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Tandis qu’on me conduisait jusqu’au baraquement, estropié, plus mort que vif, je perçus depuis mon demi-sommeil le chuchotement de deux de mes codétenus. Ils parlaient d’une jeune tsigane capable de se procurer de la nourriture. Plus tard, je la vis souvent, tout le monde la connaissait et tout le monde voulait profiter de son savoir-faire. C’était une question de vie ou de mort, pas à cause de la nourriture, mais aussi à cause Johana elle-même. Le campement des tsiganes était comme un îlot venu d’une autre planète. Ils étaient capables de chanter leurs chansons aussi bas qu’un froissement de feuilles, et dans ces mélodies qui s’élevaient parfois, par les nuits de gel, autour des baraquements glacés, il y avait tout le chagrin et l’espoir des plaines de Pologne qui nous entouraient. Non, de simples bagatelles ne suffisaient pas à les mettre en joie, leur joie névait rien de bête ou de naïf ; ce n’étaient pas des enfants inconscients. Ils étaient plutôt capables de sentir, à la manière des animaux, que leur sort était réglé depuis longtemps, ils ne se faisaient aucune illusion, ils ne faisaient que continuer à vivre, d’une manière ou d’une autre. La manière dont ils avaient quitté le droit chemin me fascinait ; je les savais depuis tout petit grands amateurs de jeux de hasard, habiles réparateurs d’objets de toutes sortes, ils marchandaient souvent avec mon père et mon oncle à propos de chevaux. Leurs femmes faisaient briller dans le demi-jour des grange des pièces de monnaie et des promesses. Comme tout le monde, j’avais peur d’eux et ils m’attiraient. Une fois, Johana vint dans le baraquement. Marchander de la nourriture. Elle me regarda avec ses yeux jaunes de louve. Ils miroitaient dans l’ombre et la puanteur du baraquement, le long des soupentes en bois, et me ramenaient à la maison, au monde des chemins boueux, au printemps, sur lesquels un vieux chariot cahote péniblement. J’adorais cette image. Le jaune par instants virait au brun en passant par le vert. Pendant toute la durée de notre amour, nous n’échangeâmes pas plus de quelques phrases. Nos corps en disaient bien plus long. Une fois, les officiers organisèrent une orgie. Cela leur était fermement interdit et considéré comme une « atteinte à la pureté de la race », mais notre camp était trop négligeable, loin des grands évènements, et on sentait déjà dans l’air que la guerre touchait à sa fin. Ils choisirent des musiciens et des jongleurs tsiganes, et Johana devait choisir elle-même son partenaire. Ce devait être un jeune homme présentable, pas trop marquant, docile. Ce devait être moi. Je savais pourquoi elle m’avait choisi. Nous le savions tous deux. C’était notre unique chance de nous lier définitivement, de laisser nos corps exprimer ce que nous ne pouvions pas dire librement, sur un air de sérénade, dans les champs, ou encore dans un grand jardin, au printemps.
Nous nous déshabillâmes très lentement, accompagnés d’un jeune homme plein de convoitise. On lui fit d’abord passer à cette occasion des jupons de dentelle française, et un petit soutien-gorge à fleurs. Son crâne rasé, son cou allongé et son regard rusé auraient fait d’elle un bon modèle pour Modigliani ;l’ensemble était souligné par le calme parfait qu’elle imprimait à chacun de ses gestes. Elle était si souple qu’on l’aurait crue de miel, elle ne nous laissait la pénétrer que là où elle le voulait vraiment, et l’uniforme de SS consciencieusement plié et posé sur une chaise, dans un coin, ne changeait rien à l’affaire. Ils me prirent moi aussi, et cela ne me dégoutta pas comme je l’avais tout d’abord supposé, lorsque Johana m’avait dit sur un ton apaisant, en me menant par la main : « Après, ils te donneront à manger, beaucoup, tu verras. » J’étais persuadé que la seule chose qu’ils me donneraient, ce serait une corde au cou, mais elle m’assura que j’étais, pour certaines de ces têtes de mort, tout aussi attirant qu’elle, si ce n’est plus, et que de ce fait ils ne me tueraient pas tout de suite. Quel duplicité dans le fait que je me vende pour survivre, pour pouvoir manger et aimer d’une quelconque manière cette femme dont j’étais possédé… mon âme s’était mise à chercher derrière toute chose un miroir double et déformant. Durant ces quelques nuits, elle ne me dit jamais qu’elle m’aimait, ou encore qu’elle aurait aimé que nous survivions à tout ça, elle ne souriait pas, elle n’était pas triste. Elle était calme, c’est tout. Je n’étais pas le seul à être attiré par ce calme, ces jeunes gens en uniforme, effrayés et pleins d’acnée, qui eux non plus n’avaient nulle part où fuir, l’étaient aussi. Je crois que les yeux de Johana les ramenaient eux aussi chez eux, dans des forêts près de Berlin, autour de lacs froids et peu profonds. A la fin, quand il ne restait plus aucune barrière à transgresser, Johana devait toujours rassembler ses forces et danser. Nous attendions tous l’évènement, étendus dans des draps froissés, nous serrions nos genoux dans nos bras et désirions la voir déjà entamer sa danse, qu’elle accompagnait d’une chanson murmurée et incompréhensible. La mélodie évoquait le cri des oiseaux de nuits. Le sifflement des vipères et le hurlement des malheureux tués par la foudre. C’était l’haleine tiède des marais environnants, de nids gelés. Elle dansait pieds nus et portait une jupe longue et large qui glissait sans cesse le long de ses hanches trop maigres. Ses hanches tourbillonnantes, elle les balançait, elle criait à travers elles au lieu de crier par sa bouche. Elle était alors beaucoup plus sensuelle que lorsque des hommes la pénétraient, et pas un seul d’entre n’aurait osé s’approcher de ses hanches. Nous la fixions comme un cobra, comme un reptile empoisonné face auquel il fallait prendre garde à soi, et qui nous apprendrait le secret de la vie éternelle et de la mort sans fin.
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(Žluté oči vedou domů [Guidé par les yeux jaunes])
Traduction : Benoit Meunier