faisait vivre les clochards puants du coin. Bande de serviteurs, vous osez poser vos culs terreux sur nos chaises, non mais qui vous en a donné la permission ? Je suis Guita Lauschmannová, prenez vos cliques et vos claques et décampez !

Je ne dirai rien. Je hurle à l’intérieur. Je reviens de là-bas toute honteuse, et cette honte met en doute tout revendication. Envers quoi que ce soit.

Y compris envers l’air que je respire.

 

« Et qu’est-ce qu’on en a à foutre? »

L’homme est le premier à réagir.

«Je…je suis Guita Lauschmannová . C’est ma maison ici. Je suis rentrée chez moi. »

Je dois filer. J’ai bien compris. J’ai l’habitude. Je flaire le danger. Je le sens au moment où l’homme se lève brusquement. Si brusquement qu’il fait onduler la surface de l’épaisse soupe brune. Elle déborde sur notre nappe étincelante de blancheur. Brodée à la main. Je le sens au moment où la Femme affolée pâlit et remet la louche dans la soupière étincelante décorée de motifs art nouveau et s’écrie.

« Non, ça suffiiiiit. »

L’homme me jauge de son regard, puis parle à la Femme.

« C’est pas croyable. Mais quand est-ce qu’ils vont enfin nous foutre la paix, ces avortons? »

Ils m’ont pris pour quelqu’un d’autre. Les morceaux de viande flottent dans ce qui reste de la soupe, retombent au fond de l’assiette, puis remontent à la surface. Un fumet gras s’échappe de la soupière. La main de l’homme est puissante et velue. Il pourrait m’envoyer un coup de poing, il suffirait qu’il abatte de toutes ses forces la cuillère étincelante sur mon front, il pourrait me tomber dessus comme sur une jeune proie, hurler, m’enfoncer la tête dans l’eau bourbeuse. Ou dans les toilettes. Je détale, je passe à côté du chapeau de papa, je file à travers la porte en bois en direction des bâtiments de la ferme, je cherche la cachette la plus sûre, j’évalue mes chances. L’instinct de survie. Développé là-bas.

Je me réfugie dans la remise, cet endroit qui est encore debout, où on jouait quand on était gamins. Papa voulait la démolir, et construire à sa place un musée digne de ce nom. Je m’accroupis. Ce tremblement que je déteste. J’ai la tête qui tourne. Je prends appui sur les genoux. Une chenille poilue s’étire sur le sol tassé. Elle s’élance un peu plus loin. Puis s’étire à nouveau. Sans s’arrêter.

Mais putain, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que je dois me cacher, et devant qui ? Parce que maintenant c’est quelqu’un d’autre qui a du pain ? Je me suis trompée de village ? Je reste avant de trouver une autre solution. J’attends que ce tumulte se calme dans ma tête. Mon cœur met du temps à reprendre son rythme habituel, il voudrait éclater, transpercer ma poitrine et sortir.

 

Comme un couvercle de casserole

Je lève la tête coincée entre les genoux. Surtout respirer, respirer. Devant moi, des dizaines de chenilles courbées dans tous les sens et couvertes de poils noirs. Et des flashs d’images figées. De photos gravées dans le cerveau. Le premier flash de l’appareil photo. Rosalie, nageant dans ses vêtements brodés, est perchée sur une chaise haute pour enfant toute en bois, avec un dossier arrondi. Une bougie rouge solitaire émerge du gâteau, enfoncée dans la chair molle et sucrée. C’est papa qui a fabriqué cette chaise haute. Pour l’anniversaire de Rosalie. Il l’a peinte en blanc, avec un enduit épais. Il a rajouté un dossier rendu confortable par le coussin en laine bleue de maman. Elle l’a fixé sur la chaise avec des lacets rouges. Et sur le dossier il a peint un ours brun aux yeux bleus grand ouverts. Cet ours me faisait peur. Jusqu’à ce que je le barbouille avec des restes de nourriture. Un courant infini de flashs. Rosalie a deux bougies enfoncées dans son gâteau. Puis trois. Puis vient le moment où on découpe le gâteau d’Adolphe, le corps de Rosalie ne rentre plus dans la chaise. C’est l’ours qui est en charge de la garde d’Adolphe. Jusqu’à ce que le corps de mon frère n’enfle à son tour et que le trône de l’ours ne soit délégué au plus jeune des gloutons.

