Illustration par Galina Miklínová.

Illustration par Galina Miklínová.

1.

Hubert était un grand inventeur, un vrai trouve-tout, même s’il n’était qu’en CM1. Il allait à l’école élémentaire Evelína Saturejková. Qui avait été Evelína Saturejková ? Personne en ville ne se le rappelait, mais il s’agissait probablement d’une chanteuse d’opéra car lorsque son fantôme hantait l’école, la nuit, elle hurlait d’une voix si terriblement aiguë que les éprouvettes de la classe de chimie explosaient.

La difficulté pour Hubert, c’était qu’il ne savait jamais quand il allait découvrir quelque chose, ni ce que ce serait. Par exemple, sa mère l’envoyait à la boulangerie, chercher des brioches pour le petit-déjeuner et au lieu de ça, il découvrait la clarinette à bulles qui lorsqu’on en joue lâche de jolies bulles arc-en-ciel. Une autre fois, il devait ranger sa chambre et au lieu de la ranger il l’avait encore plus chambardée parce qu’il avait découvert la double cuillère à café siamoise, fourchue comme une langue de serpent. Une double cuillère, c’est bien pratique pour ceux qui prennent deux cuillères de sucre dans leur café, comme le papa d’Hubert, grâce à elle ils économisent un geste. Et ainsi de suite.

Un beau jour du début de l’année scolaire, le sèche-cheveux de la maman d’Hubert était tombé en panne. C’était un beau sèche-cheveux, à l’ancienne mode. Sa maman en avait hérité de son arrière grand-mère qui l’avait reçu des mains de l’empereur quand elle était petite car il aimait ses beaux et longs cheveux bouclés dans les reflets du soleil couchant. Exactement les mêmes cheveux que ceux de la maman d’Hubert.

Le séchoir était fabriqué en bon vieux métal laqué d’un vert rainette. Il faisait penser à un très grand 6 muni d’un manche, son ventre recélait un moteur électrique et sa petite patte crachait de l’air chaud bien droit dans les cheveux mouillés. Sauf que, à présent et justement, il ne soufflait plus.

La maman d’Hubert lui demanda s’il voulait bien essayer de le réparer. Pourtant il est si lourd que quand on l’utilise, on a l’impression d’avoir sur le bras tout le poids de l’aigle impérial et il mugit plus fort encore que l’eau du déversoir hanté par Viktorka la folle1Référence, tout comme pour le passage avec l’empereur, au roman classique de Božena Němcová Babitchka (Ed. Zoé).. Mais c’est tout de même un souvenir de famille et aussi une pièce historique, pas vrai ?

Hubert posa cette antiquité sur le bureau de sa chambre et entreprit de la démonter soigneusement. Il dut tout d’abord enlever une tonne de vis et ce n’est qu’ensuite qu’il parvint à soulever le couvercle métallique et à pénétrer les entrailles de cette mystérieuse machine. Depuis l’intérieur lui souriaient de toutes leurs dents un million, sans doute, de composants de formes et de couleurs variées reliés entre eux par des kilomètres de fil ancien, gainé de soie.

Hubert démonta toutes les pièces et les disposa en figures géométriques autour du séchoir éviscéré.

L’une après l’autre, il les scruta, les agita un peu, mais elles paraissaient toutes en parfait état. Il se mit donc à réassembler tout ça, mais… Oh ! Il avait complètement oublié où il fallait mettre quoi. Il avait beau les disposer de différentes façons, il lui restait toujours des éléments en trop. Ce n’est que le soir tard qu’il réussit à fourrer dans le ventre de métal tout ce qu’il en avait retiré. Il revissa le couvercle avec soulagement et, pour fêter ça, se fit un grand verre de véritable citronnade avec des glaçons. Il pressa le jus du citron grâce à l’une de ses trouvailles : le yoyo presse-agrume. Il suffisait de glisser dans le yoyo un demi-citron et de tirer sur la ficelle à quelques reprises, le tour était joué ! C’était époustouflant et souvent même éclaboussant.

