/7/
Pour l’instant, le tableau dans le dos d’Oskar est blanc.
« Le lecteur vient juste de commencer à lire cette histoire, il y a à peine quelques minutes, » dit-il. « Il ne connaît que vos noms et quelques détails, rien de plus. »
Les étudiants l’observent, étonnés. Oskar comprend qu’il a réussit à attirer leur attention.
« Il est en train de lire ces lignes, » poursuit-il. « Espérons qu’il y met une certaine ardeur – auquel cas d’ailleurs nous n’avons pas le droit de la décevoir. Ou bien peut-être le fait-il avec une méfiance qu’il va nous falloir vaincre. Peut-être aussi, a priori, avec désintérêt. L’écriture est une lutte pour gagner l’attention du lecteur. Pourquoi, parmi des milliers de livres, a-t-il fallu qu’il choisisse le nôtre ? Les premières pages représentent une lutte-clef que nous devons gagner. »
« Gagner. »
Il note l’approbation de Kamil, trop rapide, trop évidente.
« Peut-être aurions-nous intérêt à essayer d’imaginer un lecteur. N’importe qui peut être notre lecteur… Que quelqu’un commence. Kamil. »
Kamil émet un rire déconcerté.
« Imagine un lecteur, n’importe lequel. Définis son âge, sa profession, ses habitudes, son humeur du moment… »
« Son humeur ? » répète Kamil, incertain.
« L’humeur dans laquelle il est en ce moment – alors qu’il vient de commencer à lire notre histoire. »
« Okè. Disons… Une vendeuse chez Diesel. Elle est de mauvaise humeur. »
Kamil rit comme s’il avait fait une blague ecellente. Présomption d’innocence, pense Oskar, qui se rappelle l’axiome de son collègue Uhde : s’il nous est impossible de reconnaître le talent de l’étudiant, se comportons envers lui comme s’il en avait.
« Tu penses que cette histoire l’amuse, pour l’instant ? dit-il, aussi affable que possible.
« Si elle l’amuse ? » Kamil jette un œil sur les autres étudiants. « Alors ça, j’en ai aucune idée ! »
Oskar se rend compte qu’il n’est pas le seul à trouver désagréable le rire de Kamil. Il interpelle Simona du regard, laquelle cligne des yeux d’un air surpris.
« Je ne sais pas. Pourquoi pas… une laborantine en prothèses dentaires ? » dit-elle, renfrognée.
Elle regarde Jakub et se tait.
« Très bien. Une laborantine en congé maternité, » dit Oskar en lançant un bref sourire à Anna. « Vingt deux ans. Elle ne peut lire qu’après que son petit Pavel se soit endormi – et avant, elle doit encore nettoyer la cuisine, etc. Elle se rend compte que pendant les premières minutes de lecture, elle est incapable de se concentrer, car des dizaines de soucis pratiques lui trottent dans la tête. Elle a oublié de rincer son mixer. Sous le canapé, il y a une cacahouète que Pája pourrait avaler. Et ainsi de suite. C’est pour ça qu’elle est obligée de revenir sur certains paragraphes. Pour l’instant, ça ne l’amuse pas tellement, à vrai dire. Les personnages ne lui sont pas proches du tout : un écrivain imbus de lui-même et quelques étudiants… Elle a déjà pensé à laisser tomber et à feuilleter le dernier numéro de Betynka, mais quelque chose l’oblige à continuer. Elle ne veut pas finir comme d’autres mamans à la maternité qui sont incapables de parler d’autre chose que de leurs enfants. »
On dirait que dans l’ensemble, ça les a amusé.
« Un autre lecteur ? »
Eva prend une inspiration. Décolleté, minijupe. Soit son bronzage de l’été n’a pas encore disparu, soit elle fait des séances d’UVA.
« Il s’appelle Patrik. Il a vingt cinq ans et il est célibataire. Il n’arrive pas à trouver la bonne, parce qu’il ne m’a pas encore rencontrée ! » jette-t-elle.
Oskar a un sourire poli.
« Il faut dire que le soir, il ne sort pas beaucoup, il reste à la maison à écouter de la bonne musique ou à lire. Il a des yeux incroyablement beaux. Et la bouche aussi. Et les épaules larges, mais les mains douces. »
« Les mains douces ! » dit Kamil en riant.