C’est la première fois que je découpe le gâteau que maman a décoré de copeaux de chocolat. Quelque part dans ma mémoire se dissimule cette sensation délicieuse, quand je tambourine dans la crème molle en laissant passer la masse glissante à travers les doigts, et j’essaie de prolonger le plaisir du chocolat jusqu’à ma bouche. Je sens sur mon palais un picotement sucré.

C’est dans cette chaise haute dont Madame Drbavá se moquait en l’appelant chaise à engraisser qu’on a passé notre enfance. Assis à une table minuscule décorée d’un ours dont le regard fixe empêchait de tricher nounours veille, si tu ne finis pas ton assiette, je lui demanderai et il me racontera tout. L’ours qui cafte, se moquait Adolphe, l’ours fayot, l’ours mouchard, l’ours indic.

Un flash tout frais de l’album de famille. Je suis accroupie à l’intérieur de la remise envahie par saleté. Dans le coin, sur un rayon d’étagères défoncées se prélasse notre chaise blanche, abandonnée, toute écaillée. Je résiste à l’envie de la relever et de la poser sur le sol tassé. De m’y glisser. Aujourd’hui mon corps émacié arriverait à passer par l’ovale de la chaise. Je résiste à l’envie d’évoquer le bon vieux temps. De m’y réfugier. De faire danser mes pieds dans le vide, d’enfoncer mes doigts dans les yeux écarquillés de l’ours.

J’ai peur de m’évanouir, peut-être à cause du fantôme de l’ours. Une lumière diffuse de fin de journée tombe sur la chaise renversée, un rayon a réussi à percer d’en haut, a creusé une fente dans le toit percé. Il la palpe sans y croire, comme moi, il perce le large corps de l’ours, puis étreint la chaise de ses dernières forces, avant de faiblir, avant que le crépuscule ne laisse retomber son manteau obscur. Qu’il ne pourra pas traverser.

Saisir les minces pieds en bois recouverts de peinture écaillée, et s’y accrocher de toutes ses forces. La preuve que je suis bien à la maison. La preuve que je ne suis pas folle. La preuve que j’appartiens à cet endroit. Comme le couvercle d’une casserole.

 

Un cri traverse l’album de famille dans ma tête. Ainsi qu’un lourd trépignement. Un cri d’Indien inhabituel. Un mouvement inhabituel. Notre village était si paisible. Quand on festoyait à la table ronde, ce qu’on avalait retentissait comme un grand plouf. On entendait les cuillères à soupe fendre l’air. Puis je fais le rapport, mes pensées se remettent à fonctionner. Ils courent vers moi pour me souhaiter la bienvenue. Ils se mettent en rang en s’avançant avec un bouquet de fleurs. Ils s’agitent parce qu’ils ont peur. Peur de m’avoir offensée.

J’étreins mon corps, je remets mes pensées en ordre. J’ai paniqué en vain. Ces deux jeunes gens prennent sûrement soin de notre maison, ils la protègent des voleurs. Et moi j’apparais comme un fantôme, et je m’enfuis par étourderie.

J’ai honte. J’ai détalé, parce que les mots se sont étranglés dans ma gorge, j’ai vu la main de la Femme serrer convulsivement le manche en métal de la louche. Tout comme l’avait serré notre cuisinière des milliers de fois. Tout comme le tenait maman en versant lentement la soupe. J’ai vu la bouche charnue de l’homme dans laquelle restait plantée la cuillère à soupe en argent, celle dont se servait papa pour déguster la soupe à petites gorgées, celle dont se servait ma grande sœur pour manger décemment, et mon frère pour l’engloutir. Celle que j’utilisais en faisant la grimace. Arrête tes simagrées, et mange convenablement.

Je réarrange ma robe sur mes cuisses. Je fais rentrer ma blouse froissée dans la ceinture. Je jette un coup d’œil derrière moi, je penche la tête sur la droite, dans ma tête je relève mentalement la chaise haute et la remets debout. Elle me donne de la force. Je me tiens bien droite, je respire et je sors fièrement à travers la porte qui grince. Je suis bien chez moi tout de même. Je sors soulagée, libérée. Puis une énorme paluche d’homme me jette à terre.

Immédiatement, la douleur me brûle le visage.