À son retour, il pointa le sèche-cheveux comme un pistolet sur son rat, Harpagon, et appuya sur le bouton du manche. C’est alors que se produisit quelque chose d’incroyable. Bien que l’appareil ne soit pas branché à une prise électrique, le sèche-cheveux eut un sursaut, lança un grondement menaçant mais ne souffla pas. Au lieu de ça, un rayon de lumière verte jaillit de la buse et sitôt qu’il toucha le rat, l’animal se mit à diminuer, rapetisser au point qu’on ne le voyait presque plus.

Hubert se saisit de sa loupe et observa le mini rat à travers le verre grossissant. Heureusement, il semblait bien qu’il n’avait rien. Harpagon, guilleret, se tenait sur ses pattes arrière et, comme toujours, semblait chercher quelque chose à se mettre sous la dent. Environ une heure plus tard, un drôle de bouillonnement se fit entendre, comme un démoniaque bruit de chaudron, et le rat grandit jusqu’à retrouver sa taille normale. Son changement de dimensions ne l’avait visiblement pas blessé.

Hubert comprit qu’il avait, par hasard, fait une nouvelle découverte et comme un vrai scientifique il décida de tester l’ancien séchoir devenu rapetisseur sur lui-même.

C’est à cet instant précis que sa mère entra dans sa chambre. Il dut aller se laver, se brosser les dents et mettre son pyjama pour se coucher.

Pour lui, bien évidemment, il n’était pas question de dormir. Il éteignit la lumière de sa chambre, prit le rapetisseur dans le lit avec lui, alluma sa lampe de poche sous la couette, dirigea la buse métallique droit sur lui-même, ferma les yeux et pressa le bouton.

Quand il rouvrit les yeux, tout lui semblait complètement différent. Sa couette était devenue une gigantesque caverne à rayures rouges et blanches et sa lampe, à distance, l’éclairait comme un soleil souterrain. Intrépide, Hubert escalada les dunes et les crêtes de montagne formées par les plis des draps et il était presque arrivé à la lampe de poche lorsque la caverne se mit à rétrécir pour redevenir sa bonne vieille couette.

Hubert, fatigué par cette séance d’alpinisme, ou plutôt de dralpinisme, s’endormit aussitôt et sans délai. Toute la nuit durant, ses rêves furent tous plus fous les uns que les autres.

(…)

2.

Le lendemain, Hubert invita Hugo à venir chez lui après l’école. Il lui montra sa collection de timbres d’entraînement, sur lesquels les postiers jadis apprenaient à tamponner les lettres, puis la cage du rat, autonome en énergie et éclairée par une dynamo qu’Harpagon lui-même faisait tourner par une course incessante dans sa roue. Il lui montra aussi son aquarium de cinquante litres où se trouvaient trois guppys et un coffre de pirate abritant dans ses boyaux un précieux trésor d’air dont les bulles soulevaient le couvercle toutes les trente secondes.

Il avait gardé le meilleur pour la fin. Il ouvrit un tiroir et en sortit un support surmonté d’un petit tube qu’il déposa sur son bureau. Il alluma sa lampe et tendit une grosse loupe à Hugo pour qu’il puisse bien examiner la chose.

« Mais… c’est… un sous-marin ! En fait, c’est un sous-marin miniature ! » dit Hugo, étonné, en regardant à travers le verre grossissant.

« Ben oui, c’est un sous-marin, pas une crotte de nez. Je le construis aux pinces depuis une bonne semaine déjà.

« Je ne sais pas trop, Hubert… le rapetisseur est une découverte parfaite, mais ce n’est pas très pratique pour faire de la plongée. »

« Mais si, mais si, mon cher Hugo. Je ne compte pas visiter les fonds d’une rivière ou d’un étang, mais plutôt… » Hubert, dans un geste théâtral, avait suspendu sa parole, mais à ce même moment, la porte s’ouvrit et sa mère apparut. Elle rentrait tout juste du travail et leur avait fait de la citronnade fraîche.

Hugo aimait beaucoup la citronnade, en plus celle-ci était la plus citronnadesque de toutes les citronnades qu’il eût jamais goûtées. Sauf qu’il n’arrivait pas à se concentrer sur sa boisson, même s’il avait une paille. C’est qu’il était dévoré par sa curiosité pour l’endroit où son copain voulait plonger avec ce micro sous-marin. Cependant, comme un fait exprès, la maman d’Hubert n’arrêtait pas de lui poser des questions. Elle devait sans doute le trouver sympathique. Dans d’autres circonstances, Hugo en eût été flatté, mais pour le coup il fut content lorsqu’ils se retrouvèrent de nouveau seuls dans la chambre.

