LE CONFISEUR

Après son départ de Ruzyně, lorsque Mašín apparaît pour la première fois chez lui à Lošany, où il a précédemment envoyé toute sa famille dans la ferme de sa mère, sa femme est frappée par son air affligé et son uniforme déchiré çà et là ; plus aucune médaille. Mais il refuse d’expliquer quoi que ce soit, la seule chose qu’il prononce étant : « Jusqu’à présent, j’obéissais aux ordres ; à partir de maintenant, j’agirai seul. »

Il s’enferme dans sa chambre, toute une journée et toute une nuit, et quand enfin il en sort, il est calme. Il sait désormais clairement ce qu’il doit faire. Pas la peine de faire la guerre contre des Tchèques lâches. Ses ennemis, ce sont les Allemands. Ce sont eux, à présent, qu’il doit frapper, de toutes les forces qu’il peut trouver en lui-même. À cette instant, Zdena jure aussi qu’elle le soutiendra jusqu’à la fin, qu’il peut compter sur elle en tout, qu’elle aussi fera tout ce qui est dans la mesure de ses forces.

Mašín dit au revoir à ses enfants et à leur mère. Il ignore quand il reviendra. En attendant, il veut encore profiter du désordre qui règne autour de la capitulation afin de prendre le plus d’armes possibles dans les dépôts de munitions : aucun pistolet, aucune grenade, aucune cartouche ne sera superflue pour l’avenir. Entre ce jour de mars et le printemps 1940, Mašín ne rentre que rarement chez lui. C’est une mauvaise année, il n’arrive que de mauvaises nouvelles. Mašín n’est plus chez lui que comme un invité et il disparaît en toute clandestinité.

Dans la résistance, Mašín s’allie à d’autres officiers. Le groupe Défense de la Nation rend la vie dure à l’occupant et prépare l’insurrection armée qui se produira tôt ou tard. En pratique, cela signifie organiser une armée clandestine et lui fournir des armes. Mašín a des relations dans les fabriques d’armement, où il rassemble du matériel allant du pistolet à la mitrailleuse antiaérienne. Il cache son arsenal avec le soutien d’un vaste réseau de patriotes, parmi lesquels il trouve aussi ses plus proches collaborateurs : le lieutenant-colonel Josef Balabán et le capitaine Václav Morávek sont des soldats faits pour la guerre, qui n’ont connu ni l’un, ni l’autre, une grande carrière dans l’armée de la paix. Mašín, Balabán et Morávek ne vont pas tarder à devenir célèbres dans le protectorat sous le nom de « Rois mages ».

Dès le début de l’occupation allemande, Mašín est un personnage essentiel de l’opposition active dans la résistance tchèque ; il est chargé des attentats et opérations de sabotage les plus divers. Ces activités sont développées par le « confiseur » : Mašín fabrique des bonbons, mitonne des petits fours à la dynamite, assemble des machines infernales, fourre des combustibles dans des tubes incendiaires et fait exploser des ponts et des rails. Il ne connaît pas le dimanche et on comptera que pendant la période où ils auront agi, ce confiseur aura servi aux Allemands plus de deux mille bonbons.

L’un des fournisseurs de produits finis du confiseur est un technicien de Pardubice qui travaille dans une usine d’explosifs brisants. Il en vole des kilos et les fait passer en douce dans un garage voisin, où l’on répare des voitures de la gestapo. Il y connaît un mécanicien qui va souvent essayer les voitures réparées ; ces promenades se prolongent parfois, pourquoi pas ? Personne n’ose arrêter une voiture de la police secrète. Le mécanicien amène les explosifs jusqu’à Prague. J’ai une livraison de sucre pour vous, monsieur le confiseur. Ah, vous êtes bien aimable, monsieur le conseiller ! Où donc avez-vous emprunté ce véhicule ? Franchement, quelle voiture magnifique, on ne m’avait jamais dit que la gestapo avait ce genre d’agence à Pardubice, saluez-les bien de ma part quand vous irez la rendre.

Il faut bien rigoler un peu, même dans la clandestinité.

Pour ce qui est des bonbons à proprement parler, Mašín a parfaitement élaboré deux prototypes, et ces deux modèles vont encore jouer leur rôle dans cette histoire. Le premier est une petite boîte métallique de la forme et de la taille d’une briquette, que l’on remplit d’explosifs agrémentés d’une mèche, avant de la tremper dans de l’asphalte et de la rouler dans de la poussière de charbon. Personne ne soupçonne que sous ce charbon est cachée une bombe et, avec cette briquette, on peut faire sauter en s’amusant une locomotive à vapeur, les fours des fonderies de l’industrie d’armement ou bien même les chauffe-eau des quartiers généraux de la gestapo.

