Les douze coups de midi finissent de sonner au clocher de l’église Saint Jacques, et la sirène d’une ambulance vient de gémir quelque part dans les environs. Olga est toujours là, debout, la carte de visite du médium à la main, comme si elle était réellement en présence d’une apparition. Mirek est donc peut-être déjà depuis longtemps à Brno, et elle est peut-être la seule à ne pas encore le savoir. Les mouvements qui suivent se déroulent dans un sommeil hypnotique. Elle sort sans un mot de la minuscule salle de rédaction, et se dirige vers l’escalier. Elle dévale les escaliers et sort du bâtiment de la radio, prend tout de suite à gauche et passe de la rue Beethoven à la rue Dvořák, prend de nouveau à droite pour se retrouver dans la rue Kozí, et ce n’est qu’en s’arrêtant devant un immeuble haut et laid et en baissant le regard sur la façade pelée qu’elle prend conscience qu’elle est allée tout droit de la radio à l’adresse inscrite sur la carte qu’elle tient toujours à la main. Bon, maintenant, il serait absurde d’hésiter ou de réfléchir davantage : médium, brosse ton corbeau de magie noire, astique ton chat noir, voilà de la visite ! Elle saisit la poignée et pousse de l’épaule la lourde porte qu’on dirait blindée, mais celle-ci refuse de bouger. Sur le mur, s’alignent des sonnettes avec des plaques en fer, et sur la plus haute, en pattes de mouches, Editions Hermetika. Elle appuie sur la sonnette, et, quelques instants plus tard, la porte s’ouvre avec un grésillement. Elle entre dans un hall de rez-de-chaussée peu accueillant, regarde autour d’elle et aperçoit un escalier raide et inconfortable, aucun ascenseur. Allons bon, c’est sûrement ici que ce médium s’entraîne pour l’Assomption, elle baisse les bras, et les anges de Swedenborg l’emportent dans les airs entre les rampes, comme un ballot de linge sale. Elle monte marche après marche, s’arrête, dépitée, à la quatrième, je devrais faire du jogging, et entend soudain une voix qui vient d’en haut : « Restez où vous êtes, s’il vous plaît, je viens vous chercher. »
Olga lève la tête, mais pour l’instant, ne voit personne. Elle a toujours à la main la carte du médium et ce n’est que maintenant qu’elle ouvre enfin son sac et y glisse le morceau de papier qui porte un hiéroglyphe égyptien dans le coin supérieur. A peine la carte a-t-elle disparu qu’apparaît l’occultiste. Un type entre deux âges, qui porte un costume élégant, lui sourit et vient à sa rencontre.
« Je m’appelle Sylvestre Sylvestre. En fait, ce n’est pas un nom mais un cri polisson et son écho ! La revanche de Jacques et Caroline Sylvestre pour m’avoir engendré et mis au monde. Enfin bref, excusez-les, ils sont déjà au ciel. Je ne vous invite pas à monter, car je n’ai qu’une petite mansarde. L’adresse que vous avez n’est qu’un contact, ou presque. Je vous invite dans un lieu beaucoup plus agréable, où vous pourrez me poser toutes vos questions brûlantes. »
Mais Olga s’est immédiatement raidie, car il y a une question qu’elle aimerait poser tout de suite. Sylvestre eut un charmant geste de fragilité, et tourna vers Olga son oreille la plus grande.
« Comment pouvez-vous savoir pourquoi je suis venue vous voir ? Il se peut que ma visite ne soit absolument pas digne de votre intérêt. »
« Il y a encore un instant, vous teniez dans votre main ma carte de visite. Et mes cartes de visite, je ne les distribue pas comme ça, à la légère. Elles sont toujours destinées à quelqu’un. Chacune est en quelque sorte un ver à l’hameçon. Bienvenue au bout de ma ligne ! Mais attendez, je ne voulais pas vous vexer. C’est une parabole biblique. L’Ancien Testament fourmille de pêcheurs. Donc, je le répète : bienvenue au bout de ma ligne ! »

4
Mais ils n’allèrent pas bien loin. Au coin de la rue Kobližná, une nouvelle brasserie venait d’ouvrir, La Baleine sophistiquée, qui alliait au premier coup d’œil un goût délicat avec le mauvais goût le plus raffiné.
