Vers midi, en plein cours, le proviseur ouvre la porte de la salle de classe. Il fait un signe de tête et se racle la gorge, le professeur se précipite vers lui, l’écoute d’un air grave puis vous dit de rentrer chez vous, pas la peine de terminer votre rédaction. Sur la place, des élèves de l’école de filles sont en train de jouer à la marelle, les marchands remballent leurs étals et s’en vont avec leurs charrettes. Tu es content de rentrer à la maison plus tôt que d’habitude, tu aimerais bien t’acheter quelque chose en chemin, seulement voilà, tu n’as que trois kreutzers en poche, et, pour trois kreutzers, tu n’auras grand-chose, sans compter le fait que tu tâches de faire des économies. Tu résistes à toutes les tentations et tu rentres en flânant par la rue de Prague. Mais, au lieu de monter directement au premier étage, tu t’arrêtes au rez-de-chaussée, dans le magasin de ton père. L’épicerie est pourvue de grandes vitrines dont ton père adore s’occuper, devant la porte s’entassent des paniers d’osier, d’autres marchandises sont suspendues à des crochets. Ton père est en train de lire le Horymír, enfin, on dirait qu’il est en train de lire, car, en réalité, voilà plusieurs heures qu’il refait ses comptes pour essayer de comprendre comment son commerce peut dégager un bénéfice de plus en plus faible alors que son chiffre d’affaires ne cesse d’augmenter, et, sur les pages de l’hebdomadaire de Příbram aussi distrayant qu’instructif, il prend des notes et refait ses calculs d’une écriture en pattes de mouches. Ses yeux chargés de hargne passent sur toi en un éclair, il tend les mains sous le comptoir et dit : Tu veux quelle main ? Tu en désignes une, il fait passer l’objet dans celle-ci pour ne pas t’impatienter et un nouveau crayon des usines Koh-i-noor apparaît devant toi. Le crayon est long et blanc, il est muni d’une gomme à l’une des extrémités. Un crayon avec une gomme, tu n’as encore jamais vu ça, et pourtant, depuis quelques temps, tu t’y connais plutôt bien, en crayons. Sur le vernis blanc se découpe la mystérieuse inscription Koh-i-noor en élégants caractères noirs. Tu files dans la pièce de derrière, jettes ton cartable par terre et sors un taille-crayon en fer d’un petit sac de toile. Quelques instants plus tard, un long ruban dentelé de bois commence à s’en dérouler, comme toujours, tu voudrais réussir à tailler le crayon en une seule fois, comme lorsque ta mère pèle une pomme de terre, mais tu n’y arrive que rarement, et, cette fois encore, la fine bandelette bordée de blanc casse à mi-chemin puis tombe doucement par terre.

Pour y voir plus clair en dessinant, tu tires la table jusqu’à la petite fenêtre couverte de poussière. Tu tournes et retournes avec délice le crayon entre tes doigts, tu en observes la mine qui, seule, reste immobile, tu promènes ta langue autour d’une de tes dents qui bouge et te demandes un instant comment il est possible que la mine reste fixe, tu hésites à en parler à ton père, lui qui a toujours réponse à ce genre de questions, et, qui plus est, qui est heureux d’y répondre. Mais, avant même que tu aies pris une décision, te voilà assailli par un autre problème, bien plus grave : tout ce que ce crayon dessinera à l’avenir est-il déjà contenu dans la mine ? Suffit-il de la secouer au bon moment pour en faire tomber les dessins sur le papier ?

Tu es perdu dans tes pensées, de sorte que le sens de la phrase que tu viens d’entendre d’une oreille et qui provient du magasin ne te parvient qu’avec retard : il y a le feu dans le puits Notre-Dame.

Le feu ? Comment ça ?

Il nous faut tout de suite du coton, des compresses, de l’iodoforme, du vinaigre, et puis des éponges, si vous en avez.

Attendez, dit ton père, attendez un peu. Depuis quand la roche brûle-t-elle ?