 

Un autre engin astucieux est la bombinette, un tuyau court rempli de combustibles, muni d’une ampoule d’acide à une extrémité. Il suffit de la tourner pour briser le verre. Les combustibles s’imbibent lentement jusqu’à la mèche ; le contact se produit, provoquant une explosion qui résulte en un feu violent. Il n’est pas difficile de faire passer clandestinement la bombinette dans la gare de marchandises et de la glisser discrètement dans une botte de paille sur un wagon. Au bout de quelques heures se déclenche un vrai feu d’artifice ; la paille qui s’enflamme alors est un spectacle prodigieux, les Tchèques s’amusent énormément en voyant la locomotive allemande rentrer chez elle, dans son empire, en traînant derrière elle quinze wagons en flammes.

Le bonbon le plus suave offert par Mašín à ses compatriotes est l’espoir : au moins, les gens voient et entendent que tous n’ont pas encore renoncé. Ce n’est pas d’ailleurs la peine de lire les journaux, mieux vaut balancer des coups de pieds dans la radio, les nouvelles du monde sont comme des claquements de fouet : Hitler s’est mis d’accord avec Staline pour rayer la Pologne de la carte, les nazis poursuivent leur ascension sur la spirale de l’histoire, ils palabrent sur leur empire millénaire et personne ne semble réellement capable de les faire échouer. Peut-être que la seule chose qui témoigne momentanément contre eux est la dépravation grotesque de leur pensée, de leurs valeurs et de leur psychologie, seulement la vie moderne n’est pas un conte de fées. Qui sait si le bien l’emportera encore un jour ? Qui sait si l’heure de la vengeance peut encore sonner ?

 

UNE VALISE POUR BERLIN

En août 1939, Zdena Mašínová envoie un télégramme à Berlin, à l’attention d’Anton Nowak, alors traducteur pour la gestapo, « pomme pourrie tombée du superbe jardin tchèque », et qui consiste en trois mots : RENTRE MÈRE MOURANTE.

Borek rentre par le premier train pour Prague. Sa sœur l’attend à la gare même où son père, par une rose rouge, a interverti le cours des projets de vie de sa mère. Quand Zdena Mašínová l’aperçoit, elle se jette à son cou. Personne ne devinerait que ce sont des retrouvailles entre frère et sœur. Zdena étouffe Borek tel un python, elle lui sourit tout en ravalant ses larmes, pleine de terribles remords à son égard : elle a détesté Borek une année entière, mais maintenant, son soulagement est immense. Elle a récemment découvert que ses sentiments résultaient d’un malentendu, tout était différent de ce qu’elle avait pensé et donc, la voici de nouveau pendue à son cou.

Borek sourit béatement à sa sœur. Il ne lui en veut pas de l’avoir détesté, il n’a jamais été fâché contre elle ; il l’embrasse sur la joue. « Bon, allez, calme-toi. » Ses larmes ont un goût de sel, comme toutes les larmes, ce qui explique probablement pourquoi il est des océans de larmes.

Les frères et sœurs de leur mère n’iront sûrement certainement pas retrouver celle-ci à Olomouc : pourquoi faire ? Emma ne gît absolument pas sur son lit de mort, elle est solide comme un roc et ne connaît même pas l’existence du télégramme : ce télégramme à Berlin n’était qu’une ruse convenue depuis longtemps, Anton Nowak ayant besoin d’un prétexte pour faire discrètement un saut à Prague. Zdena prend son frère par le bras et l’emmène dans un café où ils ont un rendez-vous important. Ils marchent dans la ville estivale depuis la gare de style art nouveau jusqu’au fleuve argenté. On sent la poussière dans l’atmosphère ; c’est une soirée de chaleur, les bruits des rues sont étouffés, comme si l’on avait jeté une couverture sur la ville, et les rues latérales sont complètement mortes. Si Borek ne cesse de s’étonner de ce qui s’est passé ici, c’est qu’il ne se souvient absolument pas de Prague : cette ville a quand même toujours paradé comme un paon, c’était autrefois un défilé de mode permanent. Comment est-ce possible ? Prague dégageait toujours une énergie érotique que l’on ressent désormais à Berlin, à tous les coins de rue. Berlin vénère la beauté du corps, tout y fleure bon l’instinct de reproduction, c’est la capitale des jupes moulantes chargées d’électricité, on y élève de somptueux monuments, elle ressemble à la capitale du monde, elle irradie la confiance en soi, tous les enfants le sentent : à Berlin, tous les bébés crient à pleins poumons, alors qu’à Prague, cette couverture s’étale même sur les berceaux, les bébés pleurnichent et puis c’est tout. Borek aime l’atmosphère berlinoise, il aime se laisser porter par les courants de l’agitation urbaine, grâce auxquels il s’élève toujours plus haut ; il est récemment tombé amoureux, il traduit pour la gestapo et il a des revenus décents. Merci Berlin, je te le revaudrai bientôt, je rentrerai bientôt dans ton histoire.

