Extrait I : Chap. I, p. 22

Et le noble seigneur Humprecht Jan Černín de Chudenice donna des instructions on ne peut plus claires : grand. Encore plus grand. Le plus grand possible. Une façade longue, encore plus longue. Impossible d’en imagine une aux dimensions supérieures. Une salle de bal. Des petits salons situés au premier étage, car, dans ce type de résidences, c’est celui qu’on appelle le piano nobile, l’étage noble : le cœur de la maison. Et sa Gazelle sut tout de suite comment aménager ces petits salons. On évoqua des miroirs, des tapisseries, des lustres et des tableaux. Car, dès le début, il ne faisait absolument aucun doute que le palais abriterait une célèbre galerie de tableaux : celle des Černín, dont les premières pièces avaient été acquises à Venise. Et c’est pourquoi on conçut pour elle une salle indépendante, salle qu’on appelle encore aujourd’hui « la galerie », mais qui n’est plus à présent ornée, eu égard aux caprices du destin, que de simples tapisseries. – Du reste, j’y reviendrais. – Ce que j’aimerais souligner, messeigneurs, c’est qu’il y avait de l’espace, et qu’il y en a toujours !

Et cet espace fut rempli dès qu’arrivèrent les caisses renfermant les tableaux soigneusement emballés à Venise. Lorsqu’on les ouvrit, elles auraient pu exhaler un léger parfum salé rappelant le littoral de ma patrie… Hélas ! C’est en vain que je cherchais à les sentir… Car, tout ce que je sentis, ce fut la sueur des ouvriers chargés de grimper le long des murs de la galerie et d’y planter des clous. Je ne pouvais me faire à ces relents salés qu’accompagnaient des injures proférées tout bas lorsque les pieds des escabeaux glissaient sur le parquet. Mais que pouvais-je faire ? Je bombai le torse. Je supportai facilement la sensation de l’acier pénétrant mes murs, car je savais que j’étais élu. Désigné pour une noble tâche. Tandis qu’on me ceignait de ces toiles, il me semblait devenir un chevalier qu’on pare de son armure avant la bataille.

Les œuvres qu’on sortait des caisses dégageaient au contraire l’odeur si particulière de la peinture à l’huile, du vernis et de la toile. Odeur qui n’était pas sans me rappeler la cuisine italienne, peut-être à cause de l’huile d’olive. Incroyable tout ce que les artistes parviennent à obtenir avec leurs bouillies !

Et puis les tableaux finirent par recouvrir les murs du sol au plafond, car c’est ainsi qu’à l’époque, on exposait les toiles dans les galeries. Il y en avait près de trois cents. Je pourrais encore les nommer un à un aujourd’hui. Combien de fois ai-je assisté à leur inventaire détaillé ainsi qu’à des vérifications ponctuelles qu’ils étaient tous à leur place ?

Humprecht Jan avait commencé à les rassembler à Venise, où se trouvait alors une grande communauté de peintres. Je crois que les tableaux qu’il préférait étaient ceux de Johann Karl Loth. (Du reste, l’empereur Léopold Ier lui-même avait commandé des toiles à ce peintre, ce qui est un signe certain de bon goût ! Et puis, j’appréciais le fait qu’il se soit italianisé au point de se faire appeler Lotti, voire Carlotti – n’est-ce pas charmant ?) Les autres heureux peintres auxquels Humprecht Jan commandait régulièrement des toiles étaient Pietro della Vechia et le cavaliere Pietro Liberi. Des compatriotes !

Et le sujet des œuvres, demanderez-vous ? Il était noble, bien sûr, comme c’était l’usage à l’époque. On s’inspirait des mythes grecs, on représentait des scènes tirées de l’Ancien Testament et d’autres issues de la littérature contemporaine. Humprecht Jan les choisissait lui-même : on était encore en ces temps bénis où les aristocrates savaient ce que devaient représenter les tableaux ornant leur demeure.

Ne vous inquiétez pas pour lui. Il ne perdait pas son temps dans les ateliers d’artistes à l’esprit bohème, en état d’ébriété, se répandant en un flot de paroles complaisantes afin d’obtenir des honoraires… Il avait recours à un vaste réseau d’agents. Il ne négociait pas avec n’importe qui, grand Dieu.

Le fruit de ces efforts renouvelés finit donc par jaillir des caisses, telle une vague victorieuse partant à l’assaut de mes murs.

Quant à Humprecht Jan lui-même, c’était un personnage haut en couleur, vous pouvez m’en croire ! Autant que les héros mythiques de ses tableaux, ou presque. Si vous observez son portrait, ce n’est probablement pas la noblesse qui vous frappera en premier lieu. Un visage sanguin, des yeux ronds, les cheveux clairsemés, séparés par une raie au milieu, une petit moustache de mousquetaire et un bouc… Et l’expression. Les lèvres retroussées en une moue légèrement dédaigneuse. Avec tout le respect que je lui dois, ce visage n’irradiait pas vraiment la supériorité intellectuelle, si vous voyez ce que je veux dire.

Mais ce n’est pas le visage qui fait l’escrimeur. C’est la fine constellation de son arme et de la maîtrise de son art. Humprecht Jan avait une rapière dont les qualités étaient supérieures à celles des épées et autres fleurets : son argent, qui savait frapper d’estoc et de taille, et parer si besoin était. Diana Maria Hippolyta di Gazoldo, son trophée de chasse, une Italienne au teint hâlé considérée comme la plus belle femme de son temps et qu’il avait choisie contre la volonté de sa mère, sautillait à ses côtés. La mère d’Humprecht Jan aurait préféré qu’il prenne pour femme une riche héritière tchèque, mais le fiston avait préféré épouser une beauté sans le sou. C’est moi qui ai choisi de la surnommer Gazelle (les femmes de chambre tchèques, dans toute leur grossièreté, lui avaient affublé le sobriquet de Gazouille), et cette Gazelle, sensible à son art d’escrimeur de la bourse, ajoutait à son charme tandis que s’élevait sur un terrain pentu un édifice qui devait le rendre célèbre à jamais.

