Dans la forêt

Je déposai la petite Faucheuse sur la scène du petit théâtre de marionnettes le jour même où on me l’apporta du Théâtre Archa. Après avoir joué son rôle dans Thêta, cette marionnette, achetée au magasin de jouets de la place Wenceslas, resta coincée pendant des années dans le vase en verre massif de Karel, dont elle essaya de temps à autre de traverser la douce paroi de l’œsophage. C’était juste avant Noël, probablement le jour même où débarqua d’Amérique l’énorme Livre Rouge de Jung, l’employée des postes poussait des jurons tout en le traînant dans un sac imperméable qui ressemblait à celui qu’avait utilisé les serviteurs de Yama, ces citipatis habillés de combinaisons oranges qui avaient emporté Karel dans l’ascenseur. C’était un soir de mai, le premier mai, comme dans le poème de Mácha.

Quelques décennies plus tard, le Théâtre Archa s’était débarrassé du petit théâtre dans l’appartement place Jiřího z Poděbrad, le laissant dans un état lamentable, le cadre de la scène était tout abîmé et à moitié éraflé ; il ne restait plus qu’une tâche blanche du visage de Guignol qui se fendait d’un large sourire où brillait une rangée de dents blanches; un dragon combattant l’éternel chevalier me parvint bizarrement intact, sans la moindre éraflure, bien que le héros l’ait sans aucun doute percé de sa lance, et ce plus d’une fois ; le rideau bleu-foncé s’est perdu depuis belle lurette, mais il me rappelle un autre rideau, celui qui tombait le soir sur les îles des Bienheureux ; les piliers sur lesquels étaient fixées les coulisses à l’aide de boucles métalliques ne tiennent plus droit dans les orifices, et chancellent comme les mâts d’un bateau pris dans la tempête, il semble qu’ils proviennent d’un autre théâtre. Les coulisses, bien que presque centenaires, se sont parfaitement conservées. J’ai choisi sans hésiter celles représentant la forêt, et la forêt de Blaník m’est tout de suite revenue en mémoire, cet endroit où se déroulait chaque été un nouvel épisode de ma métamorphose d’enfant en adulte, la marionnette se repose dans la forêt, lassée de cette lutte ou de ce si long séjour dans le vase où elle ne pouvait ni s’asseoir ni se coucher, ni allonger ses jambes, elle est étourdie par l’air de la forêt qui l’enivre comme si au lieu de se trouver dans une forêt tchèque, elle se retrouvait dans une jungle sud-américaine, quelque part près d’un hôtel nommé Costa Verde, où se meurt un poète joué par mon père dans La Nuit de l’iguane. Quand la marionnette se lève, elle tangue légèrement comme si elle était ivre.

 

Sa sœur aînée se désole de ne pas pouvoir apercevoir sa petite sœur de là où elle se trouve, par contre moi, je la vois très bien, quand je m’allonge sur le côté droit, elle se trouve juste à la hauteur de mes yeux, et en hiver, du moment que je n’ouvre pas le rideau doré, m’apparaît la coulisse de la place avec son église monstrueuse au premier plan, et sur l’avant-scène un vieil acacia qui se lamente de ses branches nues devant le balcon, un arbre qui de toute évidence fut planté en même temps qu’on construit l’église et notre maison, et qui n’a pas été abattu car on n’a pas encore creusé de fosse immense sur la place pour y construire un parking souterrain. Les mois précédents, le théâtre était noyé dans la pénombre du matin, mais maintenant que le printemps s’est soudainement annoncé après un hiver long et difficile, il y a tout juste quelques jours, je vois la marionnette dans la lueur du matin, elle est entourée d’objets que j’ai déposés auprès d’elle pour qu’elle ne s’ennuie pas, une pomme de pin ramassée à Rome, un gobelet miniature dont j’ai oublié l’origine ; la nuit elle joue avec, ou s’invente des batailles, le matin je découvre les choses à un autre endroit, mais elle garde toujours la même position assise, la tête penchée sur la gauche, le côté gauche – sinister, considéré en Occident comme de mauvaise augure, sombre, inconscient, satanique, à la rampe des chambres à gaz, ceux destinés à la mort étaient placés sur le côté gauche, parfois elle dresse fièrement la tête, je ne dors pas! , s ‘écrie-t-elle, comme s’écriait ma grand-mère, quand on discutait ensemble et que sa tête s’inclinait, mais dès que je lui touchai l’épaule, elle se redressait. Bohunka s’endormait parfois de même, quand je lui lisais des pages de mon roman Invocations, ce qui ne lui arrivait pas quand je lui faisais la lecture d’autres livres, à l’époque le roman était encore sous forme de manuscrit, maintenant qu’à sa demande je le lui relis, il est déjà imprimé, mais toujours pas terminé, rien dans ce monde ne se termine, elle fait un effort sur elle-même, elle a honte de s’endormir, comme si elle commettait un délit, et pour ne pas s’endormir, elle ne se couche pas pendant la lecture, elle s’assied sur le canapé d’Anita, même si son dos se courbe dans une position inconfortable, la fait souffrir, elle se voûte, s’enfonce dans le creux creusé par son corps et celui d’Anita, chaque nuit elles sont couchées à plat dos, ou dos à dos, les deux femmes de Joska, la légitime et l’illégitime, aucune n’ose faire le moindre mouvement, afin de ne pas toucher l’autre, elles ne poussent pas un seul gémissement, pas un seul soupir.