 

Zdena emmène Borek dans un café bondé. Le contact de Borek est assis au fond de la salle, à une table en marbre, et bien qu’il tourne le dos à la porte, il voit quand même les Novák, frère et sœur, une fois entrés dans la salle : il les observe dans la fenêtre éclairée comme dans un miroir, puis se lève en donnant une vigoureuse poignée de main à un Borek tout ému. Il porte la barbe et des lunettes, fume la pipe, il ressemble à un professeur mais se comporte comme un étudiant ; il rit, heureux, très content que Borek soit enfin venu : c’est qu’il fait partie de la famille, le barbu à la pipe n’étant autre que le confiseur.

Zdena Mašínová ne l’a appris que récemment, mais la métamorphose de Borek en Anton Nowak avait été organisée par son mari. Borek est parti à Berlin comme agent des services de renseignements militaires tchécoslovaques. Sa mission était ultra secrète, même sa propre sœur ne devait pas être au courant. C’est pourquoi Zdena avait tout d’abord été hors d’elle : quelle race supérieure ? Comment son frère avait-il pu ainsi devenir un renégat ? Seul un désespéré pouvait être prêt à changer de nom. Mais maintenant qu’elle sait la vérité, Zdena ne comprend pas comment elle a pu être si naïve. Elle aurait pourtant dû s’apercevoir qu’en réalité, Borek n’aurait jamais fait une chose pareille, seulement elle n’avait pas été la seule à réagir de la sorte : Emma aussi avait profondément sous-estimé son fils et d’ailleurs, elle est toujours en colère contre lui, car en attendant, personne ne lui a dit la vérité. Mais elle l’apprendra bien assez tôt : ils lui diront tout quand Borek sera arrêté par la gestapo.

Les Mašín passent toute la soirée en compagnie de Borek. La guerre ne fait que commencer, la vie quotidienne n’a pas encore complètement changé et, puisqu’il est encore possible de commander du champagne et du vrai café dans cet établissement, ils dégustent en souriant de délicieuses boissons ; bien qu’ils parlent à voix basse, ils se sentent merveilleusement bien. Chaque fois qu’elle regarde son mari, Zdena est parcourue d’une vague d’admiration qui n’est pas sans une nuance d’excitation érotique, comme si, soudain, elle s’éprenait d’un étranger : elle adore cette nouvelle odeur de tabac, l’habileté avec laquelle il manie la pipe lui plaît, on dirait qu’il l’a fumée toute sa vie, et comme ça lui va bien, ce soir ; même ces lunettes sont seyantes, bien que leur monture encercle le même verre que le châssis des fenêtres. Il est avare de mots et laisse Borek parler tout son soûl, mais Zdena voit à sa mine combien il est satisfait. Borek devait justement lui annoncer une excellente nouvelle ; ils organisent certainement quelque chose ensemble, Zdena ne s’intéresse pas aux détails, mais elle espère follement que cette soirée ne finira jamais. Assise en compagnie de ses hommes, elle se dit : Bon sang, pourvu que ce morceau de sucre ne fonde jamais, que ce café ne refroidisse jamais, qu’on ne nous apporte jamais l’addition.

Borek est radieux. Pourquoi en serait-il autrement ? Ce soir, il s’acquitte de toutes ses dettes. À partir d’aujourd’hui, ce n’est plus un dandy coureur de jupons, il est enfin devenu un homme rangé, il est enfin des leurs ; son bonheur s’épanouit dans le superbe jardin tchèque. Mašín sourit, Zdena lance en elle-même le compte à rebours ; mais, dans le café, la lumière diminue et si quelqu’un allumait entièrement ces lustres de cristal, ils éclateraient sous l’effet d’un bonheur intense.

Ensuite, comme toujours, c’est l’heure. Où est le sucre ? C’est le café qui l’a pris. Et où est le café ? Où est ce vin ? Plus une goutte dans la bouteille, mais c’est comme ça. Mašín fait signe au serveur, garçon, l’addition. Pourquoi ? Pourquoi déjà ? Pourquoi si vite ? Moi, je voudrais bien rester ici jusqu’au matin. Une précieuse soirée s’achève, adieu mon amour, les deux hommes embrassent Zdena et disparaissent dans la nuit ; ils ont encore beaucoup de travail : ils doivent faire des valises pour Berlin dans l’un des appartements refuges des Mašín au centre de Prague. Mašín a déjà choisi deux valises pour Borek et si elles sont petites, elles sont sacrément lourdes pour leur dimension.