Et les conversations qu’il avait avec Caratti, son architecte, tandis que les vastes salles se dessinaient majestueusement ! Quelle grandeur ! C’est avec plus de sobriété qu’on évoquait les monceaux de pierres et les monceaux d’or. Et si Gazelle venait se joindre à eux, on gazouillait à propos des intérieurs et du parc. Oui, les femmes étaient alors des femmes. Fragiles et charmantes, elles exécutaient leur danse d’escrimeur avec tant d’élégance que, bien souvent, leur adversaire ne remarquait même pas qu’il était en train de croiser le fer.

Les deux façades du palais prenaient alors un sens univoque…

Vous m’avez cru ? J’espère bien que non ! Voyons, un bâtiment peut-il avoir deux façades ? Cela reviendrait à parler d’un homme à deux fronts. (Ainsi était Janus, le dieu aux deux visages.)

C’est que la véritable façade du palais Černín est située de côté, elle donne sur les jardins du palais et les bastions des fortifications de Prague. De sorte que le palais expose son flanc à la place Notre-Dame de Lorette. Certains ont dû appliquer à la lettre l’enseignement de Marozzo, ce cher compatriote… L’escrimeur ne porte-il pas ses coups dans toutes les directions, jusqu’à former un cercle parfait ? Ainsi avait-on l’impression que le palais était doré de deux façades.

Une façade ouverte, large, un peu monotone mais imposante, celle de la place de Lorette : son visage viril.

Et une façade double, finement ornée, constellée de sculptures, une façade charmante, côté jardin : son visage féminin.

Comme vous le voyez, je sais tout. Que vous soyez un homme ou une femme, je connais vos sentiments. Pour ma part, je reste au milieu.

Quant au piano nobile, le grand salon, il s’étend sur tout le premier étage, c’est-à-dire derrière les deux façades.

(Ayez l’obligeance de ne pas évoquer l’annexe Janák. J’ai mis bien longtemps à m’y faire. Et que personne ne vienne m’exposer des théories fumeuses selon lesquelles cette extension est mon rejeton ! Ce n’est même pas un bâtard, un infâme bâtard que le maître conserve dans son écurie parce qu’il peut se le permettre… Un enfant adopté, à la rigueur, et qui pourrait tout au plus devenir un laquais.)

Bref, tout était magnifique.

Mais il devait se produire une chose à laquelle je ne m’attendais pas.

Humprecht Jan mourut prématurément, à l’âge de cinquante-quatre ans. Il n’eut même pas le temps de voir sa galerie, dont les toiles ne furent accrochées qu’après sa mort… Quelle tristesse. Cela n’a-t-il pas quelque chose de ridicule ? Car qui d’autre que lui aurait dû être à l’inauguration ? Sa mort eut lieu en 1682, comme je devais l’apprendre plus tard. Du reste, ce n’est que récemment que j’ai pris goût pour les dates. C’est la mort de Jan Masaryk qui l’a suscité, avec le besoin de synthétiser les faits. La mort, une fois de plus. Il en va donc ainsi ? Vous les hommes, vous êtes quelques instants, puis vous n’êtes plus ? On ourdit de grands projets, on embauche des architectes, on paie des traites… Et puis basta ? Et sans recours ? Pour les temps et les temps ? Et moi, dans tout ça ? Qu’ai-je fait pour mériter ça ?

Vraiment, vous avez moins de résistance qu’une simple corniche sur une façade ? Les miennes peuvent supporter le poids d’un homme, ce sont en quelque sorte des trottoirs, des chemins, des passerelles de navires qui font le tour de ma circonférence… Et on ne peut pas vous réparer ? Ni même vous reconstruire à partir de vos fondations ? Impossible d’appeler un Carrati à la voix mélodique et tonitruante pour surveiller les ouvriers qui lancent tout bas des jurons tchèques rocailleux qu’on ne peut pas ne pas entendre (certes, j’aimerais ne pas les entendre, mais je suis condamné à tout entendre, toujours, c’est là ma chance et mon malheur).

Au début, je ne parvenais pas à comprendre le fait que les hommes ne soient jamais seuls. Ils apparaissent toujours au sein d’une série, d’un ensemble de chiffres, d’une chaîne de caractères. Comme les champs d’une façade : la grande, celle qui donne sur la place de Lorette. Voilà qui réduit un peu leur portée, vous ne croyez pas ? D’ailleurs, qu’en savez-vous ? Vous êtes habitués. Pour ma part, il a bien fallu que je m’y fasse.

Après un maître ayant quitté ses fonctions, il en vient toujours un nouveau : c’est une consolation. Après le départ d’un ministre, ses antichambres sont agitées d’un murmure particulier qui se manifeste par de puissants tressaillements dans les bureaux des hauts fonctionnaires, et qui faiblit en descendant. Il revient en force avec l’arrivée d’un nouveau ministre. La musculature administrative effectue ses mouvements rituels et contrôlés. Au bout de quelques jours, de quelques semaines, tout est redevenu comme avant. Et Humprecht Jan, fort heureusement, avait deux fils.

Chère Gazelle ! Je dois dire que j’en attendais plus de toi. Tu n’as pas su maintenir Humprecht Jan en vie ? Depuis ce temps, la façade qui donne sur les jardins est comme plongée en elle-même.

Se faire à la mort de Francesco Carrati, en revanche, fut chose aisée. Il faut dire qu’il fut rapidement remplacé par un autre architecte. Puis un autre. Certaines étaient italiens, il en est sorti une belle tradition.