Le boisage, mon bon monsieur. Tout est en bois, là-dedans. Les rondins du puits, les échelles, le farhkunst, les outils entreposés. Pourquoi croyez-vous qu’on envoie des charpentiers dans les mines ? Écoutez, il y a le feu dans le puits et nous, on a le feu quelque part, si vous voyez ce que je veux dire.

Aux miches, te dis-tu à part toi pour le simple plaisir d’employer un gros mot ; ces gros mots, ils te plaisent parce qu’ils sont interdits, parfois, tu les récites en secret, les uns après les autres, en attendant de voir ce qui va se passer. Mais là, tu n’as pas le temps. Tu fais quelques pas en direction de la porte pour savoir qui vient de se précipiter dans le magasin. Par l’interstice, tu aperçois un homme qui porte l’uniforme des pompiers volontaires ; il essuie la sueur qui perle à son front.

Ton père est déjà en train de fureter dans le magasin, il rassemble les articles sur le comptoir tout en continuant de poser des questions :

Et c’est grave ?

L’équipe du soir toute entière est coincée dedans, répond le pompier à bout de souffle en ouvrant un bouton de sa chemise. Plus de huits cents gueules noires.

Huit cents ?

D’une main, le pompier enroule nerveusement autour de son doigt quelques poils qui brillent par son col ouvert, tandis que, de l’autre, il s’appuie sur le comptoir :

Il y en a qui sont à un kilomètre de profondeur, ça leur fait un sacré brasier au-dessus de la tête…

On n’a plus de compresses, dit ton père en s’excusant. Et ils ne peuvent pas remonter ?

Un vrai tohu-bohu. Ça brûle sur plusieurs étages. Dans le puits Notre-Dame, la courroie et les bras du farhkunst ont brûlé.

Ton père pose un paquet de grosses éponges sur le comptoir et lâche :

Nom de Dieu.

Ah oui, et le vinaigre. Impossible de descendre sans éponges imbibées de vinaigre dans la bouche.

Tandis que tu suis discrètement ce dialogue à travers la porte entrebaîllée, tu sens l’excitation te submerger. Tu vois le chevalement dont s’élève un panache de fumée. Ce panache est facile à dessiner, il épouse les mouvements de ta main qui court sur le papier, tu es pris d’une irrésistible envie de couvrir la feuille de gros nuages de fumée, tu la couvres de gribouillis furieux et finis par étaler le graphite tendre avec les doigts. Au feu ! Au feu ! Au feu !

Je vais vous aider à porter tout ça, dit ton père après avoir rassemblé les articles dans un grand sac.

Pas la peine de vous fatiguer, vous feriez mieux de garder le magsin ouvert. On n’est pas prêts d’aller au pieu. Arrivé à la porte, le pompier se retourne : Par contre, si vous avez quelques bouteilles de rhum en rab pour les secouristes, envoyez-les nous.

À ce moment-là, tu es déjà près de ton père. Vous avez vraiment le feu aux…

Le pompier se contente d’acquiescer, et ne lâche son juron, satisfait, qu’une fois dans la rue.

Je peux leur porter, père ?

Toi ?

Les bouteilles de rhum, je veux dire.

On va plutôt envoyer la petite Marie, tu ne crois pas ?