Le lendemain matin, Borek monte avec ses deux valises à bord du train pour Berlin. On dirait qu’il traîne des bagages remplis de conserves. La guerre et les bagages vont bien ensemble, il est rare de voyager léger ces temps-ci. Borek soulève chaque valise avec précaution et la pousse des deux mains dans le filet à bagage, puis il se laisse tomber sur son siège, côté fenêtre, et ne regarde plus au-dessus de sa tête au cours du trajet. Il n’a aucun contrôle douanier à craindre, Prague faisant partie de l’Allemagne, il n’y a plus aucune frontière entre Prague et Berlin. Borek reste tranquillement assis à méditer. Qu’est-ce qui lui passe par la tête ? Le compartiment se remplit peu à peu. Au-dessus, dans les valises, se trouve tout un tas d’explosifs. Il ne peut rien arriver. Bien sûr que si. Il peut toujours arriver quelque chose. Borek observe la petite famille qui s’est installée en face de lui et se dit : Vous ne vous doutez pas combien la vie est fragile, et qui sont les gens assis sous ses bombes ? Il y a là une toute petite fille avec des rubans dans ses longs cheveux blonds, son frère est en culotte courte, légèrement voûté, et leur fière maman ? A-t-elle un casse-croûte pour les enfants ? Leur donnerait-elle des œufs durs ? Elle leur dit de faire attention aux coquilles, Achtung, Achtung, ça sonne si naturel en allemand. Attention à nous, nous sommes de la race supérieure. Leur mère n’est-elle pas à tout hasard une grande patriote allemande ? Ne prend-elle pas les Tchèques de haut ? N’est-ce pas justement pour elle que Borek et le confiseur ont fabriqué cette machine infernale ? Mais qu’en dit Borek ? Parvient-il à s’imaginer ses bombes en train de faire éclater cette petite famille en lambeaux de chair noircie ? Supporterait-il la vue de ces petites têtes d’enfants arrachées à leur corps carbonisé ? Qu’est-ce qui lui prend aujourd’hui, bon sang ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Pourquoi est-il préoccupé par des pensées pareilles ? Ces valises doivent pourtant faire sauter le siège central de la police et le Ministère de l’Aviation du Reich : ces explosifs sont destinés aux grands chefs nazis et non aux petits enfants, et lui est un soldat, et que serait un soldat sans ennemi ? Rien.

Il se peut que ce matin, dans ce train à destination de Berlin, Borek ne pense même pas aux bombes, qui sait ? Peut-être réfléchit-il à ce à quoi il réfléchit toujours : à Berlin, Borek s’est enfin trouvé une femme qui l’égale en tout. Elle s’appelle Jana Melcherová et elle a autant de sang tchèque que de sang allemand, tout comme Borek. Personne ne l’a sommée de rentrer à Berlin. Elle n’est pas là pour faire de l’espionnage. Melcherová n’est qu’une opportuniste de plus, pour qui Berlin est le nombril du monde. C’est une ravissante blonde peroxydée qui aime étaler ses charmes. Les hommes lui tournent autour, ce qui l’amuse ; elle a une prodigieuse fantaisie érotique et aime éveiller le désir en eux. Elle fait tout à l’extrême. C’est la première femme qui inspire une terreur saisissante à Borek ; en même temps, c’est rageant, car Borek va aujourd’hui à Berlin pour la dernière fois, demain commence pour lui une vie nouvelle, une vie sans Melcherová, c’est comme ça. C’est une immense perte et un immense soulagement, l’amour est une affaire effroyable. Borek sera triste de la quitter, il n’a que Melcherová en tête ces derniers temps, mais qu’y faire ? Ce soir, ils seront ensemble pour la dernière fois.

À Berlin, Borek dépose ses valises dans une chambre louée et file chez Melcherová, qui l’attend. Elle l’embrasse, l’excite, sans se douter que Borek ne lui appartient plus, qu’ici, il est absolument seul. Difficile de prétendre qu’il en va autrement ; il est évident que c’est leur dernière nuit ensemble. Si au moins il pouvait lui faire ses adieux, mais ce n’est pas possible. Borek ne peut lui offrir que sa semence, parler par allusions et faire comprendre des choses que Melcherová ne comprendra qu’après coup. C’est bizarre, tant de confiance et d’intimité, et cependant, tant de choses qu’aucun des deux n’apprendra jamais sur l’autre, et quand on ne sait pas tout de quelqu’un, alors que sait-on de lui ? Rien.