Mais le maître, lui, est toujours unique. Je revois toujours Humprecht Jan Černín de Chudenice debout devant moi, en train d’observer de ses yeux exorbités la construction de son édifice. Il sait que, lors de négociations diplomatiques, il ne doit pas tout dévoiler d’un coup mais échanger information contre information, et il regarde donc autour de lui, il hoche la tête et prend son temps avant de s’exprimer. Et, pendant ce temps, brûle en son for intérieur le feu d’une satisfaction dont le foyer est la construction du palais. Après tout, Gazelle était là pour lancer des cris d’enthousiasme ; l’architecte, lui, s’inclinait d’un air flatté et Humprecht Jan souriait enfin, ce qui signifiait en passant que les notes de frais couvrant l’ouvrage et les matériaux, qui comportaient des chiffres astronomiques et mettaient tout Prague en émoi, seraient acceptées.

Ces chiffres suffisaient à prouver qu’on construisait bel et bien le plus grand palais de Prague sur la place de Lorette.

Le palais des palais.

Sa très sérénissime altesse Palais de la Palaiserie.

Moi.

Et un palais comme celui-ci méritait un grand maître, un maître digne de lui. Humprecht Jan en tenue d’apparat, tout en fil d’or, la frange abondamment ornée de broderies (entendons-nous bien : une frange allant du mollet à la cheville) ainsi que le col. Les manches : pourpres et froncées, dépassant de sous sa cape. Avec une chaîne en or sertie de diamants qui descend de son col rectangulaire jusque sur sa poitrine ! Et les gestes qu’il faisait ! La manière dont il levait nonchalamment l’index droit, la main gauche posée sur le dos d’un fauteuil !

Des gestes qui finissaient par masquer l’expression presque trop concentrée – d’aucuns auraient dit pleine de morgue – de son visage.

(Des mots comme ceux-ci, j’en ai entendu jusque devant son portrait, mais personne n’aurait osé les prononcer devant mon maître en chair et en os !)

Pas moi, en tout cas.

 

***

 

Extrait II : Chap. V, p. 141

Prague s’étalait devant lui, pleine de tendresse et de charme… Allons, foin de sentimentalité ! se promit-il à lui-même. Il se souvint à quel point la vue de Prague avait enchanté sa femme la première fois qu’elle y était venue. Elle avait aperçu la ville depuis le Château et avait été submergée par des « sentiments élevés », pour reprendre ses termes : elle n’était plus une « personne anonyme » mais une « princesse vivant dans un pays de conte de fées ». « Il n’y a ni guerre, ni ennemis, ni différences », chuchota-t-elle plus tard, dans l’intimité, à l’oreille de Heydrich, le vice-gouverneur du Protectorat de Bohême-Moravie sous l’occupation nazie. « Comme si j’étais au Paradis, et que j’avais le droit de tout vivre, tout voir et tout connaître. » Il avait été amusé par cet enthousiasme enfantin : que voulez-vous ? Les femmes… Pour certains, la Bohême ne sera plus jamais un paradis, il y veillerait personnellement, s’était-il juré ce soir-là, dans l’alcôve, près d’elle. Pour certains, c’était fini. Ensuite, il l’avait prise dans ses bras, parce qu’il faut bien câliner les femmes, de temps en temps, même si vous avez la tête pleine d’affaires d’État.

Il feuilleta à nouveau son courrier et se rendit compte qu’il n’était pas encore parvenu à régler la question de Masaryk. Il fallait bien convenir que, sous les toits de cette ville que sa femme voyait comme sortie d’un conte de fées, vivaient des gens qui se sentaient concernés par les élucubrations de Masaryk. Ils sont différents, admit-il froidement. Et c’est pourquoi il fallait prendre des mesures bien plus radicales qu’une simple lutte (ridicule, en vérité) contre des émissions sur ondes courtes.

Le Führer lui-même comptait sur lui, et c’était pour mener à bien cette tâche qu’il l’avait envoyé là. Von Neurath, le gouverneur du Protectorat, était trop faible, trop empêtré dans les méthodes d’une diplomatie de salon qui avait fait son temps. Il ne comprenait pas que les Tchèques prenaient sa « correction » pour un signe de faiblesse germanique. Allons, un jour viendra où nous règlerons la question tchèque pour toujours. Tout comme la question juive. Nous résoudrons tous les problèmes objectifs soulevés par cette solution finale, qu’il s’agisse des séquelles psychologiques sur les individus appelés à la prendre en charge personnellement à l’Est ou de la nécessité de mettre en place un réseau de camps dans lesquels elle aura lieu sans préjudice moral pour nos troupes, quoique plus lentement. Et, au fond, il ne sera pas nécessaire d’en venir à des expédients aussi radicaux en ce qui concerne les Tchèques, sauf dans le cas des personnages tels que Masaryk, qui constitue un véritable danger… On procédera toutefois à des déplacements de population, car la Bohême sera allemande.

C’est avec une certaine satisfaction que Heydrich repoussa le dossier. Dans une position comme la sienne, il ne pouvait par se permettre de se laisser submerger par de menues besognes d’actualité. Il fallait voir la situation avec recul. Il esquissa quelques pensées devant servir de base au discours qui devait synthétiser l’ensemble.

– Monsieur le vice-gouverneur, dit une voix à la porte.

Quelque chose dans la voix du secrétaire fit dresser la tête à Heydrich. L’homme à la porte semblait diriger ses paroles vers le sol, les yeux baissés. Quelque chose d’embarrassant se profilait à l’horizon.

– Eh bien ? lança Heydrich en deux syllabes qui eurent néanmoins le pouvoir de faire trembler les genoux de son subordonné.

– On a commis un acte vandalisme éminemment condamnable. En vérité, il s’agit d’une simple broutille.

Sans qu’un seul muscle ne remue sur son visage en lame de couteau, le gouverneur du Reich parvint à rendre le silence qui régnait dans la pièce aussi lourd que du plomb.