« A cette heure-ci, j’ai toujours ma table de réservée, » dit Sylvestre Sylvestre en montrant une table au fond la pièce située sous un tableau étroit, de forme oblongue, qui semblait représenter, depuis la porte, un long pont enjambant une sorte de baie maritime, ce qu’on appelle probablement une calanque. « C’est organisé, » poursuivit Sylvestre tout en passant entre les tables avec Olga et après avoir distribué des sourires dans toutes les directions, « c’est organisé de telle manière qu’elle est toujours réservée, même si je ne suis pas en ville, ce qui arrive souvent. Même quand ça arrive, ils me la gardent pendant une heure, puis ils la laissent à quelqu’un d’autre. Cette table a de nombreux avantages considérables. Le fait, par exemple, que quiconque y est assis est immédiatement servi. Ou encore le fait que l’acoustique y est excellente : on n’y est pas dérangé par le bruit environnant, un peu comme si on était assis dans une bulle acoustique. »

Sylvestre tira une chaise pour Olga, et ils s’assirent. « Toute bonne négociation commerciale doit commencer pendant un déjeuner, commandez ce que vous voulez, je vous invite. »
« Excusez-moi, monsieur Sylvestre, mais je ne suis vraiment pas venue pour poser ma candidature au poste de rédactrice dans votre maison d’édition. C’est en curieuse que je suis venue. Je voulais juste voir et entendre, c’est tout. »
« Eh bien vous allez voir et entendre, et on ne vous demandera rien. Je n’ai pas l’intention de vous ferrer tout de suite. Dieu me garde, je serais déçu si c’était si facile. »
« Ce ne sera ni facile ni difficile, je vous assure que jamais… »
« Voyons, madame Abel, il ne faut jamais dire jamais, » répondit Sylvestre, lançant pour la première fois un slogan de James Bond qui par la suite, à la fin des années quatre-vingt dix, devait intégrer systématiquement toute conversation digne de ce nom en République tchèque.
Sylvestre était végétarien, et il commanda, au grand étonnement de sa compagne de table, des champignons à la paysanne, c’est à dire de l’orge aux champignons. Olga prit quant à elle du poulet accompagné de riz.

Et c’était bien ça : le long tableau, relativement étroit, qui était accroché juste au-dessus de leurs têtes, représentait vraiment un viaduc surplombant une calanque. Mais quand on se tenait si près du tableau, on voyait un train passant à toute vitesse sur le viaduc. Et, bien qu’on eût dit qu’il faisait la course (fait dont témoignaient, entre autres, les rideaux du wagon-salon qui flottaient au vent), la fumée qui s’élevait de la cheminée était droite et immobile comme une perche. Olga survola rapidement le tableau d’un œil inquisiteur, pour revenir immédiatement à l’oreille un peu plus grande de Sylvestre Sylvestre. Son oreille droite était vraiment un peu plus grande que son oreille gauche. Un curieux phénomène naturel. Mais je dois avouer qu’il n’en est pas plus laid pour autant. On dirait même que c’est volontaire, qu’il l’a fait pousser comme ça, plus grande.