Le 15 septembre 1939 à huit heures et demie du soir, sous un arbre de la Leipzigerstrasse, Borek reprend son souffle. Il a traversé la ville à toute allure jusqu’ici ; il a laissé la première valise contre le mur du commandement de la police sur Alexanderplatz, c’était il y a une demi-heure et là, il vient de laisser la seconde dans le renfoncement de la porte du Ministère de l’Aviation du Reich, dont il s’est éloigné d’une centaine de pas, ça suffit largement. Maintenant, il se retourne et, à l’ombre de son tilleul, il suit du regard un lieutenant-colonel de la Luftwaffe qui s’approche de la valise. Il marche en compagnie de trois autres officiers, Borek a veillé à ne pas les regarder : jamais il ne parviendrait à oublier leur visage. Ils se dirigent en effet directement vers le lieu où la bombe va exploser dans un instant. Borek n’a eu qu’à jeter un clin d’œil pour découvrir leur grade : ils sont tous officiers, le plus éloigné de la chaussée est le lieutenant-colonel ; tous se retrouvent maintenant dans cette étrange course avec le temps, sans se douter de rien, sans savoir que la vie et la mort ne sont qu’à quelques pas d’ici ou de là-bas. Borek est angoissé, son cœur s’affole ; personne ne va leur barrer la route ? Nul ange gardien à la fenêtre du ministère ne va crier à ces officiers de s’arrêter ?

L’un des quatre hommes tourne brusquement en direction du Wertheim, il traverse la rue jusqu’au grand magasin, sur le trottoir d’en face, un édifice de quatre étages aux vitrines immenses. En allant faire des courses, cet homme aura la vie sauve. Les autres officiers ne s’arrêtent même pas ; s’ils lui serraient la main, s’ils lui disaient un instant au revoir, alors qui sait comment ça finirait. Mais les officiers ne disent pas au revoir, ils se contentent de saluer et continuent, attirés par la forte puissance de la machine infernale. Borek ne peut détacher le regard de ces hommes, ils sont presque à côté de la valise. C’est maintenant ! Borek tente de toutes ses forces de faire un peu avancer le temps, pour que jaillisse cette petite étincelle indispensable, allez, bon sang, vas-y ! Mais quelque chose a dû s’enrayer, les officiers viennent de dépasser la valise, ils commencent à s’en éloigner, c’est fichu. Tout autour, on entend le bruit du tramway. Ça va prendre feu, là-dedans. C’est une déflagration assourdissante, Borek s’arrête de respirer et observe le tramway qui se renverse sur le côté. Un souffle énorme fait brusquement reculer Borek de quelques pas, un angle tout entier du ministère s’écroule, du verre vole partout en éclats, toutes les vitrines du Wertheim sont tombées de leur cadre. Il règne soudain un silence stupéfait. Tout s’arrête un moment, puis la rue entière pousse un hurlement de douleur, une tempête de cris et de gémissements aigus se lève, la fumée voile la rue jonchée de briques et d’éclats de meubles détruits, des corps inertes gisent sur le trottoir. Göring, ministre de l’Aviation, ne se trouve pas parmi eux, mais le lieutenant-colonel de la Luftwaffe a certainement écopé ; ce n’est pas un mauvais résultat. Autour du tramway renversé s’attroupe une foule en colère qui gronde, les Berlinois n’ont jamais pensé qu’un jour ça finirait comme ça, ici, tout de même, au cœur de la paisible Allemagne, ça n’aurait pas dû arriver. Une explosion pareille a sa place quelque part à Varsovie ou à Londres. C’est une erreur, mesdames et messieurs, dans six ans, il ne restera plus ici aucune pierre sur une autre, ce n’est qu’un petit signe avant-coureur, un petit bonjour de Prague, Heil Hitler, le confiseur vous salue.

Au bout d’une demi-heure, alors que Borek monte dans un rapide à la gare d’Anhalt, la police est déjà là, qui contrôle les papiers. Bitte sehr, meine Herren, Anton Nowak, gestapo1« S’il vous plaît, messieurs, Anton Nowak, gestapo ».. S’il vous plaît, qu’est-ce qui s’est passé ? Hein ? Des terroristes venus d’Angleterre ? Quels salauds, cette attaque à la bombe aurait fait cent morts… Mais ce n’est pas possible, enfin si vous le tenez d’un témoin oculaire, ça ne peut pas être une rumeur, non, ça fait réfléchir ; même si aujourd’hui, des rumeurs, dans Berlin, il n’y que ça ; enfin vous savez pourquoi aujourd’hui les gens croient tout, c’est à cause de la censure, c’est parce que les nouvelles ne vous apprennent rien, alors ensuite, tout ce que vous pouvez dire prend de l’ampleur, quelle est aujourd’hui la part de vérité dans cette rumeur, un dixième ?

Dix pour cent de cent, ça ferait dix morts, cinq au ministère et cinq à la direction de la gendarmerie ; ça ne serait pas trop mal. Borek s’assied sur la banquette du train et ferme les yeux, il ne veut plus voir Berlin, il part en exil. L’explosion retentit à ses oreilles, il a encore sur les doigts l’odeur de Melcherová à qui il n’a même pas fait ses adieux, la pauvre, ça va la démolir, espérons qu’elle comprendra tout par la suite. Le train finit par se mettre en branle, ses roues métalliques commencent à grincer, Janička, adieu, adieu, Janička, ton Anton.