« Alors… Où est-ce que j’en étais ? » Hubert faisait traîner en longueur comme s’il jouait avec ses spaghettis. « Ah oui… Je ne veux pas plonger juste comme ça, dans une rivière ou un étang, mais plutôt… dans les canalisations ! »

« Et pourquoi les canalisations ? » Hugo ne saisissait pas du tout.

« Parce que les canalisations permettent d’aller absolument partout, elles mènent partout. Même dans des endroits pour lesquels il n’y a pas d’autres voies d’accès. Par exemple, la chambre-forte de la banque nationale, parmi les cadavres de la morgue, dans les entrepôts des avions de chasse, les recoins super secrets du métro où on ne peut même pas aller pendant la visite guidée, à l’intérieur d’un barrage hydro-électrique ou d’un repaire de brigands. Partout il y a des robinets qui sortent des murs et personne ne les surveille. Et puis, dans les tuyaux, il ne pleut jamais. Bon, je plaisante… »

« Ça m’a l’air drôlement superformidjungle ! » reconnut Hugo. « Mais jamais de la vie tu ne me feras entrer à la morgue. »

« Ne t’inquiètes pas, tu n’as rien à craindre de la morgue pour l’instant. De toute façon, je n’ai pas la moindre idée de la façon d’entrer et sortir des canalisations, » avoua Hubert. « Imagine un peu : on ouvre le robinet, l’eau coule, on rapetisse, on monte dans le sous-marin, jusque là, c’est de la broutille, mais après ? Comment atteindre le robinet avec le sous-marin ? »

« Ah oui. L’un de nous devrait rester en dehors, pas rapetissé et mettre le sous-marin qui contient l’autre au robinet avec sa main, proposa Hugo. »

« Dans ce cas, l’un devient un explorateur célèbre, le roi des eaux, tandis que l’autre ne sera qu’un placeur de sous-marin. Je préfère être explorateur, » dit Hubert. « Et puis comment faire de l’autre côté ? Si le sous-marin arrive à un robinet fermé, ce sera bien beau… et après ? On ne peut pas ouvrir ce bazar de l’intérieur. »

Ils retournèrent la question et l’examinèrent sous toutes ses coutures. Ils ne remarquèrent même pas que la nuit tombait de nouveau. (…)

3.

Toutes les réserves de limonade avaient été bues et le soleil penchait déjà vers l’ouest de façon alarmante, alors ils se distribuèrent rapidement les rôles :

Hubert : Chef Scientifique du clan et Constructeur Principal, Seigneur du Rapetissement, Capitaine du sous-marin.

Hugo : Chef de la sécurité, Copilote et navigateur, Maître d’escrime et Conseiller en sécurité.

Ophélie : Super espionne, Fille-serpent, Reine des vivres, Plongeuse en chef et Présidente de la Police de la Mode.

… et puis ils se séparèrent pour rentrer chez eux. Demain, il ferait jour.

Il fit vraiment jour le lendemain. Ils se retrouvèrent au tulipier. Ophélie avait apporté un carnet où se trouvaient des croquis de ses premières propositions pour les combinaisons de super-héros. Ça plaisait beaucoup aux garçons, on voyait bien que c’était une très bonne styliste, mais il manquait quelque chose…

« Il manque quelque chose, » dit Hugo.

« Oui, mais quoi ? » dit Hubert, pensif.

« Je vais vous le dire, moi, » dit Ophélie. « Notre clan n’a pas de nom. Il faut tout simplement en trouver un. Toutes les bandes qui ont fait parler d’elles dans l’histoire avaient un nom raidénormortel. »

« Tu as raison, » dut reconnaître Hubert. « Comme les Templiers, par exemple. »

« Les Templiers sont allés si loin qu’ils sont arrivés au bûcher pour être brûlés… » fit remarquer Hugo.