 

Un fer à cheval pour porter bonheur

La lumière de la lampe verte m’aveugle, elle me perce les yeux. Les rideaux sont tirés, ne laissant passer qu’une chaleur moite. Je cligne des yeux, j’essaie de trouver une posture plus confortable sur la chaise dure. Où est-ce qu’ils m’ont amenée ?

« Ferme ta gueule. La guerre est terminée, je suis au courant, ça veut pas dire qu’on doit pas être méfiant, pas de pitié pour l’ennemi. »

Ça je comprends bien, moi aussi je suis méfiante. Ce sont des mesures obligatoires et indispensables. Pertinentes car justes. Tout le monde est contrôlé sans exception. Y compris les proches. C’est très bien ainsi.

Le long des murs dans l’obscurité artificielle se tiennent quatre hommes, les jambes écartées. Le cinquième est assis en face de moi, et ne me lâche pas du regard dans le puits de lumière. Parmi ceux qui sont debout je reconnais Klein, le coiffeur qui tient à la main non pas une lame mais une mitraillette. Il ne fait pas des courbettes, il bombe son torse chétif. Lui arrivant aux épaules, un type aux cheveux gras et clairsemés méticuleusement coiffés et une frange qui lui couvre le front me confronte du regard. Comme s’il se collait des rouleaux de cheveux sur le crâne le long d’une règle pliable. Je ne le connais pas, par contre je reconnais les deux autres costauds sur la gauche avec leur bonne bouille. Ils travaillaient pour papa dans l’atelier de construction et de serrurerie. Ils évitent de me regarder droit dans les yeux qui me font si mal, ils sont embarrassés de devoir participer à l’interrogatoire, ils ne me touchent pas. Leur embarras et leur air distant me paraissent bien étranges. Et celui qui est derrière la table, Ládínek Stolář, cet aimable géant, était l’assistant du forgeron. J’avais huit ans, c’était mon anniversaire, quand il forgea un fer à cheval pour en faire un porte-bonheur où il grava mon nom et un trèfle à quatre feuilles. Afin que je ne révèle à personne que dans les roseaux du lac de la forêt, où il nous était strictement interdit de s’aventurer, il embrassa furtivement Rosalie, qui était aux anges, sur les lèvres, puis dans le fenil sur le front. Huit ans se sont écoulés, et il semble qu’il ne me reconnait pas du tout.

« Alors comme ça, vous ne voulez pas nous foutre la paix ? »

Je ne comprends pas pourquoi Ládínek me vouvoie. Je regarde derrière moi mais il n’y a personne. Je suis la titulaire du droit exclusif de réponse à toutes les questions.

« Monsieur Stolář, vous n’avez pas besoin de me vouvoyer. Vous ne m’avez même pas reconnue. Je suis Guita. Guita Lauschmannová, vous étiez avec papa…vous vous rappelez de Rosalie….dans la forêt… »

Quatre visages hilares, deux d’entre eux riant d’un rire forcé, déformé. Une bouffonnerie de la pire espèce jouée par des villageois se prenant pour des comédiens à trois sous. Je jette un coup d’œil autour. Ils sont tous de très bonne humeur. C’est bon signe. Ils ont enfin compris leur erreur, c’est vraiment à mourir de rire.

Ils n’avaient pas reconnu leur petite Guita.

 

Stolář change brutalement de ton.

« Espèce d’avorton, vous voulez toujours pas nous foutre la paix, ça fait tout juste trois mois qu’on a terminé la guerre, et vous sales Boches, vous ressortez de vos trous, nazis immondes. »

« Mais Monsieur Stolář, je ne vous – «

« Cher Monsieur. »

« Cher Monsieur Stolář, je ne vous comprends pas. Je ne sais de quoi vous parlez- «

« Et c’est pour les beaux yeux de Mademoiselle que je dois causer allemand, pour qu’elle pige ? Et pourquoi pas un petit Heil Hitler ! tant qu’on y est ? »

Je me suis trompée d’année ? De village ? De maison ? La guerre n’est pas terminée ? Mais pourtant dans le fenil j’ai bien trouvé la chaise haute….