« Pas mal, » dit Oskar avec indulgence. « Un autre lecteur ? »
« Une laborantine en radioscopie, elle est en congé maternité, » dit Jakub. A la différence de la prothésiste, elle est littéralement emportée par notre histoire. Le personnage de Jakub surtout, cet étudiant talentueux, l’a tellement fascinée qu’elle néglige de s’occuper de son enfant. Sa petite Sonia, la pauvre, repose dans ses excréments. Elle a le derrière tout rouge et tout irrité. »
« Sonia la Rouge , » constate Oskar.
Rires.
« Sonia la Rouge ! » glapit Kamil. « Celle-là, elle est trop forte ! »
Oskar se maîtrise.
« Quelqu’un d’autre ? »
Personne.
« Bon, alors je continue : Karel, cinquante ans, directeur d’une usine de tapis. »
Simona et Jakub échangent un regard.
« Il est en vacances en Croatie avec sa femme, Alena, » poursuit-il. « A Primosten. Comme d’habitude, ils sont partis début juin, avant les vacances scolaires, parce que c’est moins cher, et qu’ils n’aiment pas les fortes chaleurs et les plages pleines de gamins qui braillent. Leurs deux filles sont déjà grandes. »
Jasmina hoche la tête.
« Pour l’instant, c’est sa femme, de cinq ans plus jeune, qui lit notre livre. Elle a rabaissé les bretelles de son maillot de bain pour mieux bronzer. Elle vient juste d’éclater de rire. Ce rire la rajeunit et ramène Karel aux années où ils se sont rencontrés. Il l’observe avec un air de supériorité condescendante, mais avec en même temps quelque chose de presque jaloux. »
« Jaloux ? » répète Jasmina, dubitative. « Pourquoi jaloux, pour l’amour du ciel ? »
Bien qu’elle ne lui soit pas sympathique, Oskar lui est reconnaissant pour ce premier désaccord.
« Presque jaloux. Il est un peu jaloux de cet auteur inconnu, parce qu’il a réussit à faire rire sa femme. Et si Alena allait jusqu’à dire à Karel qu’il devrait lire ce livre ? »
« Lire ce livre. »
Ca commence à devenir insupportable. Oskar se demande quand et comment il va faire pour le dire à Kamil. Derrière les fenêtres de la salle de classe, les feuilles tombent.
« Quelques instants plus tard, Alena va nager et Karel tire le livre vers lui. Il est, je dirais, méfiant. Il regarde le nom de l’auteur, lit la quatrième de couverture et se met à lire avec l’air de dire Vas-y, montre moi ce que tu sais faire, scribouillard ! Si on lui présentait l’auteur en personne, il est probable qu’il se comporterait autrement, mais là, sur la plage, il a indubitablement le dessus. C’est le sien, de livre, le livre de Karel, et il peut en faire ce qui lui chante : le déchirer ou le jeter dans la mer. C’est la raison pour laquelle il lit les premières lignes comme lorsque, autrefois, il contrôlait les devoirs de ses filles. L’auteur doit prendre ça en compte. Il faudrait qu’il arrive à attraper Karel. Mais comment ? »
« Il faudrait qu’il suscite sa curiosité ? » dit Anna.
Oskar acquiesce d’un signe de tête.
« Et vous pensez qu’il y arrive ? » demande Jakub.
Oskar esquisse un sourire.
« J’entends dans ta voix comme un doute poli. »
« Pourquoi une histoire de cours d’écriture devrait intéresser un directeur d’usine de tapis ? Et s’il n’en avait rien à faire, de ce genre de choses ? »
Simona pose sur son frère un regard interrogateur.
« C’est même tout à fait probable, » approuve Oskar. « C’est justement pour ça que l’auteur doit bien écrire. Arriver à construire, à partir de cette situation de départ qui n’intéresse pas Karel, quelque chose d’intéressant – et en plus, le faire directement sous ses yeux. »
« L’auteur a pas mal confiance en lui-même. »
« Oui, il a confiance. En fait, il n’a pas d’autre solution. Il est impossible d’écrire sans confiance en soi. C’est comme le sexe : on ne peut pas ne pas avoir confiance en soi – et faire l’amour. »
« C’est exactement ce que je leur dis sans arrêt, aux mecs ! » s’exclame Eva.
Oskar attend que Kamil se taise.
« L’auteur doit montrer aux lecteurs dès les premières pages qu’il est – sauf votre respect – bon. »
« Et modeste, » fait remarquer Jakub avec ironie.
« Et pas modeste, ce qui est sain, » précise Oskar. « De fait, il essaie de faire la chose la plus difficile qu’un écrivain puisse apprendre : raconter une histoire simple, des évènements apparemment triviaux, et de dire en même temps quelque chose de d’important sur la vie. Gleb Žekulin . »
« Et lettré, » dit Jakub en souriant.