« Bon… peut-être pas les Templiers, mais… les Argonautes, » s’entêta Hubert.

« Qu’est-ce que c’est que ça, » les Argonautes ?

« Quelque chose comme des astronautes, sauf qu’il n’avait pas de navette spatiale, mais une nef, c’est un bateau, et ils sont pris la mer pour aller chercher la toison d’or. »

« C’est quoi, la toison d’or ? » s’empressa de demander Hugo.

« Je n’en suis pas sûr. Je pense que c’était une chose en laine de mouton. Peut-être un pull… »

« Pourquoi quelqu’un irait ramer sur les mers juste pour un pull ? »

Ophélie coupa net ce début de dispute :

« Mais laissez tomber ces âneries de mouton ! Réfléchissez plutôt à notre nom. »

« Qu’est-ce que vous diriez de : Les malandrins ? »

« Enfer et damnation… », jugea Ophélie et Hubert acquiesça puis fit non de la tête pour montrer qu’il était d’accord avec son désaccord.

« Eh bien, tu n’as qu’à trouver toi-même puisque tu es si maligne, » lança Hugo vexé.

« Les gouttelettes de bonheur… »

« Ça fait trop fille. D’ailleurs, ce devrait être quelque chose plus en rapport avec les profondeurs. Les conducteurs de l’eau ? Les subaquatiques ? Les ondins ? » tentait Hubert.

« Les nymphéas… »

« C’est un nom ou une opinion ? »

« Taisez-vous et écoutez ! J’ai trouvé ! Ophélie leur colla la main sur la bouche, une à chacun. Quelle est la formule chimique de l’eau ? H2O. Et comment nous appelons-nous ? Hubert. Hugo. Ophélie. Les initiales ensemble font aussi H2O. Alors à partir de maintenant, notre clan porte le nom H2O. »

Il n’y avait, dans l’ensemble, rien à ajouter. Le nom H2O leur plaisait, alors il est resté.

Le lendemain, à l’école, les instits récoltèrent des chocolats et des fleurs au lieu des devoirs. Hourra ! C’était les vacances !

Le clan H2O frais émoulu, se partagea le travail équitablement : Hubert reçut la tâche d’agrandir le sous-marin pour qu’ils puissent être tous les trois dans la cabine et, surtout, d’en mener la construction à terme. Ophélie devait coudre les combinaisons de super-héros et Hugo se procurer un plan des canalisations de toute la ville.

Une semaine plus tard, ils se retrouvèrent de nouveau dans la chambre d’Hubert et, au-dessus de leurs verres encore embués de citronnade maison, se racontèrent fièrement tout ce qu’ils avaient réussi.

Hugo tira de son cartable une épaisse liasse de feuilles jaunis par le temps et tassées entre deux plaques de carton noir. Il dénoua les sangles qui tenaient les plaques ensemble, les papiers prirent alors une grande inspiration et doublèrent de volume. Ils étalèrent au sol une voile de papier qui se trouvait en haut de la pile et y virent, soigneusement tracé, une carte des canalisations de toute la ville. Étonnamment, elle ressemblait au système sanguin d’un corps humain. Le service central des eaux en était le cœur, depuis lequel poussaient de tous côtés des artères et des veines. Ils commençaient larges et droits, se séparaient peu à peu en diverses branches et s’atténuaient à chaque rue, maison, étage pour au final, tout comme des capillaires sanguins, apporter de l’eau fraîche et potable dans chaque robinet. Les eaux usées coulaient ensuite en sens inverse par des poches de coulées et les évacuations des éviers de cuisine, des lavabos, baignoires et douches. Les veines des canalisations se connectaient et s’étoffaient jusqu’à ce que, pour finir, elles débouchent à plein flots dans la station d’épuration des eaux d’où l’eau, ensuite débarrassées de ses saletés, allait retourner dans son infini cycle naturel.

Dans le dossier se trouvait aussi, sous la carte de la ville, des cartes du réseau de distribution dessinées à la main pour chaque bâtiment, rangées par ordre alphabétique de noms de rues et par numéros de maison. Hubert et Ophélie regardaient ça avec des yeux ronds comme des bouches de tuyaux.