Rien ne se termine, ni la vie ni l’amour, surtout pas l’amour, ces derniers temps des vagues de froid et de chaud traversent mon corps plus souvent qu’avant, et elles se font plus violentes, j’attribue cela à mon triple antibiotique prescrit par la docteur Hricíková pour ma mycobactériose pulmonaire à l’hôpital Thomayer à Krč. Fromilid uno, Benemicin et Sural, répète ces mots après moi! Fromilid uno, Benemicin et Sural, Fromi-, j’attends dans le pavillon G1, G comme la lettre Gimel qui signifie chameau, l’animal qui transporte l’homme dans le désert et à travers le temps, dans le couloir où j’attends, on transporte des patients souffrant de maladies pulmonaires, pour certains le Léthé leur arrive déjà aux chevilles, pour d’autres aux genoux, comme cela arriva aux marionnettes du Théâtre L’Empire des marionnettes pendant les inondations bien qu’elles fussent toutes accrochées au mur, et pour d’autres encore jusqu’à la taille, ils sont emmenés au rez-de-chaussée en ascenseur pour se faire examiner, passer au spiromètre et aux rayons X, faire une bronchoscopie, que j’ai faite moi aussi, dans le couloir étroit le lit sur roulettes évite avec le plus grand mal les patients assis sur les bancs – les accusés assis sur les bancs, aurait écrit Kafka. Mais ce sont peut-être d’autres vagues de froid et de chaud qui me tourmentent, qui n’ont rien à voir avec cette maladie au cours de laquelle les cellules alvéolaires se transforment dans les poumons en cellules fibreuses, même cette sensation de poitrine oppressée n’est pas forcément liée à la maladie, en vérité c’est cette veste en velours rouge qui m’est trop étroite, et dont me pare la nuit Athéna, dans mon rêve j’étais à tel point inattentive que j’avais fait un pas en avant sans regarder et j’étais tombée dans un canal étroit qui n’était pas plus large que mon corps, ou plutôt, qui était en fait plus étroit que mon corps, en tout cas il est clair qu’il m’était destiné, comme la porte du Procès était destinée précisément à l’homme de la campagne, je suis encore en train de tomber dedans. Et quand dans la journée, je me suis rappelée de la phrase que m’avait dite Jana Heffernanová dans le cadre de mon rêve, cherche la lumière au fin fond des galeries les plus étroites, une phrase énoncée par Goethe en personne, je marchais à ce moment le long de l’église et je m’approchai d’une de ces portes par lesquelles on descend sous terre de la place Jiří z Poděbrad, ou peut-être directement en enfer, la gueule de Cerbère est toujours prête à dévorer les pieds des enfants inattentifs sur les escalateurs, parfois il reste plus que les doigts qu’elle recrache, vidés de leur sang, blancs et translucides comme l’âme des poissons ; juste à ce moment mon regard tomba sur un insecte vert-doré, je voulais croire qu’il s’agissait d’un scarabée, peut-être était-ce le même insecte qui s’était posé sur la vitre au moment où une certaine dame racontait son rêve à Jung, un bijou en forme de scarabée y jouait en effet un