Mais il s’avère qu’elle n’est pas chez elle, et te voilà, cinq minutes plus tard, qui redescend la rue de Prague. Tu trébuches sur les pavés de la Grand-Place où les fillettes sont toujours en train de jouer à la marelle et tu penches tout entier comme un canot trop chargé : elles sont trop lourdes pour toi, ces six bouteilles de rhum que tu portes, emballées dans le Horymír pour qu’elles ne se cassent pas. Dans sa hâte, ton père n’a pas pensé à te donner deux sacs afin de répartir le poids. Tu traverses la place Charles, prends la rue Prokop et t’engages à travers champs sur la route qui file tout droit vers le village de Březové Hory. On dirait que la nouvelle de l’incendie s’est répandue aussi vite que le feu lui-même. Toute une foule se rend sur les lieux. Les mineurs de l’équipe du matin reviennent pour voir ce qui arrive à leurs amis, ils sont accompagnés de femmes dépeignées, souillées de suie de leur cuisine noire, et traînent des enfants au pas trop lent pour les suivre. Quand, arrivé à mi-chemin, tu t’arrêtes pour soulager ton épaule qui te fait mal et passer le sac d’une main à l’autre, le flot de gens se déverse autour de toi comme l’eau d’une rivière autour d’un rocher. Et tous ont le regard fixé non sur leurs pieds mais sur l’horizon, car un signe se découpe à présent sur le ciel : à côté de la colonne de fumée tranquille qui sort chaque jour de la cheminée du haut-fourneau, une seconde colonne, bien plus dense et plus large, émerge à présent du chevalement, dont le toit est percé. La tour vomit des crachats de fumée noire qui montent sur l’azur du ciel comme une patine grise.

C’est exactement comme ça que tu le dessinerais, mais tu n’as plus la tête à ça. Tu rejoins deux camarades de classe, et, comme ils ont les mains vides, chacun reçoit une bouteille de rhum dans chacune. L’un des deux est fils de mineur, il n’arrête pas de bredouiller que le seul problème, dans les mines, c’est l’eau, car elle peut jaillir de la roche et inonder les galeries, même que son père avait un oncle qui avait été emporté par l’eau comme une fiente de poule. Et puis, l’eau, ça éteint le feu, répète-t-il, il suffit d’en remplir quelques hersches, pas vrai, et puis, tout à coup, après une erreur d’aiguillage dans sa tête, il enchaîne : Au fait, vous savez nager ? Il faut faire attention à bien garder le nez hors de l’eau, sinon, elle rentre dedans…

Quand vous arrivez près de la mine, le chemin ne suffit plus à drainer la foule et les gens déferlent à travers champs comme une ligne de fantassins, en écrasant les pousses de céréales. La vague vous porte jusque dans la cour poussiéreuse du puits Sainte-Anne. Tout le monde va et vient en courant, énervé, angoissé par le fait que personne ne sait vraiment ce qui se passe en bas ; ces nuages noirs et cette odeur de brûlé n’augurent rien de bon. Les représentants de l’administration minière, les pompiers, les médecins et les secouristes donnent des consignes confuses. Çà et là, les puits recrachent des mineurs qui étaient descendus par un autre puits, comme si les tubes digestifs de la plus grande mine d’argent de la monarchie austro-hongroise étaient devenus fous.

Les entrailles de la terre sont pris de spasmes et des sonneries d’alarme montent des profondeurs. Il devient clair que les mines sont devenues un immense four, et le puits principal une vaste cheminée. Plus de quatre cent kilomètres de boyaux, de puits et de galeries reliés entre eux se déploient sous la surface, c’est une vraie ville, un labyrinthe infernal dans lequel le diable lui-même se perdrait, une tour de Babel inversée, construite en creusant la terre. L’épaisse fumée et la foule terrorisée affolent les chevaux des gendarmes qui traversent la cour. Un ivrogne passe parmi les gens en jouant de l’accordéon, comme si tout ça n’était qu’un bon café-concert, jusqu’à ce que quelqu’un ne lui arrache son instrument.