Derrière une fenêtre entrouverte, un oiseau se mit à gazouiller. Puis il se tut, comme s’il avait conscience de la solennité de l’instant.

Le secrétaire s’enhardit jusqu’à ouvrir la bouche, puis fut assailli par le souvenir de ce qu’avait déclenché Heydrich à son arrivée. À la ligne de front qui était apparue sur son bureau. À la division blindée des ordres, à l’aviation des exigences impératives, au bombardement de questions qui éclataient juste après avoir atteint leur but. À ses trois premiers secrétaires, qu’il avait littéralement épuisés au cours de cette première folle semaine. À l’époque, il n’avait pas quitté ses vêtements. Il ne s’était relâché que lorsqu’il s’était assuré d’avoir une maîtrise parfaite de son bureau, de son agenda et de tout le Protectorat. Dans la pièce, l’atmosphère frémit à l’évocation de ce blietzkrieg administratif. L’encre coulait alors comme de l’eau. Ou plutôt du sang. Mais il fallait bien que le secrétaire dise quelque chose, pour se débarrasser le plus vite possible de l’affaire.

– Un acte de vandalisme. Un micro-sabotage, en quelque sorte…

– Je vous en prie. Venez-en au fait.

– Les banderoles avec un V, sur la façade…

– Que s’est-il passé ? demanda Heydrich.

À l’époque, un grand V, pour Victoria, ornait les façades des bâtiments officiels du Reich pour fêter les victoires de la Wehrmacht. J’eus l’honneur d’en porter moi-même deux. Il était clair que le vice-gouverneur du Protectorat considérerait tout type de dégradations à leur encontre comme un coup porté contre l’effort de guerre historique.

– On les a abîmés ?

– Pas tout à fait. Complétées, plutôt, répondit le secrétaire sans lever les yeux du tapis.

– Exprimez-vous clairement ! ordonna Heydrich d’une voix qui s’éleva comme le tranchant d’une épée.

– Ils ont ajouté quelque chose, poursuivit le secrétaire dans une brusque tentative d’explication.

– Voyons, ces « V » font plusieurs mètres de hauteur.

– Quelqu’un a jouté deux autres lettres.

– Pourriez-vous être plus précis ?

– Les lettres « E » et « N ».

Il était clair que le vice-gouverneur luttait pour conserver son sang-froid proverbial. Sur son visage immobile, je pouvais lire la question suivante : « Que signifie cette plaisanterie ? »

– En tchèque, ça fait le mot ven, c’est-à-dire raus. « Dehors ».

Dans la posture du secrétaire, en revanche, je décelais un certain relâchement. La chose était dite. À présent, il suffisait d’attendre l’inévitable tempête.

Mais il se produisit quelque chose d’inattendu. Heydrich sourit. Son expression, qui contrastait avec la tension de l’autorité, avait un côté effrayant. Le secrétaire lui-même sentit que quelque chose dans l’air avait changé, et releva la tête. En voyant l’expression de son supérieur, il baissa à nouveau rapidement les yeux.

Heydrich ne prit pas la peine de demander à qui ce raus était destiné.

– Repeignez-moi les banderoles. Mettez des gardes devant le palais, de jour comme de nuit, car ils ont probablement agi pendant la nuit, vous ne croyez pas ? C’est évident. Que les suspects arrêtés soient traités comme des ennemis du Reich. Servez-vous de cette dégradation des banderoles comme prétexte pour plusieurs condamnations à mort, et faites en sorte que la nouvelles soit diffusée par les journaux. Rompez.

Soulagé, le secrétaire sortit de la pièce ; je sentis alors, en le voyant rapidement disparaître de dos, que la décision du vice-gouverneur avait fait forte impression sur lui. Dans une situation particulièrement délicate, la dignité du Reich était restée intacte.

Resté seul, Heydrich se pencha sur son texte, puis releva la tête. Quels plaisantins, se dit-il. On a tendance à surestimer les Tchèques : on s’efforce de déceler leurs tendances à la résistance et au sabotage, et tout ce qu’ils arrivent à faire, ce sont des blagues de potache. Encore une preuve qu’ils sont dégénérés, empoisonnés par le sang juif et un sens de l’humour lamentable. Ils ne nous affronteront jamais face à face. Tout au plus auront-ils recours à des farces, comme le boycott généralisé des transports en commun.

Mais vous allez voir ce que vous allez voir, se dit Heydrich en souriant. Nous aussi, nous aimons la plaisanterie. Mais la plaisanterie dure, militaire, selon les besoins de l’Histoire. Vous monterez dans des wagons et vous voyagerez tout votre saoul : pas dans de jolis petits trams en bois, mais dans des wagons à bestiaux, en métal, quand on vous déplacera plus loin vers l’Est. Vous l’aurez aussi, votre raus. Quel était ce mot tchèque, déjà ? Du reste, que peuvent faire deux petites lettres accolées à un V grandiose ? Heydrich refoula en lui l’envie d’aller voir les banderoles vandalisées. Son devoir était de décider de l’avenir. S’il devait s’intéresser aux productions picturales de ces dégénérés sournois, il ne ferait que leur conférer plus d’importance.

Que voulez-vous.

Il rabaissa le pan de son uniforme, se pencha au-dessus de son bureau et se remit au travail avec une énergie renouvelée et la conscience des victoires à venir.

 

***

 

Extrait III : Chap. V, p. 168

Parmi les pavillons de la banlieue pragoise, les échos d’une sonate résonnent et sont interrompus par un contrepoint inattendu. Sur l’avenue Kirchmayerova, tandis que la Mercedes doit ralentir dans un virage, un homme debout sur le trottoir ouvre son imperméable et une mitraillette apparaît dans la main.