rôle important, il ne s’agit pas d’un scarabée, du Cetonia aurata de la famille des Scarabéidés, mais d’une simple cétoine dorée, réplique à Olšany Monsieur Turek, qui est entomologiste, l’insecte se traîna lentement sur le chemin, vaquant à ses affaires, poursuivant sa mission, qui fut mise en danger par mon pied, puis il se raidit quand je l’enjambai. Environ deux semaines auparavant, il avait neigé, et Jana, la sœur de Johan, avait de toute évidence retourné la boule à neige, à Tloskov ou dans la rue Sulická, la neige se transforma très vite en tas de matière grise sur les bords des trottoirs, d’où ressortaient des déchets, mais le lendemain la neige était au rendez-vous, blanche et soyeuse comme la toison des moutons, sur laquelle était étendue la petite Emilka dans l’atelier photo, elle faisait paître les brebis, elle les fait d’ailleurs paître jusqu’à ce jour sur la photo accrochée dans la cuisine, la toison est intacte. Le hiéroglyphe égyptien à l’image du scarabée se lit kheprer, ce qui signifie être ou bien la vie, j’écris ces mots avec un stylo à billes sans marque, avec lequel j’avais écrit Invocations. Dans leur corps et leur tronc transparent s’écoule une vie sombre qui ralentit peu à peu, mais plus tard, quand les pas hésitants se transforment en danse alors la circulation sanguine s’accélère, pour le moment, le stylo ignore tout de sa nature éphémère, comme il n’a pas de nom, sans capuchon, retiré et jeté à terre par l’écrivain sauvage, donne-lui un nom, donne-le lui, il se sent moins sûr de lui que quand il était encore sagement couché dans le tiroir du bureau dans l’étreinte de ses quatre frères. Quand il se mettra à danser, et cela pourrait arriver très bientôt, la danse qui dessine ces figures fait encore partie de ce monde, mais dans quelques années l’écriture en boucles sera remplacée par l’écriture d’imprimerie Comenia Script qui le boutera hors du monde, le stylo fait quelques bonds, les frères tremblent dans le tiroir, le grelot accroché au cou de la marionnette tinte. Quand hier matin mon regard tomba sur la marionnette, elle était plongée dans la pénombre, qui ne recula pas durant cette journée blafarde, je remarquai qu’elle s’était mise des lunettes de soleil, non, ce ne sont pas les lunettes Agnes du roman L’Immortalité, ni les lunettes de Nikolaï Abléoukhov dans le roman Pétrograd, il les portait après son inflammation des yeux en Egypte, les verres de ses lunettes étaient bleus, Karel avait des lunettes à verres bleus, mais il ne s’agissait pas d’elles, ni de celles de Jaroslav, les premières que lui amena Protée, ou était-ce Nérée, sur l’île de Tenerife, quelques mois plus tard l’Océan les déposa un matin sur la place centrale à Petrovice, ni encore de celles qu’il mit sur l’île de Fuerteventura, l’avant-dernier jour de notre séjour sur l’île quand le vent nous soufflait si fort dans le dos qu’on courait. Le vent venait de la mer froide où Jaroslav nageait courageusement, pourfendant les hautes vagues sombres.