Le train de Borek traverse Prague et continue jusqu’à Vienne : le confiseur envoie son beau-frère derrière les frontières, il a accompli sa mission et traverse l’Autriche selon un itinéraire secret jusqu’en Yougoslavie, puis il poursuivra via Istanbul, jusqu’à l’armée étrangère tchèque.

À la gare de Vienne se trouve un homme muni d’une canne jaune. Borek commence à discuter avec lui, le type répond correctement au mot de passe convenu, tout se déroule sans encombres jusqu’à la frontière entre l’Autriche et la Yougoslavie. Selon ses plans, il doit la franchir à Spielfeld. Le passeur doit conduire aujourd’hui deux soldats de l’autre côté, Borek et un officier polonais, mais dans l’obscurité, il va heurter la garde autrichienne, qui se met à tirer. Borek est blessé à la jambe. C’est fini. Le Polonais réussit encore à s’enfuir et, bien entendu, le passeur s’évanouit dans la nature. Borek est tout d’abord envoyé à Prague, à la gestapo ; il redevient soudain plus tchèque qu’allemand. C’est le célèbre boucher Fleischer2Fleischer signifie en effet « boucher » en allemand. qui mène le premier interrogatoire, la gestapo ne désire plus que Borek lui traduise quoi que ce soit. Désormais, il doit parler. Alors, Bubele3« Vaurien »., n’auriez-vous pas à tout hasard été envoyé à Berlin comme espion ? N’auriez-vous pas pris la nationalité allemande à l’initiative de l’état-major général de l’ancienne armée tchécoslovaque ?

– Mais non, enfin, absolument pas », ment Borek, qui se laisse volontiers tabasser. Il a encore beaucoup de chance : la gestapo le soupçonne d’espionnage, mais personne n’a songé qu’il pourrait être impliqué dans les attentats de Berlin, auxquels personne ne pense, puisqu’ils sont étouffés par la censure. S’ils s’étalaient dans les journaux, Fleischer ferait sûrement le lien. Mais Borek avoue seulement une tentative d’évasion. Les hommes de la gestapo se doutent qu’il ment, mais il a une chance inouïe, il est traité comme un Allemand et finit même par être renvoyé en Allemagne, à la prison militaire de Berlin-Tegel, où il sera interrogé.

La première personne à qui Borek écrit depuis sa cellule berlinoise est Jana Melcherová. Celle-ci ne s’aperçoit probablement même pas qu’en fait, Anton l’a abandonnée. À l’époque, il avait dû réprimer toute la nuit son envie de lui faire ses adieux ; à présent, il est ravi de les avoir lâchement ravalés : il peut ainsi tout simplement lui dire qu’on l’a arrêté à tort.

 

Melcherová essaie de toutes ses forces d’aider Borek. Elle parle avec ses enquêteurs pour leur faire comprendre que quelqu’un s’intéresse à cet homme à moitié allemand, elle lui apporte des paquets, lui lave son linge, va lui rendre visite, elle va même jusqu’à soudoyer le gardien pour qu’il les laisse seuls de temps à autre dans la prison. Ce n’est plus comme avant, d’ailleurs, comment serait-ce possible ? C’est rapide, biologique et un peu maternel à la fois. Où est passée cette intimité vertigineuse ? Disparue. Comment ça se fait ? Est-ce l’environnement, la faim, la tension nerveuse et la nécessité d’être en permanence sur ses gardes ? Est-ce seulement le masque que Borek ne peut jamais se permettre d’ôter, ou bien est-ce que quelque chose entre eux a changé ? L’intimité de leur relation se serait-elle entièrement évanouie ?

En 1941, Melcherová tombe enceinte. Elle dit à Borek que l’enfant est de lui.

Borek la croit. D’ailleurs, que faire d’autre ? Un enfant est un formidable instrument quand on affaire aux gens et Melcherová sait en tirer parti. Sa grossesse lui ouvre toutes les portes, elle apporte du tabac à Borek et lui tient la main au cours de ses visites, elle voit à quel point la vie en prison l’a ébranlé, c’est quand elle lui tient seulement la main en évoquant toutes les belles choses qu’il est le plus heureux. En tôle, les souvenirs sont comme de l’alcool, alors ils s’élèvent tous deux au-dessus de la prison et au-dessus de Berlin, Melcherová pose la main de Borek sur son ventre, ils attendent ensemble que le bébé donne des coups de pied, et lorsque leur fils naît en 1942, ils l’appellent Richard. Richard, ce n’est pas Friedrich, ni František, Richard n’est pas Hans ni Horymír, Richard est un nom qui fonctionne aussi bien en allemand qu’en tchèque, un nom parfait un enfant de sang mêlé.