Pendant qu’ils attendaient les plats, il se mit à parler de sa revue, Hermetik, le cheval de bataille des éditions Hermetika : « Bien sûr, je veux que l’Hermetik se vende bien. Et je pense bien y parvenir. Une couverture attrayante, et les plus d’images possible. Je suis bien ennuyé de ne pas avoir un exemplaire sur moi. Vous pourriez voir comme je m’y entends pour relier les étages les plus élevés aux plus bas, le sommet à la base, les terrasses étoilées aux souterrains, bref, faire une revue qui joigne tous les niveaux de notre pensée. Pour l’un des prochains numéros, je prépare par exemple des extraits d’une traduction en cours du roman Monsieur, ou : Le Prince des Ténèbres, du meilleur des poètes et romanciers anglais d’après-guerre, Lawrence Durrel. Mais si je publie quelque chose d’éminemment sérieux, j’enchaîne immédiatement, dans les pages suivantes, sur toutes sortes de feuilletons obscurs à sensation, des histoires de vampires et des mystères à deux sous. Vous savez, notre âme a besoin des deux, du supérieur et de l’inférieur, de la philosophie égyptienne et des hiéroglyphes comme des images du guéridon pour appeler les esprits du salon de madame Blavatská, de citations du célèbre Rameau d’or de James Frazer comme de la Bible satanique méconnue. Montrez-moi quelqu’un, mon cher ange, qui ne soit pas intéressé par ces histoires occultes à sensation et ces stupidités spiritistes, et moi, je vous montrerai un imbécile, un imbécile peut-être intelligent et très cultivé, mais un imbécile quand même. »
Sylvestre s’était exalté, et, bien qu’Olga le considérât à la fois comme un invocateur de pacotille et comme un chaman un peu timbré, elle accueillait avec bienveillance son numéro, car ses pensées quittaient, au moins pour un instant, les confins inhospitaliers qu’elles hantaient depuis ce matin. Sylvestre était le premier à avoir compris qu’à présent, maintenant que la censure du régime totalitaire sur toutes les publications était tombée, il devenait possible d’assouvir non seulement la soif de pornographie, mais aussi d’ésotérisme. Et il savait pertinemment que la première était facile et rapide à étancher, et qu’on en viendrait rapidement à bout, tandis que la deuxième, finalement beaucoup plus fascinante que le porno le plus hard, est pratiquement inextinguible. Ainsi, tandis que la plupart se précipitaient sur la publication de revues pornographiques, de cochonneries de toutes sortes, et pillaient joyeusement le Marquis de Sade, Sylvestre avait rapidement consacré sa revue et sa maison d’éditions à l’hermétisme, l’ésotérisme, la parapsychologie, l’alchimie et l’occultisme, et il avait un grand nombre d’abonnés depuis janvier 1990. Dans les mois qui suivirent, cette littérature se mit elle aussi à pulluler, les businessmen de tous poils se précipitèrent dessus, mais Sylvestre, qui avait une certaine longueur d’avance, courait toujours en tête comme un lévrier, et représentait toujours le courant dominant, qui avait déjà accueilli en son sein, à l’époque, Carlos Castaneda, le Dalaï-lama, le bouddhisme zen, mais aussi le chimérique Elias Levi, bref, les gens se gavaient d’un hachis spirituel à s’en faire exploser la nuque.

Avec toute une couronne de courbettes orientales, le serveur apparut, portant le poulet d’Olga et une assiette de champignons et d’orge qu’il posa devant Sylvestre.