« Monsieur…cher Monsieur Stolář, vous ne m’avez pas sûrement pas reconnue. Je suis –«

« Bien sûr que je t’ai reconnue. T’as pas besoin de te présenter. Mais Monsieur Poledňák n’a pas l’honneur de savoir qui tu es. Lui au moins, il s’est battu, pas comme les autres, et il a risqué sa peau. »

« Comme un vrai résistant. »

« Ouais, il faisait partie de ceux qui ont chassé la pieuvre nazie, tous ces, ces…la même pourriture que toi. Allez, vas-y, présente-toi ! »

Poledňák rentre son ventre et bombe le torse. Plissant les yeux, il se régale du regard admirateur que lui jettent les autres hommes qui l’étudient de la tête aux pieds. Il se pavane comme un soldat de plomb, tout comme Klein. Tout ce que je dis, je le dirige vers la droite, vers la partition de musique que dessinent les cheveux gras.

« Je m’appelle Guita Lauschmannová. J’habite ici, au numéro 77. Je suis née le 14 mars 1929. Je suis rentrée à la maison parce que-„

Le soldat de plomb Poledňák fait deux pas en avant, et se penche vers moi. Ses cheveux gras arrivent à la hauteur de mes yeux. Je peux compter ses tâches de rousseur éparpillées qu’il a lui-même oubliées. On dirait un tableau peint par impressionniste sénile.

« Mais voyons, Guita Lauschmannová ? C’est pas très tchèque ça comme nom. Ton paternel, il était Tchèque ? »

« Mon père est…il était… »

L’odeur âcre de la sueur me remue l’estomac qui se contracte encore plus, il suffirait qu’il me cogne de son front pour me casser les dents, il me fait peur. C’est difficile de surmonter cette répulsion à tout ce qui est allemand. Moi aussi j’éprouve cette même répulsion, j’en suis imbibée, ça vient de là-bas. Quelle erreur ! Ce n’est pourtant qu’un amas de sons, ce n’est pas de ma faute si j’ai un nom pareil, un nom que d’autres ont choisi pour me dénommer quand j’ai été chassée du paradis, quand je me suis dégagée du placenta. Une ligne de la partition de musique part en arrière, une autre se lève au milieu, s’étend, et ressemble à un énorme ver de terre noir ou à une chenille ébouriffé ; j’aimerais bien l’écraser.

« Mon père est mort. Il est mort parce qu’il était Juif. »

« Juif Allemand. »

Pourquoi est-ce justement Ládínek Stolář qui dit ça ? Ne pas pleurer. Les larmes ont le don d’énerver les hommes, il faut les retenir derrière la ligne de départ, sinon je vais en provoquer d’autres. Surtout se tenir à carreau, ne pas s’évanouir, ne pas hurler.

La voix montant de sous les épis graisseux aboie.

« Quand il le voulait, Hitler déclarait que n’importe quel Juif était de pure race aryenne s’il lui était utile pour la guerre. «

« Mon père….je ne sais pas de quoi vous voulez….je suis revenue…. »

« Alors que de millions d’innocent sont morts. »

Ah d’accord, je vois, bien sûr, il me reproche ce que je me reproche moi-même. C’est pour ça qu’ils sont si hargneux. Mon père leur manque. Ils sont fâchés parce que le grand patron de la région n’est pas revenu. Ils sont fâchés parce que c’est un moins que rien tout maigrichon et tremblant qui est revenu. Une fillette de seize ans. Avec le cerveau d’une adulte.

« Oui, bien sûr, des innocents. Papa. Maman. Ma sœur Rosalie. Ils sont morts là-bas. Dans les camps de concentration. Je n’ai aucune nouvelle d’Adolphe, je ne sais pas s’il a survécu, s’il va revenir, on va tout faire pour continuer comme si papa était toujours là, on va tout faire pour que vous puissiez… »

Ma voix me trahit. Je n’ai plus la volonté de résoudre quoi que ce soit, je veux juste aller dans ma chambre, me coucher sur l’édredon, engloutir la soupe aux lentilles dans mon assiette, dévorer des tranches de pain, plonger mon corps dans l’eau chaude, dormir, dormir.

 

« Ah donc ni ton père ni ta mère ne vont revenir, c’est ça ? »

J’hallucine. J’ai l’impression que Ládínek Stolář a l’air soulagé comme s’il et attendait de telles nouvelles. La tension baisse. Klein se détend, son dos s’affaisse, son torse se relâche, il s’essuie le front luisant avec sa manche et s’appuie contre le mur, y dépose sa mitraillette ; il aimerait bien fumer une cigarette.

« Ton frère, le petit Adolphe a été repéré dans les parages. »

Je bondis en direction de Klein.

 

Traduit par Filip Noubel