« Où as-tu déniché un trésor pareil ? »

« C’était une recherche de longue haleine, expliqua Hugo. D’abord, j’ai commencé par chercher au cadastre. Les gens là-bas m’ont conseillé de retrouver l’ingénieur Piechipeur qui a conçu tout ce système de tuyauteries ou, comme disent les spécialistes ce réseau de distribution, il y a très longtemps. Sauf que Piechipeur ne travaille plus depuis longtemps, il est parti à la retraite et personne ne savait où il habitait ni même s’il était encore en vie. Donc, j’ai dû continuer mon enquête. Une dame qui avait travaillé avec lui des années avant s’est souvenu que Piechipeur avait un hobby pas banal : il collectionnait les vieux journaux. Pas seulement les très vieux comme le Postillon de 1783, mais aussi les juste un petit peu vieux, de la semaine d’avant ou peut-être même moins. Ce qui est curieux avec les journaux, c’est que ce sont les seuls avec les éphémères à être vieux dès le deuxième jour. »

Hugo avait lu dans un journal que tous les jeudis soirs, dans la petite salle de l’auberge La Rotonde d’Or, le club des collectionneurs de vieux journaux se retrouvait, alors il y était allé et avait eu la chance que l’ingénieur Piechipeur soit présent. De fait, il ne sortait plus de chez lui sauf pour cette rencontre du jeudi avec les collectionneurs de vieux journaux.

Hugo avait demandé à monsieur l’ingénieur s’il voulait bien lui prêter le plan du réseau de distribution d’eau et ce dernier avait répondu que, bien entendu et qu’Hugo devait venir le trouver lui-même parce que tout son appartement était tapissé de sa collection de vieux journaux. Il habitait Rue de l’Imprimerie, au numéro 17. Qu’il vienne donc quand il le voudrait, sauf le jeudi soir, jour où il ne manquait pas de retrouver son club.

Hugo savait qu’il n’avait pas le droit de se rendre chez des inconnus sans autorisation, alors il en avait parlé à ses parents. Par chance, il se trouvait que son père connaissait Piechipeur et le tenait pour un homme honnête parce qu’il avait, des années auparavant, résolu quelque chose avec lui au centre d’administration urbain. Aussi, il le laissa y aller, bien entendu.

Hugo n’avait, de sa vie, jamais rien vu d’aussi terrifiant. Tout l’appartement de l’ingénieur était rempli de vieux journaux soigneusement empilés en colonnes et arcades, du sol au plafond. Ne restait de libre qu’une bulle autour de la chaise posée devant la fenêtre, où Piechipeur s’asseyait et dormait. À partir de là, seuls quatre tunnels étroits débouchaient : le premier vers la porte d’entrée, le deuxième vers le coin douche, le troisième vers les toilettes. Le quatrième et dernier tunnel traversait la cuisine jusqu’à une unique plaque chauffante sur laquelle Piechipeur faisait réchauffer ses saucisses dans une eau grasse qu’il versait ensuite dans sa tasse pour le café. Ce vieil homme n’avalait jamais rien d’autre que des saucisses et du café.

Hugo avait passé trois jours chez lui à trier des journaux, les passant d’un tas à l’autre, en vain. Le quatrième jour, il découvrit derrière des journaux une porte menant à une autre pièce, dont Piechipeur avait oubliée l’existence depuis longtemps. Joignant leurs forces, ils avaient réussi à l’ouvrir et avaient vu, au beau milieu de la pièce, un fauteuil à bascules dans lequel se trouvait une vieille dame qui tricotait un pull torsadé à motifs norvégiens. Piechipeur prit affectueusement la grand-mère dans ses bras, tricot inclus, sans être le moins du monde gêné par les aiguilles à tricoter qui lui piquaient la poitrine :

« Martine, mon aimée ! Moi qui croyais que tu étais partie à cause de ma collection de journaux !

« Quelle idée, Henri ! je t’ai attendu fidèlement ici pendant des années. »

« Pourquoi n’as-tu pas appelé à l’aide par la fenêtre ? »

« Je ne voulais pas jeter l’opprobre sur toi. »

« Qu’est-ce que tu as fait tout ce temps-là ? »

« J’ai tricoté un pull. »

« Et quand il a été fini ? »

« Eh bien, je l’ai défait et j’ai recommencé sans cesse. »

« Comment est-il possible que tu ne sois pas morte de faim ? »

Madame Piechipeur désigna de son tricot un tas de petits papiers colorés dans un coin de la pièce.