La Mercedes est très lourde, c’est une voiture massive destinée pour le moins au transport de deux gros pontes du régime en train de se prélasser sur la banquette arrière et d’un aide de camp svelte assis à l’avant, à la place du passager, la où est assis Heydrich. Mais le puissant véhicule s’immobilise indéfiniment. Et les pensées des voyageurs, elles, se mettent à divaguer.

Le vice-gouverneur et chef de la Gestapo déploie toujours la logique policière la plus implacable. Qui est-ce ? Il pense d’abord à de vieux ennemis issus des rangs décimés des SA, puis à des ennemis actuels au sein des SS. Quelqu’un dont il aurait entravé la carrière ? Quelqu’un dont il aurait fait exécuter un proche ? Non, cela ferait certainement trop de possibilités, l’idée ne mène nulle part. Il remet l’examen de la liste des suspects à plus tard. À présent, il faut agir.

Il examine mentalement l’image de cet homme armé d’une mitraillette. Il examine ses traits, son allure, ou plutôt il analyse en quelques fractions de seconde l’image qu’il a devant les yeux.

Le jeune homme est très concentré, comme on doit l’être lorsqu’on s’apprête à commettre un attentat. Il a les lèvres serrées, il rentre les joues et quelques gouttes de sueur perlent à son front (ce serait la moindre politesse). Il est un peu courbé, penché au-dessus de son arme. Serait-ce un amateur ?

Heydrich remarque alors un détail curieux dans sa main. Il n’avait jamais rien vu de semblable. On dirait que le jeune homme tient cet objet à plat, car il serre son chargeur de la main gauche. Les usines d’armement tchèques ne produisent pas ce type de matériel, le vice-gouverneur en est certain. Le terroriste est donc venu de l’étranger, comme il fallait s’y attendre. Un espion britannique, probablement. Mais l’image mentale se recompose tandis que la logique policière travaille à toute allure. Heydrich a devant lui la bouche du criminel.

Cette bouche est fermée. Elle est jeune. L’assassin qui se trouve sur le trottoir n’est qu’un tout jeune homme.

Même la tension qui caractérise son expression ne peut dissimuler une chose : cette mélancolie, ce lyrisme qui point autour de la bouche, peste soit des poètes. Il n’a pas cette moue de supériorité concentrée et dédaigneuse qu’on attendrait chez un représentant d’une race supérieure, lors d’un acte aussi éminemment condamnable. Le vice-gouverneur du Reich a un soubresaut, la turbine de ses réflexions venant de heurter une conclusion inévitable. L’homme qui se tient sur le trottoir est un Tchèque. Comme quoi…

Le regard inquisiteur du vice-gouverneur parvient encore à détailler les vêtements du jeune homme : s’il portait ceux qu’on lui a donnés à Londres, l’attention de Heydrich n’en serait que plus soutenue. Il faut dire qu’à Londres, le réseau de résistance du colonel Moravec rachetait des vêtements de fabrication tchécoslovaque aux émigrés juifs. Évidemment, les hommes de Moravec avaient quelques problèmes de style. Pour affronter leur nouvelle vie, les Juifs qui émigraient se procuraient en effet de grosses chaussures et des vêtements de sport qui ne convenaient absolument pas aux rues de Londres. Mais, cette fois, Moravec était parvenu à équiper ses agents de vêtements civils tout à fait courants, de sorte que l’homme qui se tient face à Heydrich n’a rien d’un scout ou d’un campeur. Ce n’était qu’une racaille aryenne ordinaire.

Mais il ne s’attaque pas seulement à l’homme le plus puissant de cette petite région du Reich.

Il s’attaque aussi à l’honneur du gouverneur.

Et à son jugement.

À sa professionnalité, à la tâche qui lui avait été confiée par le Führer, à son moi le plus intime.

Bref, un Tchèque. Comme quoi…

Et le chauffeur ? Il n’a qu’une idée en tête. Obéir aux ordres, exactement comme on le lui a appris. Il attend un signal de Heydrich ; il souhaite que cet ordre vienne, puis se met à prier, sans trop y croire, pour qu’il se dépêche de prendre une décision.

Les secondes passent lentement, inéluctablement. S’ils étaient affligés d’un mal tel que l’imagination poétique, les deux hommes pourraient avoir l’impression de se trouver dans un inexorable mécanisme d’horlogerie. Les aiguilles se déplacent, les rouages s’entraînent mutuellement, la lourde Mercedes ne peut pas rester immobilisée indéfiniment. Mais il n’y a pas que ce mécanisme abstrait qui émette un tic-tac. Le terroriste debout sur le trottoir est en train d’appuyer rageusement sur la gâchette de sa mitraillette.

On entend clairement un clap, clap, clap, parce que Klein, avant le virage, est passé au point mort.

La gueule de l’arme observe le visage de Heydrich, qui affiche une tension toujours digne d’un gouverneur du Reich malgré la situation extraordinaire (et en contradiction flagrante avec les traits évanescents du jeune homme sur le trottoir).

Pendant un instant, le gouverneur est pris de l’envie que le coup de feu parte, et que cesse cette situation socialement insupportable. Allons, cette vermine tchèque n’est-elle pas capable de commettre un attentat ? Ces ploutocrates britanniques ne sont-ils pas capables de les former correctement ? Mais il ne s’agit bien sûr que d’un léger frémissement pour des nerfs mis à rude épreuve. Il met immédiatement fin à ce tâtonnement indigne de lui par principe : il sait depuis le début, bien sûr, ce qu’il a à faire.

Le règlement lui ordonne de crier à Klein de démarrer en trombe. Mais de quoi aurait-il l’air ? Un vice-gouverneur du Reich qui sauve sa peau en fuyant face à une tentative d’attentat ?

Il imagine déjà les blagues que cela lui vaudrait. Une de ces métaphores qui semblent être la principale activité de la résistance tchèque, dans les slogans contre l’occupant, lui vient à l’esprit. Quelle était l’expression utilisée ? Cette métaphore sur les Allemands qui, un jour, quitteraient le Protectorat sans demander leur reste ? Il y était question de feu et de miches.