 

Rien ne se termine, au printemps du linge est suspendu à la clôture dans la rue V Horní Stromce, alors qu’en hiver on ne voit rien de tel, je suis passée à côté le plus vite possible et j’y ai jeté un bref regard, pour voir si par hasard je n’y reconnaitrais pas des affaires appartenant à Bohunka, cette fois les vêtements étaient lavés et repassés, à partir du moment où je me mis à lui relire Invocations, il ne restait plus qu’une petite partie d’environ quarante pages, deux séances de lecture devraient suffire, elle est assise sur le lit d’Anita, toute courbée, elle ne s’allonge pas, pour ne pas s’endormir, elle porte des lunettes à verres bleus, nous ne sommes ni en Egypte, ni sur les îles des Bienheureux, mais le matin, on a le soleil dans le yeux, chaque jour il devient de plus en plus fort et brillant maintenant qu’on est au printemps, et sans lunettes, elle finirait par avoir une inflammation des yeux. Elle ne bronche pas quand je tombe dans le texte sur des passages où on parle du linge accroché, elle ne confirme ni ne rejette le fait que c’était bien elle qui l’avait accroché à la clôture, la nuit ce sera Dora Němcová qui s’habillera avec, ou quelqu’un d’autre, probablement pas sa mère, la blouse noire cintrée qu’elle avait essayée un jour la serrait au niveau des seins, sauf si bien sûr la Grande Dévoreuse, celle à la tête de crocodile et au corps de lion et d’hippopotame ne s’empare du linge avant elle, en se faisant aider du scolyte Anubis, Bohunka a peut-être honte d’avoir été prise sur le fait, j’ai honte de l’avoir écrit, même si je ne saurai jamais si c’était vraiment elle qui pendant toutes ces années accrochait le linge, je ne suis pas capable de lire l’expression de ses yeux derrière les verres fumés quand elle les ouvre pour un court instant.

 

G comme Gimel, la lettre qui est formée du signe de l’homme et d’un élément terrestre qui ressort des profondeurs, dans lesquelles je ne cesse de retomber, le chameau transporte l’homme à travers le désert qui est à l’image de l’endroit où Dieu parle à l’homme, où il lui révèle le verbe. Le chemin de l’homme est semblable à celui du verbe, par lequel il en fait la découverte, c’est aussi le chemin de l’écriture dont il se réjouit sur le papier avec toutes ces boucles, il s’en enivre, sans savoir que c’est bientôt la fin de ces boucles, bientôt, oh très bientôt, s’annoncera le jour du jugement dernier, et la vieille écriture sera condamnée, peut-être restera-t-elle en usage un moment dans des endroits à l’écart, comme dans le poème de Milada Součková, dans le nom du village Kaladý dans lequel survivaient des mots de sa langue maternelle, puis quand partout triomphera l’écriture Comenia Script, dessinée par Radana Lencová, mais au fait, qui est cette Radana Lencová ?, les boucles seront éliminées, la seule boucle qui survivra sera le chiffre 8, qui couché signifié l’infini, les sots chercheront sa forme partout, et la trouveront dans le parc de la rue Sulická, où les routes se croisent en formant un huit, et où trottent les faibles d’esprit qui suivent l’éducateur, parmi eux se trouve Jana, la sœur de Johan qui est handicapée, elle est un peu à la traîne, et elle doit courir de temps à autre pour ne pas perdre ses camarades et pour que l’éducateur ne lui fasse pas de remontrances, peut-être qu’un jour elle tombera dans l’infini qui s’ouvre devant elle, à peine s’écarte-elle du chemin, un jour elle a chancelé au bord du précipice, et si elle n’avait pas serré dans sa paume son bijou en étain, elle y serait tombée, et qu’est-ce qu’elle y aurait vu ?, qu’est-ce qu’elle aurait vu ?, peut-être qu’elle s’y trouve déjà, quelle différence entre le haut et le bas, elle s’étonne, la même plaine, le désert de la rue Sulická, de ci de là des arbres scrofuleux pointent les moignons de leurs branches, déchiquetés par les vents d’hiver soufflant de Lhotka jusqu’à l’hôpital de Krč, les branches sont encore nues, mais bientôt les feuilles vont surgir des bourgeons, oh les lettres de l’alphabet ! Elles indiquent les pavillons de l’hôpital à Krč, mais elle ne se suivent pas, elles sont dispersées sournoisement, ce qui fait que pour les vivants comme pour les ombres qui errent entre les bâtiments, la connaissance de la langue maternelle leur est de faible secours.