Des diverses cellules qu’il occupe dans les prisons berlinoises, Borek écrit des lettres à tout le monde. Il se tourne vers Emma, Zdena, tous ceux dont il se souvient, pour leur demander de l’aide. Dans ses missives, il demande des colis de nourriture et donne des instructions précises en ce qui concerne les timbres à coller sur le paquet : il les a collectionnés toute sa vie et maintenant, ça tombe bien, durant ses vieux jours, il est devenu philatéliste spéculateur. Il écrit négligemment ses lettres, où il note un tas d’idioties : il lui faut noircir le plus de pages possibles car, entre les lignes rédigées à l’encre, il insère des messages secrets. C’est un vieux truc de taulards : il écrit ces messages avec son urine entre les lignes à l’encre et les mots restent invisibles jusqu’à ce qu’on chauffe la lettre au-dessus d’une bougie. Emma et Zdena connaissent ce secret et elles savent comment s’y prendre avec une bougie fumante et du papier portant de l’urine.

Borek glisse aussi des lettres dans les coutures de ses vêtements sales. Ses chemises repartent régulièrement à la maison ; les Allemands sont à cheval sur l’hygiène. Dans ses missives clandestines, Borek demande surtout du sucre, car c’est avec du sucre que l’on soudoie le mieux dans les prisons berlinoises. Borek organise sans cesse son évasion, il l’a bien mise au point, il a préalablement embobiné jusqu’aux gardiens et c’est Melcherová qui l’aidera à l’extérieur. La vie en prison est insupportable, sa jambe blessée par balle n’a jamais complètement cicatrisé et à Berlin, aujourd’hui, avec des pots-de-vin, tout est possible. Il ne manque plus à Borek qu’un seul kilo de sucre, mais il y aura toujours quelque chose pour faire échouer son évasion : Emma et Zdena ont beau réussir à rogner le plus possible sur le sucre, il lui manquera toujours ce seul et unique kilo.

Pour finir, Borek est libéré par l’armée américaine. En avril 1945, les Américains ouvrent les cellules de la prison de Hameln et renvoient tous les squelettes ambulants chez eux. Heureusement, Borek est encore en vie, sa blessure à la jambe ne cicatrise pas et ses mains tremblent si fort que lorsqu’il veut boire, il renverse presque tout le contenu du verre avant de le porter à ses lèvres. Et alors ? Il prend donc un grand bol qu’il remplit toujours à moitié. Il ne peut pas écrire non plus mais bon, qu’importe, l’essentiel est qu’il respire encore.

Borek rentre chez lui en compagnie de sa tendre Jana Melcherová et de son fils Richard. Il arbore à son revers un insigne doré : une faucille et un marteau. À présent, Borek aime Staline, il aime les Russes, ceux-là, ils ont gagné la guerre, les frères slaves sont les meilleurs joueurs d’échecs du monde, ils ne se font jamais avoir et ils ont le cœur gros comme ça, ils ont mis un terme à l’exploitation de l’homme par l’homme, ils font tout pour les pauvres, qui sont des leurs, Borek a enfin vu la lumière sur le chemin du supplice et il est devenu communiste.

Ce qui, seulement dix ans plus tard, lui vaudra la corde.

 

CHÈRE GESTAPO

Lorsque, en 1939, Josef Mašín consacre sa vie à la résistance, il va presque avoir quarante ans. Toute sa vie, il a impitoyablement fait travailler son corps, de telle sorte qu’il est toujours souple et vigoureux. Cependant, le premier cheveu blanc est apparu sur sa tête. À peu près combien de temps encore lui reste-t-il ? Comment ça, ce n’est pas tout ? Il va encore vivre pleinement ; il a la même allure que quand il rampait dans le no man’s land pendant la Première Guerre, on dirait qu’il a retrouvé sa jeunesse. Il sort, déguisé dans la rue, aidé, pour ce faire, par un certain tailleur du nom de Cabicar. Cet homme parfaitement fiable a un important stock de vêtements et pourrait faire un excellent costumier de théâtre. Grâce à Cabicar, Mašín se pavane dans les gares de marchandises en uniforme bleu de cheminot, quand il ne traîne pas en salopette dans le hall des fabriques d’armement ; il se promène même parfois dans Prague en long manteau et chapeau verts, une croix gammée sur son col. C’est ce qu’il préfère ; par exemple, quand il s’assied dans le tramway à côté d’une jolie demoiselle tchèque qui fait un bond et s’éloigne du nazi, comme s’il avait la lèpre. Mašín en a la chair de poule, c’est un sentiment formidable : il n’est pas seul, tous sont avec lui.