Hors de question.

Un vice-gouverneur du Protectorat est un escrimeur, ne l’oublions pas. En ce qui me concerne, je suis particulièrement bien placé pour apprécier ces capacités, car je sais à quel point il est dangereux de ne pas parer un coup. Reinhard Heydrich décide de relever le défi. Il se rend compte qu’il ne lui reste rien d’autre. C’est la seule manière pour lui de récupérer un peu de cette dignité que le jeune homme qui claque des dents sur le trottoir lui enlève un peu plus à chaque seconde que se prolonge cette situation inacceptable.

Halt ! s’écrie Heidrich d’une voix à laquelle la colère fait prendre un ton de fausset.

Lorsqu’il entend ce son désagréable, presque ridicule, Klein est traversé par un mélange de sentiments contradictoires. « Il bêle comme une chèvre », se dit-il, bien loin des pensées d’un fonctionnaire d’État (mais Klein n’est pas un führer et il en est conscient, ce que nous compterons à son actif). « Selon le règlement, on devrait se barrer comme si on avait le feu au derrière… » Puis avec soulagement, presque avec irrespect : « Ah, il se secoue enfin. Il est en train de se lever. » Et il écrase la pédale de frein.

Dans une situation normale, à cet instant, quelqu’un devrait s’approcher en s’inclinant respectueusement de la portière côté passager, et l’ouvrir, le visage baissé en direction du trottoir afin de ne pas être témoin de cet instant d’intimité pendant lequel le corps de girafe du gouverneur se redresse et s’extirpe du véhicule. Mais on peut difficilement supposer que le jeune homme qui se tient en face de lui ait l’intention de remplacer Klein dans cette manœuvre.

Le terroriste jette son étrange mitraillette sur le sol. Il s’éloigne quelque peu en courant puis se retourne et se met à faire une série de menus mouvements, s’efforçant de glisser la main sous sa veste. Là où les gens ordinaires mettent leur paquet de cigarettes. Et, dans la zone bien organisée du Protectorat, là où ils mettent aussi leur Kennkarte, c’est-à-dire leur carte d’identité. Mais le jeune homme n’a visiblement pas l’intention de prouver son identité, même Klein n’y pense pas une seconde. Ce qu’il sort de sa veste est noir, métallique et se distingue d’une Kennkarte, entre autres, par une gueule ronde et dangereuse.

Sur le trottoir, un autre passant s’est lui aussi mis à faire une série de mouvements saccadés. Il finit par extraire quelque chose d’une serviette dans laquelle les gens transportent généralement leur casse-croûte. Ce qu’il en ressort pourrait théoriquement être une bouteille thermos. Si c’était plus court, et s’il ne le jetait pas en direction de la Mercedes en effectuant un arc de cercle près du sol. Puis il met immédiatement sa serviette devant son visage pour se protéger.

« Un mouvement de fille », se dirait probablement Klein avec dégoût s’il avait le temps d’y penser. Le vice-gouverneur, qui est situé à un pas devant lui, sait pertinemment qu’il n’est pas exposé à l’explosion du mélange. Un ombre vient couvrir le magnifique ciel de juin, comme si un oiseau le traversait.

Ma serviette, pense Heydrich. Il la serre contre lui. Il ne peut pas se permettre de perdre ces documents, et, tandis qu’il la tient, il se souvient du dos de ses enfants. L’objet mystérieux ne tombe pas à l’intérieur de la voiture mais sur son marchepied, et puis tout se déroule si vite que personne n’a le temps de reprendre son souffle.

L’explosion arrache la portière du côté passager, et déchire le revêtement du cuir de la banquette arrière, laissant nus les fils électriques qui rayent le ciel comme les stylos énergiques de hauts fonctionnaires considérant les documents qu’on vient de leur présenter comme inutiles.

Comme on pouvait s’y attendre, tout le monde s’immobilise pendant quelques instants, puis se remet à bouger. À présent, la partie est en cours. On sait qui est qui. Il est clair que les deux hommes qui se tiennent sur le trottoir ont bénéficié d’un entraînement militaire, ce qui confère à toute la scène un aspect plus acceptable d’un point de vue social. Heydrich remet à plus tard son sentiment de soulagement et son incompréhensible envie de remercier une puissance supérieure. Après tout, n’est-il pas naturel que l’un des hommes les plus puissants du IIIe Reich bénéficie de la protection directe des grandes forces de l’Histoire ?

Il se redresse, extirpe son pistolet de son étui tandis que Klein fait de même. Sur le trottoir, l’un des deux hommes a déjà empoigné son arme, l’autre a jeté sa serviette par terre et son pire ennemi, en cet instant précis, semble être la doublure de sa veste. Mais il s’avère bientôt qu’il n’a pas lui non plus l’intention de prouver son identité.

Deux contre deux. Un beau duel. Pourvu que les escrimeurs d’une même équipe n’aillent pas se gêner mutuellement ! Qu’ils ne se trouvent pas sur la trajectoire des projectiles de leurs alliés !

Malheureusement, il semble que cette journée soit placée sous de mauvais augures. Ou bien une malédiction planerait-elle sur ce Protectorat peuplé d’une race de plaisantins qui n’est même pas capable de commettre un attentat dans les règles de l’art ? Peut-être y a-t-il vraiment quelque chose de tel à l’œuvre. Quelque chose qui fait que tout va de travers. Que tout se déroule différemment de ce qui était prévu. Et, bien sûr, de façon comique.

Veuillez m’excuser. Je me suis laissé emporter par mes propres observations. Bien sûr, rient de tel ne figure dans le rapport de Pannwitz. Revenons donc à ce duel qui se déroule dans un virage, dans la banlieue de Prague.