 

G comme gourou, cela m’a pris un certain temps avant que je ne tombe sur ce mot, bien que je continue toujours à aller voir Johan au Théâtre national, je prends l’ascenseur flambant neuf jusqu’à la deuxième galerie indiquée par le signe 2G, au programme, le ballet d’Othello, qui vient d’avoir sa première, je m’assoie en face de lui, il se rapproche puis s’éloigne de moi assis sur sa chaise à roulettes , il m’apprend toujours à méditer, mais je fais des progrès imperceptibles, ou peut-être n’en fais-je aucun, pas étonnant que je ne me sois pas débarrassée de mes tendances et me désirs, ni de mon amour pour lui, hier il m’a révélé le nom de son vieux maître, Swami Devamurti, ce qui signifie Fils de Dieu, pendant les deux années où il suivait son maître partout en Inde, il était tourmenté par des maux de tête, qui ne cessaient pas même après de longs jeûnes, et le gênaient dans ses méditations, récemment il avait vu dans un court-métrage son gourou, désormais centenaire, qui marchait à petits pas, la peau sur les os, le corps tremblant. Tout n’est qu’amour, un amour incompréhensible, crois-moi ! L’essentiel, le plus important ne se révèle même pas à la fin, la fin qui n’est qu’un début. Alice Davidovičová monte sur un tabouret blanc, écaillé et bancal, qui était resté dans ma chambre d’enfant, monte sur le cadre de la fenêtre, ma mère aussi est montée sur la fenêtre de la cuisine, qui donne sur la rue Milešovská, les voitures bruissent et glissent sur la chaussée mouillée, il pleut depuis la veille, je me promettais toute la journée que cette pluie me soulagerait, mais cela ne fut pas le cas, ma mère attend qu’à tout moment, sa fille ou son mari, l’un ou l’autre, entrera dans la cuisine et la retiendra, mais personne ne vient, elle ne sautera pas cette fois, au moment où j’écris ces mots avec un stylo de la marque CENTRUM. Le fond de la sécurité, c’est ainsi que Bohunka pensait appeler les mémoires décrivant sa tendre enfance et ses chers parents, elle n’avait pas réalisé que c’est ainsi que se nomme l’écrit de Comenius, Centrum securitatis, moi aussi, ascendant et descendant au rythme du pater noster du roman, j’aspire probablement à atteindre le fond de la sécurité, je me ronge les bouts des doigts, sur lesquels s’incruste la terre d’Olšany, je les ronge jusqu’au sang.

 

Il y a fort longtemps, peut-être juste après avoir fini d’écrire les Invocations, j’avais déplacé les marionnettes, comme si je voulais changer le cours du monde dans ma chambre, quand je prends place à mon bureau, je tourne le dos au Clown, dans l’espace étroit entre le mur et la bibliothèque s’est glissée la Mort, sa petite sœur la Faucheuse est suspendue derrière la scène du petit théâtre dans la chambre d’à côté, elle a mis fin à sa captivité, mais reste inactive, enfin, peut-on en être si sûre ? dans son vase en verre massif elle avait rêvé si longtemps de sa liberté qu’elle avait fini par en perdre le désir, le Clown avait rêvé si longtemps de l’arrivée de son maître, qu’il avait cessé de l’attendre, il regarde maintenant par la fenêtre, derrière laquelle passaient à une époque les ombres des anges puissants, à peine ai-je écrit cette phrase que l’un d’entre eux a assombri la fenêtre, l’ange de la Vérité ou de la Réalité ?, ou du Courage ?, je confonds à nouveau leurs noms, il a heurté la fenêtre de son aile, un bruit sourd, sur l’éventail des fissures de la vitre il reste une gouttelette de sang, surmontant sa douleur, il retourna de son aile blessée sur le toit du Théâtre de Vinohrady, à l’intérieur duquel se tenaient les funérailles de Jiřina Jirásková, ces derniers jours l’actrice se desséchait, elle devenait de plus en plus menue, puis elle devint quasiment invisible sous la couverture, et quand le lundi arriva l’infirmière Svítilová, elle ne trouva sous la couverture qu’une loque grise, une touffe de duvet. De temps en temps, je passe mon doigt sur les fissures de la vitre, en faisant très attention pour ne pas accélérer le processus de destruction, pour éviter que le verre ne se fracasse et ne tombe sur le trottoir, de même l’année dernière à la fin octobre, j’ai passé deux fois mes deux doigts en faisant très attention sur le bureau de Jung à Küsnacht, où sont restés quelques livres tels que le maître les avait laissés, au dessus de ces livres se dresse un petit Bouddha sombre, de la même façon un peu plus tard j’ai touché le visage de Johan au théâtre, je vais vous essuyer une larme, mais au moment où je me suis levée pour le faire, j’ai su que ce n’était pas une larme, mais probablement de la suie, pourtant absolument rien ne m’est resté sur le doigt, bien entendu, l’essentiel, le plus important ne se manifeste pas, comme on sait, ni au début ni à la fin, ni maintenant, mes doigts s’engourdissaient, et Johan se trémoussait sur la chaise à roulettes, il se palpait le visage et s’auscultait de la tête aux pieds, comme si une larme pouvait sourdre non seulement sur son visage, mais peut-être aussi sur sa chemise ou sur son pantalon, quelque chose de si inhabituel pour un yogi.