Seul le puits Sainte-Anne a jusqu’à présent été épargnée par la fumée, le fahrkunst et les cages tournent sans interruption et recrachent à présent des mineurs à moitié intoxiqués comme des noyaux de cerises mâchonnés avec soin. Sous les yeux de la foule compacte, ils se tordent, pris de convulsions, vomissent à jeun, s’étouffent ; ils ont de la suie plein la bouche, les muqueuses gonflées et leurs poumons produisent d’affreux gargouillis. Même s’ils ont échappé aux flammes elles-mêmes, le corps qu’ils ont remonté à la surface est empoisonné, ils sont pris d’horribles maux de tête et de vertiges tandis que leur sang, surchargée de monoxyde de carbone, s’efforce en vain de fixer l’oxygène. Certains jurent d’une voix forte, d’autres roulent les yeux, abasourdis par le choc, ou ont depuis longtemps perdu connaissance. Près d’eux, les femmes implorent en joignant les mains, font des prières, les mots chuintent et sifflent dans leurs bouches comme s’ils rampaient eux aussi sur des pierres brûlantes. Les médecins de la mine déposent les mineurs brûlés, hagards, sur des lits qu’ils ont fait venir des maisons environnantes, ils mettent à la hâte des cataplasmes humides sur leurs têtes et leurs poitrines, leur versent de l’eau-de-vie dans le gosier pour leur donner des forces. On fait du bouche à bouche et sentir de l’éther à ceux qui ont perdu conscience dans les entrailles ardentes de la terre. Dans tous les cas, les muqueuses rougies et le souffle court témoignent d’un seul et même mal : une intoxication aigüe au monoxyde de carbone.

C’est ça, dit le fils de mineur en applaudissant lorsque la nouvelle qu’on est en train d’éteindre l’incendie commence à se répandre. Au feu, les pompiers, v’là la maison qui brûle, il se penche vers toi et te redemande une gorgée de rhum. Trois hersches d’eau et on en sera débarrassé, voilà ce que je dis.

Mais la quantité de fumée ne fait qu’augmenter. Le processus de combustion est imparfait : au lieu de rapidement consumer tout le bois et d’atteindre la roche, le feu est en train de se propager dans de sombres cavernes où il s’accouple à l’eau pour enfanter des nuages de vapeurs toxiques ; un peu plus tard, quelqu’un fait le calcul : mille litres de vapeur pour un litre d’eau. La fumée gêne le travail des sauveteurs, on fait des essais avec des torches dont la flamme ne brûle que jusqu’au huitième étage, après quoi les gaz toxiques et le manque d’oxygène l’étouffent. Et là où la fumée est capable d’étouffer une flamme, elle est capable d’étouffer un homme.

Des signaux de détresse montent toujours des profondeurs, à la surface, les gens les gens comptent en chœur pour savoir de quel étage il s’agit. Tu comptes avec eux, parfois même jusqu’à trente. Il arrive pourtant que quelqu’un se trompe en comptant, qu’il s’agisse du désespéré à moitié empoisonné qui sonne l’alarme, en bas, à bout de forces, et qui voit les chiffres danser la sarabande avec les taches de lumière, ou bien des machinistes qui manœuvrent le farhkunst, exténués, sur lesquels repose toute la responsabilité au milieu du chaos.

Tu reprends une lampée de rhum, puis tu passes enfin la bouteille au premier secouriste que tu croises : C’est monsieur mon père, František Drtikol, patron de l’épicerie de la place Venceslas à Příbram, qui envoie ce rhum aux sauveteurs, lâches-tu.

Grazie, ragazzo, l’alcool a des effets miraculeux, lance le secouriste en renversant la bouteille. Et, comme pour illustrer ses propos, il se jette tout ragaillardi sur un mineur qu’on vient de remonter.

Celui-ci, il est arrivé effondré dans un chariot, car ses jambes ont flanché comme deux roseaux. Dans sa tête, c’est la pagaïe, il est pris de vertiges et la cour tangue dans un sens, puis dans l’autre. Tu vois qu’il a le visage brûlé, un œil rouge et les paupières de l’autre collées, les lèvres et les oreilles bleuies. Il a les bras convulsivement plaqués le long du corps, de sorte que le sauveteur a du mal à passer ne serait-ce que les doigts entre un bras et le tronc pour atteindre son poignet.

Pouls faible et irrégulier, déclare-t-il, il faut vite lui faire boire quelque chose.