/23/
« Les petites vieilles qui tombent autour des premiers étages, » dit Lucie, « ne devraient plus essayer de jouer au bowling ou comment ça s’appelle, déjà. »
Oskar s’assoit sur le tabouret de bar à côté d’elle. Lucie boit un peu d’eau minérale.
« Mon Dieu ! Je me prenais vraiment pour une vieille fille ! »
« Ce n’est qu’un jeu. »
« Ô ma dignité ! Ô derniers restes de confiance en moi… »
« Je peux vous inviter boire quelque chose ? »
« Moi qui croyais qu’après toutes ces années, j’étais calme, comment ça se fait que je me laisse démonter par ça ? »
« Un Campari avec du jus de fruit, par exemple ? »
« Mais je conduis ! » réplique comiquement Lucie.
« Quand les jeunes auront fini de jouer, on ira dîner dans un restaurant chinois. Si vous voulez venir, ne venez pas plus tard que d’ici deux heures. »
Lucie acquiesce, hésitante.
« Parfois, j’ai peur de commencer à me comporter comme ça – comme une vieille fille, » dit-elle tandis que le barman s’éloigne. « Je commence à devenir hypocondriaque. Tous les matins, je vais chercher le pain, le journal et je vais à la pharmacie. »
Oskar sourit.
« C’est pour ça que je n’ai pas pris de chien, même si en fait, j’en voudrais un. Pour ne pas devenir une retraitée typique… »
« Dans le parc devant chez nous, je rencontre souvent une dame qui parle pendant de longues minutes à son teckel. Vous comprenez ? Pas des ordres ou quelque chose dans ce genre, mais des phrases complexes. Elle lui explique pourquoi il faut rentrer à la maison, ce qu’ils vont se faire à manger ensemble, et elle lui décrit même ses humeurs. »
« Une veuve ? »
« Je ne sais pas. Je ne lui ai jamais parlé. Ce clébard ne m’a jamais laissé la parole. »
Ils portent un toast à leur tutoiement.
« Vous voyez, tu vois : je ne sais même pas boire à la paille. Je suis un cas désespéré. Dans ces jardins ouvriers – »
Lucie reste un instant interdite.
« Tu l’as lu ? »
« Oui. »
« Même dans ces jardins ouvriers, je suis la brebis galeuse. Toutes mes plantes ont crevé. J’ai même arrêté de tondre. Je ferais plaisir aux écologistes. Je reste assise devant ma petite maison de campagne, et je lis. Les voisins m’appellent par-dessus la clôture, mais moi, je fais comme si je ne les entendais pas. Ils ont plus de cinquante ans, nom d’un chien ! »
Pendant ce temps, Oskar pense à autre chose.
« La femme de Jakub Patočka – l’écologue, » dit-il prudemment. « Tu es au courant ? »
Lucie secoue la tête.
« Je ne lis plus les journaux. Je ne peux pas me permettre de perdre mon temps. »
« Trente ans, trois enfants. Elle aussi, elle s’est suicidée. »
Il n’est pas certain de sa réaction, mais Lucie, à son grand étonnement, hausse les épaules d’un air indifférent.
« Rien d’autre qu’un malheur de plus, » dit-elle. « Elle non plus, n’a pas supporté la vie. Est-ce qu’on peut le lui reprocher ? »
Oskar se pose la question. Sur les pistes derrière eux, les boules roulent bruyamment. Les enceintes au-dessus du bar joue de la pop tchèque des années quatre vingt.
« J’ai haï ma sœur pendant un an ou deux. Mais ça fait longtemps que je lui ai pardonné. La vie est parfois tout simplement insupportable. »
Lucie saisit son verre, et le lève en direction du plafond du bowling.
« Repose en paix, Hana. »
Oskar entend ce nom pour la première fois. Il boit une gorgée.
« Je me suis volontairement mis sur le dos deux enfants. C’est ce qu’ils disaient. Je me suis sacrifiée. Sauf que comme toujours, c’est plus compliqué que ça. Impossible de ne pas voir le côté volontaire de la chose. Le sacrifice a même quelque chose d’alléchant – dans ce sens qu’il te débarrasse de la responsabilité de tes propres décisions. C’est quelque chose comme un alibi perpétuel. »
Oskar écoute.