 

J’ai vu le maître de Johan sur Internet, il marchait à petits pas et parlait, mais je n’ai pas entendu ses mots, je ne les comprendrais pas, j’essayai de m’imaginer cet Indien quarante ans plus tôt, quand Johan tournait en rond autour de ses jambes repliées en position de lotus, quand il le regardait dans ses yeux marron, qui même à un âge avancé n’ont rien perdu de leur éclat, comme je le regarde dans les yeux en espérant qu’ainsi je pourrai aussi accéder à la sagesse de ce qui ne se transmet pas par les mots, et j’ai vu Johan sur la scène du Théâtre National en costume de peintre napolitain, j’ai peur d’écrire à propos de cette expérience, afin qu’il ne se dissolve pas, à peine vais-je écrire ces mots que Vāyu, le dieu du vent, va le saisir et l’emporter sur une île, là où le dieu Rāvaṇa emmena Sītā, tout comme il emporte d’autres moments, sur le coup ou après un certain moment, et finit par emporter le temps en entier. Il me fit asseoir devant un pompier, quand j’étais enfant au théâtre de Vinohrady je m’asseyais derrière un pompier. De jeunes couples dansaient sur la scène, un jeune danseur se brisa la jambe après un saut, il se trouva près de moi, il haletait et gémissait à voix basse. Et c’est à ce moment que j’aperçus Johan, que je cherchais en vain depuis le début du spectacle sur la scène, assis près du rideau, et quand le jeune homme chuta, il se leva brusquement du tabouret sur lequel il était assis et dessinait, il quitta son rôle de figurant pour prendre celui de l’homme tactile, il toucha la jambe blessée, renforça la cheville avec un sparadrap, et le jeune homme, à croire que rien ne lui était arrivé, se mit à courir sur la scène, à danser et bondir comme auparavant, le peintre se rassit et reprit son dessin, prit le fusain et continua à croquer un portrait, probablement celui de la jeune fille qui s’était penchée vers lui, il lui sourit en retour, sourit à tous ceux qui l’entouraient, son sourire bienveillant éclaira son visage, qui radiait tout pâle, et pâlissait radieusement dans le feu des projecteurs, et tout à coup je reconnus le visage de mon père, son sourire m’appartenait, à moi qui était assise devant le pompier, le sourire accompagnait ses geste raffinés, sa tête bougeait au rythme de la musique, c’était mon père qui était assis à côté du rideau, où certains spectateurs ne pouvaient même pas le voir alors que moi, je l’aperçus, alors pourquoi toi, la Faucheuse, tu me les fais confondre ? car depuis le début du spectacle il était assis juste en face de moi, deux êtres et deux périodes se sont confondues, et j’ai éprouvé un moment de bonheur indicible, même s’il était clair qu’il ne saurait durer dès que je l’aurais couché sur papier, les visages de mon père et de Johan me parurent plus pâles qu’auparavant, comme si le dieu du vent qui s’était emparé d’eux leur avait sucé tout le sang. Et c’est après cet instant, quand Vāyu emporta mon père et Johan, le mort et celui qui était encore en vie, tous les deux tout aussi invraisemblables, que flottèrent la chevelure blanche et luxuriante du poète et l’imperméable jaune du peintre, le mouvement avec lequel Johan mit son béret noir orné de deux bandelettes lui retombant sur l’épaule dans le couloir avant qu’on ne prenne ensemble l’ascenseur pour monter jusqu’à la scène, me rappela le vieux geste de mon père avec lequel il me disait au revoir avant d’aller au théâtre, dans l’entrée, et mettait son chapeau marron en daim paré d’une visière, sur son front qui luisait d’innombrables caresses.

 

Traduit par Filip Noubel