Klein retire le cran de sécurité de son arme, mais son chargeur tombe. On entend un second choc métallique contre la pierre ; il est vrai que, cette fois, le tireur n’a pas jeté son arme au sol, mais, sans chargeur, elle reste complètement inutile. Allons, ne soyons pas injuste envers Klein. Il a reçu ce nouveau pistolet récemment, et il n’a probablement pas encore eu le temps de s’habituer à l’emplacement du cran de sécurité, de sorte qu’il a involontairement relâché le chargeur. Cela n’enlève rien à ses qualités, à sa résolution et son zèle. Il est vrai cependant qu’à cet instant, penché en avant, il tâtonne entre les pavés tout en écrasant entre ses dents des jurons qui n’ont strictement rien à faire dans un duel.

***

 

Extrait IV : Chap. X, p. 410

Il tâtonne devant lui, ne trouve pas ses lunettes. Il écoute ces sons, dont l’origine ne peut guère laisser de doute : il entend des pas lourds, des remarques faites à mi-voix et des pênes qui claquent, comme si des portes s’ouvraient et se fermaient en même temps.

Il saute hors de son lit, prend avec lui ses oreillers d’un geste machinal. Ils pourraient lui servir d’arme, de bouclier. Il recule jusqu’à la salle de bains, le seul endroit où se trouve encore une issue de secours. Il y jette par terre ses oreillers, réalisant qu’ils sont inutiles. Est-il revenu au temps des jeux d’enfant, lorsqu’il faisait avec son frère des batailles de polochons ? Allons, ce n’est pas le moment de se laisser décontenancer par des souvenirs, ni par le fait que, pour lui, sans lunettes, même l’obscurité devient trouble.

(Le flux des souvenirs s’effiloche, les fibres se chevauchent et s’enchevêtrent. Comment ? C’est quelqu’un d’autre qui aurait amené ces oreillers dans la salle de bain, quelqu’un qui aurait tenté de s’en servir pour étouffer monsieur le ministre ? Je n’ai pas le souvenir d’une telle éventualité, et, à vrai dire, je n’essaierai même pas de me la remémorer. Je ne sais plus quand je l’ai entendue, ça devait être par un de mes collègues, un détective amateur.)

Il sait où est la fenêtre, il trouve à tâtons la clé et la tourne si fort qu’il parvient à forcer la serrure cassée. Il lui semble qu’elle a cédé trop facilement, mais il n’a pas le temps d’y réfléchir. L’instant d’après, la poignée de la porte menant à l’antichambre qui est dans le prolongement de sa chambre à coucher émet un cliquetis.

Montant sur un banc situé sous la fenêtre, il s’assoit sur le parapet.

Dans l’appartement, quelqu’un a allumé la lumière. Les rayons le frappent comme des coups ; pas comme des coups de poing, plutôt comme ces claques impitoyables que distribuent les policiers. Il prend conscience du désavantage que représente le fait d’être en pyjama. Pourquoi ne s’est-il pas couché tout habillé ? Et, surtout : pourquoi n’a-t-il pas choisi de passer la nuit ailleurs qu’au palais ? (Si au moins son appartement était situé au piano nobile… Il serait plus près de la loge du gardien, plus près du sol, et pas comme un animal acculé dans un terrier situé, il est vrai, sous les combles et non sous terre, mais qui n’a tout de même qu’une seule et unique issue de secours. Ce n’est pas ce que pense Masaryk… C’est ce que je pense, moi.)

Ses pieds nus reposent encore sur le banc ; le froid qu’il ressent est décuplé par la terreur due au fait qu’il est si peu habillé, presque nu. La faible lumière qui éclaire la salle de bain, traversant la porte vitrée, lui confirme à quel point sa vue est mauvaise. Et cette lumière confirme également le fait que les assaillants n’ont pas peur, qu’ils savent pertinemment ce qu’ils font. Et que le temps passe vite, car ils vont entrer dans la salle de bain avec la même assurance que celle qu’ils arboraient en entrant dans l’antichambre. Il entend des pas qui s’approchent… À ce moment-là, avec un absurde sentiment de soulagement, son ventre se décharge.

Cela lui permet de se ressaisir. Un homme qui défèque est toujours vivant, incontestablement. Un sphincter qui fonctionne prouve bien que d’autres muscles peuvent également se contracter. Il ne lui reste plus qu’à se remettre en mouvement.

L’instant d’après, il se retourne sur le ventre, saisit le chambranle de la fenêtre, sort à reculons dans l’obscurité de la cour, et, lorsqu’il pose désespérément les pieds sur la corniche, sous lui, il s’égratigne le ventre au rebord métallique. La corniche intérieure est assez profonde, pas moins de cent sept centimètres sous la fenêtre. Il sait qu’elle doit se trouver là, quelque part ; il l’a déjà examinée plus d’une fois afin de s’assurer que cette issue existait vraiment.

Il finit par poser le pied dessus. A l’époque, la corniche n’est pas recouverte de tôle ; le dessus est couvert de crépi qui rappelle à des pieds nus la sécurité d’un trottoir. S’il partait vers la droite, il se heurterait, quelques mètres plus loin, au toit vertical qui surplombe l’escalier d’apparat. Il lui serait facile de monter sur la crête, mais il ne pourrait pas aller plus loin. À gauche, le trajet est plus long, et s’achève dans la loge vitrée d’une véranda. Entre les rambardes en pierre et les panneaux en verre, il y aurait la place de se glisser. Et, de l’autre côté, démarre un escalier.

La corniche est assez large : une soixantaine de centimètres. (Je dirais même incroyablement large. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans tous les textes relatant la mort de Jan Masaryk, elle produit une impression trompeuse : tous les lecteurs se la représentent plus étroite qu’elle n’est. À cet instant, pour un homme en pyjama, elle est une ferme invitation à s’élancer dans les ténèbres. Elle est si large qu’il pourrait même courir.)