« Hana aussi avait trente ans, » dit Lucie, puis elle se tait pendant quelques minutes. « Bien sûr, je n’étais absolument pas préparée à quelque chose dans ce genre. Personne ne peut l’être. Naïvement, tu t’attends à une grande tristesse antique et noble – et à la place, vient l’abrutissement. Et l’irascibilité, bien évidemment. Tout devient irritant : les films, les discours, les sourires, les publicités. Toutes ces banalités. C’est pour ça que Simona est telle qu’elle est : elle déteste les radotages, les demi-vérités, les boutades. C’est pour ça qu’elle est parfois insupportable. »
« Moi, je la trouve sympa. »
« Laissons tomber. Si c’est moi qui avais dû me marier avec Karel, je me serais suicidée moi aussi. Ca me trotte dans la tête, c’est possible ? Aussi rapidement ? »
« C’est possible. »
« Mais tu imagines, deux suicides dans la même famille ? Là, ce serait vraiment de mauvais goût. Les parents commenceraient à penser qu’ils ont fait une erreur quelque part… »
Oskar est submergé par une vague de sympathie. Peut-être qu’il est tout simplement trop sentimental, c’est bien son genre. Il touche sa paume. Il réalise que c’est la main d’une femme vieillissante.
« Je ne lis pas les journaux, mais pas mal de livres, » dit Lucie. « Surtout des biographies. Ce sont mes vies alternatives. J’aimerais bien parler de littérature – si tu n’en as pas marre ? »
Oskar hoche la tête.
« Et on cherche toujours un nom précis ? » demande Lucie en souriant.
« Bien évidemment. »
« Bon, alors je me jette à l’eau : certains de tes livres, bien évidemment, ne me plaisent pas – comme pas exemple ces nouvelles sur le sexe ou encore ton roman sur l’infidélité. »
« Pourquoi bien évidemment ? »
« Attends, je veux dire autre chose : même si certains de tes livres ne me plaisent pas, je les achète tous. Chaque année. Je me réjouis à chaque nouvelle sortie. J’ai l’impression de te connaître. »
Oskar ne dit rien.
« Il y a des endroits où… Attends, je vais le dire autrement : tu fais partie des quelques personnes dont les paroles m’ont fait réfléchir, ces dernières années. Les autres – ce sont aussi des écrivains, pour la plupart. Ou plutôt des écrivaines. T’es presque le seul mec. »
Oskar réalise que la littérature, c’est la confidentialité. La confidentialité qui manque tant dans nos vies.
« Tu sais ce que je me suis dit aujourd’hui, dans la voiture : et si je n’allais voir ni les enfants, ni toi ? »
Elle se tait.
« Je me disais bien que ma vie foireuse, tu la comprendrais. Que tu ne me rirais pas au nez. »
« Mais qu’est-ce qu’il y a de drôle dans ta vie, nom de Dieu ? » répond Oskar avec sérieux. « Enfin je veux dire sauf pour la façon dont tu joues au bowling ? »
Lucie sourit mystérieusement. Son verre est vide.
« Ces nouvelles sur le sexe, elles ne pouvaient pas me plaire, » dit-elle.
« Je comprends bien que des sujets pareils peuvent indisposer quelqu’un comme toi. J’admets que l’infidélité ou la jalousie sont dans un certain sens artificiels, des espèces de problèmes luxueux pour des emmerdeurs trop gâtés comme moi, qui n’ont jamais connu de vrais problèmes dans la vie. »
Dans son effort pour lui être agréable, il avait dépassé, comme tant d’autres fois, la limite de ce qu’il pensait vraiment.
« Oublie ça ! » s’écrie Lucie. « Ne prends pas mes discours au sérieux ! Moi, je suis comme une végétarienne dans une charcuterie ! »
Son emphase surprend Oskar. S’il ne savait pas qu’elle n’a bu qu’un seul Campari, il penserait qu’elle est ivre.
« Je veux dire par là qu’on écrit comme on vit. »
« Et comme on lit. »
Oskar est d’accord avec ça. Lucie jette un coup d’œil autour d’elle, et prend un air entendu.
« Tu veux que je te dise un secret ? »
Elle met un doigt sur sa bouche, et se penche vers Oskar.
« Je suis vierge, » chuchote-t-elle. « Tu comprends ? »

 

(Michal Viewegh : Lekce tvůrčího psaní [La leçon d’écriture], Petrov, Brno, 2005)

Traduction : Benoit Meunier
1/ Red Sonja, Sonia la Rouge, personnage féminin du film Conan le barbare, repris dans diverses œuvres et bandes dessinées fantastiques.
2/ Gleb Žekulin (1922 – 2004), tchèque d’origine russe ayant émigré aux Etats-Unis puis au Canada après le putsch communiste de 1948. Professeur émérite à l’Université de Toronto, spécialiste en littératures russe et tchèque.