« Peu à peu, j’ai mangé ta collection de bonbons à sucer, celle que tu faisais avant les journaux. C’était nourrissant, encore qu’un peu monotone. Je meurs d’envie d’un cuissot d’oie rôtie.

« S’il vous plaît, vous ne sauriez pas où se trouve la carte de distribution d’eau et des canalisations ? » demanda Hugo.

« Bien sûr, mon petit, la voici. »

Sur ce, elle souleva un panier plein de pelotes bariolées qui se trouvait justement être posé sur les plans qu’Hugo avait cherché si longuement. Ce même jour, l’ingénieur Piechipeur fit à sa gentille femme Martine la promesse de se débarrasser de tous ces journaux, vieux donc totalement inutiles, et qu’au lieu de collectionner des fadaises, il allait vivre et compenser toutes ces longues années de solitude à manger des bonbons qui lui restaient réellement sur l’estomac. Il tint sa promesse. Avec l’argent des vieux journaux, il leur offrit une croisière autour du monde et ils partirent tous les deux sur un paquebot de luxe. Ils ne sont pas encore revenus.

4.

« Ophélie, je peux te tordre le bras ? s’enhardit Hubert.

« Et pourquoi tu ferais ça ? »

« J’ai lu quelque part que les roux étaient plus sensibles à la douleur que les autres, alors je voudrais faire une petite expérience. »

« Vas-y, et moi, de l’autre main, je t’étrangle », proclama-t-elle avec un sourire douceâtre.

Mais Hubert n’avait plus très envie de faire des expériences sur les rousses. Le plus important, c’était que le test d’Abramis avait eu un résultat positif voire triomphal. Ils avaient entreposé le sous-marin à sec, dans un lieu secret emménagé au cœur d’un savon orné d’un cerf qu’ils avaient évidé, ils avaient enlevé leurs combinaisons de super-héros pour reprendre leurs habits civils puis étaient allés au cinéma pour voir un film de science-fiction trépidant : L’Invasion des Hippocampes Mutants.

Au moment même où les hippocampes mutants coulaient le premier navire de guerre, le voisin, le professeur Hermenegild Vulpes sonnait à la porte afin d’emprunter un sèche-cheveux pour sa barbe qu’il venait juste de laver avec du shampoing spécial barbes.

Ce Vulpes désirait être un inventeur célèbre, sauf qu’il n’avait jamais rien inventé, pas la moindre plus petite invention de rien du tout. Alors il s’était fait embaucher au service des brevets où il volait les inventions des autres. Un inventeur avait voulu déposer un brevet pour un ferme-boîte, ce qui est une invention très pratique. Imaginez que vous ouvriez, avec un ouvre-boîte, une boîte de thon au jus et que vous n’en mangiez que la moitié. Le reste va s’abîmer. La gaffe. Tandis que si vous avez, en plus de votre ouvre-boîte, un ferme-boîte, vous pouvez refermer la boîte et garder vos restes pour des jours plus difficiles.