Mašín finit même par trouver un uniforme d’officier de la Wehrmacht. Il l’enfile, part en voiture jusqu’à la caserne allemande de Vršovice, où il agite un faux ordre sous le nez de l’officier chargé du ravitaillement, il remplit d’armes le coffre de sa voiture, salue le garde à l’entrée et repart. Rien d’extraordinaire, c’est simple comme bonjour, il s’agit seulement de ne pas avoir peur. Ne pas avoir peur : facile à dire, mais en temps de guerre, la peur est l’alpha et l’oméga de tout.

Pour traiter le cas des « Rois mages » de la résistance pragoise, la gestapo engage Oskar Fleischer, admirateur des méthodes policières modernes, qui fait de longues heures au palais Petschkov, au centre de Prague. Cette ancienne banque convient parfaitement aux activités de la police moderne ; elle a quelques niveaux souterrains, où les anciennes salles des coffres aux portes blindées sont devenues des lieux de travail idéaux, parfaitement insonorisés : Fleischer arrive à y torturer jusqu’aux aveux presque tout le monde. Il aime son travail. Au départ, tout le monde lui ment, un Tchèque honnête est un oxymore, et alors ? Fleischer aime ces polémiques et cette tension, il adore la vérité, la vérité finit toujours réellement par l’emporter, même si ce n’est parfois qu’au bout de quelques raclées à répétition. Mais après une besogne pareille, on ne peut pas rentrer directement chez soi : il faut émerger lentement, avec prudence, des profondeurs du palais Petschkov ; Fleischer règle la question en allant tous les jours écluser quelques verres à la fin de son service.

Par une nuit d’automne, au sortir du travail, Fleischer va réguler sa tension dans sa brasserie préférée. Il fume un gros cigare en se vautrant dans un océan de satisfaction intérieure, lorsqu’un jeune homme se penche vers lui. Une cigarette non allumée barre sa lèvre inférieure, il porte un long manteau vert, au revers duquel brille une araignée. C’est son homme et comme lui non plus n’a pas honte de son crédo nazi, Fleischer lui offre volontiers son cigare, allumez-là donc avec ça, mon garçon. Le jeune homme pique sa cigarette dans l’extrémité incandescente du cigare, tire une longue bouffée et dit, avec un agréable sourire : « C’est très aimable à vous, merci infiniment. »

Fleischer lève la main : « Mais enfin, ce n’est rien du tout. » Ce n’est bien sûr qu’une formule de politesse, mais en réalité, ça valait le coup. Fleischer se grave cet instant en mémoire : un petit nuage de chaleur humaine bien agréable, un joli pont entre deux êtres supérieurs qui triment ici parmi ces menteurs, ces pouilleux que sont les Slaves.

Quelques jours plus tard, le Dr Hans Ulrich Geschke, chef de la gestapo à Prague, convoque Fleischer dans son bureau. Il a une mine de bureaucrate et lui lance d’emblée : « J’aimerais enfin savoir comment se déroule l’enquête sur les dits ‘Rois mages’. Est-ce qu’on a un peu avancé dans cette affaire, ces derniers temps?

– J’ai bien peur que non, répond Fleischer, il semble même qu’ils ont tous fui à l’étranger.

C’est exactement l’effet que Mašín voulait produire quand il a fait envoyer d’Istanbul une carte postale au pays, avec un bonjour et sa signature, carte qu’il avait soigneusement écrite d’avance à Prague en espérant seulement qu’à la poste, les censeurs allemands n’y jetteraient pas un coup d’œil.

– Alors comment m’expliquez-vous ça, Fleischer ? » Geschke lui tend l’enveloppe qu’il a reçue au courrier d’aujourd’hui, dans laquelle a été insérée une lettre d’accompagnement destinée à Geschke, où le docteur est poliment prié de bien vouloir transmettre la présente à Herr Fleischer.

« Oskar, mon pauvre ! lit-on en tête. J’ai parié avec Mašín et Balabán que j’allumerais ma cigarette avec ton cigare. J’ai parié mille couronnes et je te fais savoir que j’ai gagné ce pari mardi. Arrête de tyranniser les Tchèques, sinon ça va te coûter cher ! On en sait long sur ton compte et tu n’échapperas pas à la vengeance ! Ne l’oublie pas. »

La lettre est signée Mašín, Balabán et Morávek, ce bâtisseur de passerelles sentimentales entre êtres supérieurs, qui a soufflé sur Fleischer un agréable petit nuage de chaleur.

Fleischer est fou de rage, quoi de plus normal, un courant de chaleur humaine souffle dans les couloirs de la gestapo à Prague, où il y toujours quelqu’un, une cigarette non allumée aux lèvres, pour arrêter Fleischer en lui demandant s’il voudrait bien lui donner du feu. Cette plaisanterie le poursuivra jusqu’à la fin de la guerre.

 

Traduit par Christine Laferrière

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1. « S’il vous plaît, messieurs, Anton Nowak, gestapo ».
2. Fleischer signifie en effet « boucher » en allemand.
3. « Vaurien ».