L’assaillant qui a défoncé la porte de la salle de bain s’arrête. Apparemment, il vient de se dire que Masaryk a tenté de fuir par le couloir intérieur qui mène jusqu’à la salle à manger. Un ordre tombe, de lourdes chaussures se précipitent dans cette direction.

Même si l’homme examinait la salle de bain, il serait convaincu qu’elle est vide. Elle n’est pas si grande que ça, et il est impossible de s’y cacher.

Et, s’il jetait un coup d’œil par la fenêtre, il ne verrait rien. Jan Masaryk est déjà cinquante centimètres plus loin sur la gauche, dissimulé par le mur du palais, entre la fenêtre de la salle de bain et celle de la chambre à coucher. Il déplace d’abord le pied gauche, puis le pied droit, comme s’il effectuait une danse folklorique. Il se tient au stuc qui borde le crépi. Il est pris d’un sentiment de joie trompeur. D’enthousiasme à l’idée que son plan semble réussir. Il a l’impression d’être le héros d’un de ces romans policiers qui sont posés sur sa table de chevet. Il n’est plus un individu surveillé, il est le détective courageux qui se lance courageusement le long de la façade pour se réfugier de l’autre côté.

Il parvient à oublier l’effet du somnifère qu’il a pris (encore une chose qu’il a apprise en lisant). Jusque-là, il avait la tête qui tournait légèrement, mais à présent il sent qu’elle est d’une agréable légèreté.)

Il cesse d’être un homme politique pour devenir musicien. Il entonne la mélodie d’un air froid de mars ; le mur du palais le sépare à présent du bruit désagréable qui vient de l’appartement. Depuis son radar intérieur incroyablement sensible, il envoie contre la paroi des signaux rassurants qui lui reviennent. Il est devenu lui-même le clavier sur lequel courent ses doigts. À sa propre satisfaction, une mélodie commence à prendre forme.

C’est un sentiment que je connais bien. Ce sont les émotions qui étreignent l’escrimeur, lorsque la première vague d’excitation est chassée par le doute de savoir s’il sera à la hauteur de son adversaire. Il s’est mis en garde, et parvient à se concentrer sur son arme. C’est elle qu’il va servir, c’est avec elle qu’il va danser et, comme en passant, parer les coups.

Jan Masaryk s’apprête enfin à se défendre.

À cet instant, aucune promesse ne tient plus ; les hésitations n’ont plus cours ; et, même si la décision lui a été imposée de l’extérieur, il l’accepte.

Il a enfin pris sa décision. Il s’est enfin levé. Sous ses pieds, le sol est ferme : la large corniche recouverte d’un grès rugueux et froid qui soutient résolument ses pieds. Comment ai-je pu oublier cet instant ? Car c’est bien moi qui le soutient, qui le porte. Et je ressens cet enthousiasme qui marque le début des duels. Le feu jaillit du papier et se répand. Jan Masaryk s’élance sur la corniche : il ne peut plus rien faire d’autre que prendre la tête de la résistance.

La corniche, ma corniche. Elle s’étend devant lui comme un tremplin. Comme une piste de décollage pour un avion qui va enfin prendre son envol. C’est une piste ébauchée de la pointe d’une épée dirigée contre un adversaire. C’est la droite qui relie la décision à l’acte.

Elle s’offre à ses pieds, les invite à y marcher. À s’élancer, à courir. Je vais mettre en branle ces pieds qui manquent d’assurance. Comme si je pouvais prendre par la main cet homme qui se trouve sur la corniche, et l’emmener avec moi. Comme si je pouvais le glisser derrière mon dos, en toute amitié. En cet instant, je vais mettre en lui toute mon énergie.

Tout me revient, surtout mon enthousiasme. Jan Masaryk avait décidé de fuir. Parfois, un pas de côté est annonciateur d’une attaque. Je sais qu’il le voulait. Je le sais.

Cet instant suffit à légitimer de longs mois d’hésitation. Des années d’incertitude. Tous mes siècles d’existence.

Sur la corniche, l’homme fait un premier pas hésitant, saccadé. Voilà qui ne ressemble guère à une attaque. Ses doigts griffent la façade, ses pieds nus glissent sur la surface de la corniche. Soudain, l’obscurité floue se met à vaciller. Voilà des années que Jan Masaryk ne fait plus de cheval. Ses brèves promenades ne suffisent pas à le maintenir en forme. Dans ses muscles, dans sa tête, il ressent tout à coup la tension qui s’est accumulée ces derniers mois. Autour de lui, l’obscurité tressaille à nouveau. Comme s’il était arrivé au bout avant même d’avoir vraiment pris son élan. Il est trop tard pour rattraper quoique ce soit, plus rien ne peut être changé. Ce corps dressé, lourd, dont l’air de cette nuit de mars rafraîchit la fièvre en passant par sa chemise à entrouverte, ce corps vacille.

Jan Masaryk cherche à retrouver l’équilibre.

Il essaie de le trouver là où il n’est pas.

Il ne se rend pas compte que le rectangle de stuc décoratif est creux, que le mur est concave à cet endroit. Il perd le contact avec la façade. Il tente de prendre appui, mais de l’autre côté.

Par les fenêtres du vestibule, devant l’appartement, les décharges de lumières se poursuivent tandis qu’on active les interrupteurs : la fouille continue.

À peine Masaryk se rend-il compte qu’il tombe qu’il se cambre. Il ne veut pas revenir vers la façade ; il veut rebondir de manière à se redresser et tomber droit. Comme un de ces parachutistes sur lesquels il a tant misé pendant la guerre.

Pendant un instant, tandis qu’il fend les airs, il n’entend plus aucune mélodie. Elle est couverte par le bruit de l’air qui siffle à ses oreilles, et quelques battements de cœur. Ils résonnent avant même d’avoir pu former un accord.

 

Traduction : Benoît Meunier