Il ne fallut pas longtemps à Vulpes pour, stimulé par son premier larcin, s’approprier une autre découverte : le mug-minute qui, sur le feu et grâce à la vapeur, sifflait une harmonieuse mélodie. Son troisième méfait fut de subtiliser l’invention révolutionnaire qu’était la fourchette à spaghettis, munie d’une manivelle pour les entortiller et d’un garde-boue pour la sauce. C’est, fort heureusement, à cette occasion qu’il se fit prendre par la police et il passa trois années en prison, une pour chaque larcin. Derrière les barreaux, il ne s’était absolument pas amélioré, bien au contraire. Depuis sa remise en liberté, il était plus prudent pour commettre ses vols. De plus, ses codétenus lui avaient appris des tas de trucs pendables : comment ouvrir les serrures avec un trombone, mentir en regardant les gens dans les yeux sans ciller et aussi comment tirer les journaux des boîtes de gens sans les déchirer. Quand il ne volait pas, ce Vulpes était au moins horriblement avare : après avoir bu son café, il faisait sécher le marc sur son chauffage pour le réutiliser quand il avait de la visite. Pour qu’il ne soit pas trop clair, il le noircissait à l’encre. Il se faisait des soupes avec les peaux de saucisson, raclait le blanc d’œuf des coquilles du doigt. Il décollait les timbres usagés des enveloppes au-dessus d’une casserole d’eau bouillante, en grattait le tampon avec une lame de rasoir et les réutilisaient pour son courrier. Et ces lettres, il les rédigeait d’une toute petite écriture pour économiser son crayon. Quand il était à la poste, il proposait aux gens de leur fermer leurs enveloppes pour pouvoir se nourrir de la colle. Mais le pire de tout, c’est qu’il torturait des animaux. Heureusement, ce n’était que des animaux en peluche, les vrais animaux lui faisaient peur. Chaque soir, il en tirait un au sort dans un sac plein de jouets et le torturait. Ses ours, girafes et chiens avaient le pelage tout reprisé et leur yeux de verre étaient chargés de terreur.
Ce Vulpes avait tous les vices et presque pas de vie. C’est ce qui fait que la maman d’Hubert ne bondissait pas particulièrement de joie lorsqu’elle recevait sa visite. Mais elle avait bon cœur et décida de lui prêter le sèche-cheveux. À supposer qu’il ait des poux, le sèche-cheveux ne les attraperait tout de même pas.

La mère d’Hubert chassa de son esprit l’image de l’appareil soufflant directement dans ses cheveux des flots de parasites assoiffés de sang, s’empara du sèche-cheveux sur le bureau de son fils et le tendit au voisin. Ce n’est qu’après le départ de Vulpes qu’elle se dit qu’Hubert n’avait peut-être pas réussi à le réparer, mais elle rejeta cette pensée d’un revers de main. Cassé ou pas, le professeur le rapporterait, de toute façon, alors quoi, bon…

Vulpes rebroussa chemin vers son appartement par un petit sentier mouillé que sa barbe gorgée d’eau avait tracé au sol. Dans sa salle de bain, il se posta devant un miroir aux nombreuses craquelures, orienta le séchoir vers sa barbe et pressa le bouton du manche métallique. Le bec du séchoir, au lieu d’air chaud, fit jaillir un rayon vert en spirale qui pénétra la barbe, cette dernière sembla aspirée par le néant pour se retrouver à la taille d’un poil. Le professeur couina de peur, lança la machine au loin et, en pleine panique, se mit à courir dans tous les sens à travers la salle de bain jusqu’à ce qu’il glisse sur le carrelage humide et se retrouve les quatre fers en l’air.

Sa barbe était tout son orgueil et son seul amour, si bien que sa perte le plongea dans un désespoir profond. Une demie heure plus tard, alors qu’il était sur le point de se jeter par la fenêtre, sa barbe ressurgit sur son menton, fort heureusement. Il ne lui serait de toute façon pas arrivé grand-chose : il habitait au premier sous-sol, sa fenêtre était à moins d’un mètre du niveau de la rue.

Vulpes se dit que le destin lui avait placé directement et littéralement sous le nez une nouvelle invention qui pouvait faire de lui le maître du monde. Désormais, aucune serrure à sûreté intégrée ne lui résisterait, non plus que le coffre-fort le plus inaccessible.

Il descendit du parapet et, muni d’un tournevis, se mit à examiner le sèche-cheveux. Il était maître dans l’art de copier les idées des autres.

Quelques minutes plus tard, une fois qu’il savait avec certitude comment fabriquer son propre rapetisseur, il rapporta le séchoir à la maman d’Hubert. C’est à ce même moment qu’Hubert rentra chez lui. Ils se croisèrent à la porte. Vulpes faisait comme si de rien n’était et vantait à la cantonade les excellents qualités de ce sèche-cheveux qui séchait si bien.

Sa barbe était encore humide.

 

Traduit par Eurydice Antolin

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1. Référence, tout comme pour le passage avec l’empereur, au roman classique de Božena Němcová Babitchka (Ed. Zoé).