Tu interprètes la phrase comme un ordre et t’approches. Le mineur ne se contente pas de serrer les bras contre la poitrine, il serre aussi la mâchoire dans un spasme. Son habit de mineur est déchiré le long de l’épaule, et, par l’ouverture, on aperçoit une plaie d’où coule abondamment un sang carmin. Dans un geste mystérieux, quelqu’un lui a noué autour du cou son tablier de cuir, qu’il a ensuite glissé sous son uniforme à la manière d’un bavoir. Délicatement, le secouriste retire de l’échancrure le tablier qui colle à la poitrine par des touffes de poils imprégnées de sang, ça doit être douloureux mais l’homme est inconscient.

Il faut lui ouvrir la mâchoire de force, c’est la seule solution, tranche le secouriste. Je vais lui glisser cette spatule entre les dents, et toi, pendant ce temps, tu lui verseras dans le gosier une gorgée de rhum. Tu comprends ? Et tâches de viser le fond. Il desserre les mâchoires et des relents putrides sortent par cette bouche à laquelle il manque la plupart des dents ; même la langue du malheureux est aussi noire que si elle avait pourri sur place.

Au début, tu verses le rhum sur son menton et son cou, puis tu finis par atteindre le milieu de cette fosse ténébreuse qui bée au milieu d’un visage vaguement humain. L’homme est secoué d’une puissante convulsion et vomit à tes pieds. On le transporte jusqu’aux lits de secours, et tu observes à distance les soins qu’on lui prodigue. On prend à nouveau son pouls, on lui rince le visage avec une éponge, le médecin se penche au-dessus de la plaie et s’efforce d’arrêter l’hémorragie. À un moment donné, l’homme se redresse brutalement, puis il fléchit et se cabre à nouveau, le médecin le presse contre la couchette et lui donne des tapes comme lorsqu’on veut calmer un cheval.

À côté de lui, un homme qu’on a déjà soigné est allongé, la tête entièrement bandée, il ressemble à une momie. Tu ne peux pas t’empêcher de le regarder. Mais tu ne fais pas attention, et, quand vos regards se croisent, l’homme te fait un signe de tête. Tu te traînes jusqu’à lui, il dit quelque chose d’une voie enrouée puis te prend par la main et te tire brusquement jusqu’à lui. Il faut que tu trouves sa femme. Tu la reconnaitras… L’homme a du mal à respirer, elle est enceinte… son ventre… comme un tambour, dit-il en esquissant un sourire forcé.

Zázvůrková, souffle-t-il.

Tu n’as pas la moindre idée de la manière dont tu pourrais retrouver quelqu’un dans le chaos qui t’entoure, et, d’ailleurs, tu n’essaies même pas. Tu restes là, au milieu de la cohue, comme en extase, tu n’as jamais rien vu de tel. Ce que tu as vu, c’est tout au plus une chèvre en train de mettre bas, une poule en train de se faire tuer, un chat en train de chasser puis dépecer un oiseau jusqu’aux os, ou encore le vilain pouce difforme du père de Hynek. Tu regardes autour de toi d’un air ahuri. Il faudra que tu y repenses sérieusement, plus tard, d’ailleurs, c’est le soir, quand tu es au lit, que les pensées te viennent le plus, et ton esprit virevolte alors au bout d’une ficelle comme un cerf-volant dans les airs ; et, tout comme tu accroches des messages à la ficelle de ton cerf-volant, tu peux envoyer à ton esprit des messages contenant des questions auxquelles même ton père ne sait pas répondre.

Et c’est à ce moment-là que tu la vois. Il est vrai qu’elle a l’air un peu plus vieille que la femme que tu imaginais pour cet homme, mais c’est peut-être l’expression dure de son visage et la manière dont elle se tient, voutée, qui font qu’on lui donne quelques années de plus. Quoiqu’il en soit, elle pousse devant elle son ventre énorme, on dirait qu’elle va accoucher d’un jour à l’autre : derrière elle, sa jupe traîne par terre, tandis que, devant elle, elle laisse voir ses chevilles et ses pieds, nus et sales. Elle n’a pas de seins, on dirait qu’elle est toute entière desséchée, comme si toute l’eau de son corps s’était déversée dans le fœtus, la laissant telle une simple enveloppe décharnée, une membrane, une alvéole vide. Tu n’avais encore jamais vu d’yeux aussi dilatés.

Il te faut un certain temps avant de parvenir à attirer son attention. Il est clair qu’elle cherche son mari, elle balaie du regard toutes les directions.

Madame Zázvůrková ?

Tu voudrais la tirer par sa blouse noire, mais tu n’as pas envie de la toucher.

Zázvůrková, tu as dit ? Elle te remarque enfin. Quelqu’un me cherche, mon petit ?

Monsieur votre mari, madame.

Ah, mon mari… Elle pose la main sur son ventre et ferme un instant les yeux.

Tu montres du doigt l’hôpital de campagne.

Tu as raison, je vais tout de suite aller voir par là-bas. Elle se tasse encore plus, à tel point qu’on dirait qu’elle est toute entière faite de deux arcs, comme un S, avec à l’avant son ventre gigantesque et à l’arrière sa bosse monstrueuse. À quelque distance, tu la vois s’approcher de la couchette sur laquelle l’homme, épuisé, s’est endormi entre-temps, et prendre une de ses mains dans les siennes. Elle dépose un baiser sur son front, pose l’autre main de l’homme sur son ventre et lui chuchote quelque chose.

Zázvůrek, chuchote-t-elle. Je suis là, c’est moi, ta femme…

Tard dans l’après-midi, on retire d’autres morts de la roue du destin souterraine. Les gens s’attroupent autour d’eux comme de la paille de fer autour d’une barre aimantée. Il n’y a rien de plus attirant que la mort, ce véritable mysterium tremendum et fascinans, et, toi non plus, tu n’as pas l’intention de rater le spectacle. Tu te faufiles parmi les adultes jusqu’au premier rang, tu veux toi aussi voir enfin quelqu’un de mort, car ça dépasse même l’imagination enfantine la plus fertile.

Et tu en as l’occasion : le premier mort est le herscheur Václav Sladký, originaire du village voisin de Kamenná. On l’a tiré du huitième étage, le huitième cercle de l’enfer du puits Saint-Adalbert, il a vingt-neuf ans ; c’est sa femme qui l’a identifié, et elle se serait immédiatement précipitée au fond du puits Saint-Adalbert si des sauveteurs n’avaient pas fait preuve de présence d’esprit en la retenant. — Le second mort est Václav Krotký, un haveur de trente-sept ans, comme si quelqu’un, par cette curieuse similitude des deux patronymes — Sladký, Doux, et Krotký, Paisible —, voulait indiquer que les premiers sur la liste sont les innocents. — Le troisième mort extirpé de la mine est le porion Antonín Pešek, qui, la veille, avait fêté ses cinquante ans, mais qui avait malgré tout refusé de passer de l’équipe du matin dans celle du soir ; la mort l’a pris au vingt-septième étage du puits Sainte-Anne, à quelque huit cent trente mètres sous terre et trois cents mètres sous le niveau de la mer. — Antonín Pešek est décédé en voulant sauver la vie des quatrième et cinquième morts, les haveurs Jan Renner et Jakub Kalík. — Augustin Míka, trente-huit ans, père de trois enfants, est le sixième mort ; il habitait à Březové Hory même, de sorte qu’un groupe deux fois plus important de personnes éplorées se rassemble autour de la dépouille ; dans un premier temps, les gens refusent d’emmener le corps à la morgue improvisée à la hâte dans la salle de concassage du puits Saint-Adalbert. — Le septième mort est Jan Vítek, un herscheur de vingt-six ans, la seule victime originaire de Malá Pečice. — Enfin, le dernier mort de cette première journée est le jeune remblayeur František Havelka, sans enfant, dont l’identité est confirmée à grand-peine par son père en pleurs.

 

Traduit par Bénoît Meunier pour le prix du Livre tchèque.