« La Baleine sophistiquée est, il faut le dire, la seule brasserie de Brno à Prague où on vous servira des champignons à la paysanne. Autrement, pour en trouver, il ne vous reste plus qu’à aller jusque dans la Šumava, où on les sert aux touristes comme une spécialité tchèque de Noël. »
Olga souleva sa fourchette avec méfiance, elle avait des doutes, et après un moment d’hésitation et sur un sifflement d’avertissement de la part de Sylvestre, elle l’essuya soigneusement sur une serviette en papier, mais avant de la plonger dans le petit monticule de riz orné de persil, elle demanda : « Et comment ça vous est venu, cette idée de vous dévouer à cette muse de la magie noire ? »
Il eut un sourire : « J’ai bien peur que vous ne me croyiez pas. Mais bon, je vais essayer. Il faut dire que c’est le destin m’a conduit à ce dévouement. Il m’est arrivé une chose bien curieuse, du temps où j’étais encore enseignant. C’était en 1986, quand j’ai enfin pu passer du collège au lycée. »
« Et qu’est-ce que vous enseigniez ? »
« Ca va vous surprendre, la physique et la gymnastique. Et à la fin de l’année scolaire, pendant la période des excursions, nous sommes allés à Prague, avec toute l’école. Et sur la place de la Vieille Ville, devant l’horloge astronomique, la sous-directrice de l’école nous a répartis en plusieurs groupes. Et moi, on m’a envoyé avec un groupe à la Galerie Nationale. Voir les collections d’art moderne. »
Sylvestre, contrairement à Olga, n’était muni que d’une simple cuiller. Mais on entendait tout de suite (lorsqu’elle heurtait avec un bruit retentissant son assiette) qu’elle était lourde, massive, à telle point qu’il vint à l’esprit d’Olga qu’il devait plutôt s’agir d’un ustensile de cuisine alchimique provenant d’un château. Sylvestre enfonçait la cuiller dans les champignons et l’orge, et quand il la ramenait, chargée, à sa bouche, on aurait dit un instant que la cuiller allait verser en route, comme un chariot de marchand.
« Vous avez commandé du vin rouge ? »
« Ah, ce n’est même pas la peine. Je suis un habitué, ici, et on respecte mes caprices. Le patron lui-même, avec son pull et ses manches retroussées, comme dans une bonne trattoria, veille personnellement à ce que rien ne manque à ma table. Vous avez quelque chose contre le Clos du Tart ? Goûtez-le, et si vous laissez voir, ne serait-ce que par un simple tressaillement de paupière, votre dépit, le serveur sera immédiatement couvert de fromage râpé et de sauce, et servi avec un citron dans le groin. »
« Pourquoi le serveur ? »
« Bonne question. Pour la bonne et simple raison que ce vin est toujours excellent, et que si quelque chose était gâché, ça ne pourrait être dû qu’au service. Du reste, le serveur a déjà été sévèrement réprimandé quand vous avez essuyé votre fourchette sur une serviette, tout à l’heure. Et ne me demandez pas comment, car des couverts sales, c’est un crime des plus graves. Mais je voulais vous raconter quelque chose. Où en étais-je ? Ah, oui, sur la place de la Vieille Ville, devant l’horloge astronomique. Tous ceux qui participaient à l’excursion furent donc divisés en plusieurs groupes, et on m’envoya avec l’un d’eux à la Galerie Nationale. Ah, si seulement j’avais pu deviner ce qui m’attendait là-bas… »
Sylvestre prit encore une cuiller pleine à ras bords, et, pendant un instant, il fut tout entier au bonheur de cet exercice. Ce n’est qu’ensuite qu’il continua son récit.

« Qu’est-ce qui m’attendait ? La rencontre avec un tableau de Vincent van Gogh, le Champ de Blé vert avec cyprès. Je ne sais pas si vous connaissez ce tableau. Je dirais qu’il suggère parfaitement le début d’un été chaud, quelque part en Provence. Pour ma part, je ne le connaissais alors que par de minables reproductions, et je ne me doutais pas qu’il figurait dans les collections de la Galerie nationale.
Et, tandis que les reproductions m’avaient laissé de marbre, l’original du Champ de blé vert me saisit littéralement. Me voilà devant le tableau, et mes élèves qui pendant ce temps se dispersent dans toute le musée, impossible de surveiller tous ces mioches, même en se coupant en deux. Mais, à cet instant, ça m’est complètement égal. Je regarde le Champ de blé vert, je suis incapable de m’en arracher, et tout à coup, je comprends que ce qui se joue entre le Champ de blé vert et moi ne concerne pas seulement moi et le tableau. Et c’est là que j’ai réalisé pour la première fois mon don funeste, dont je n’avais aucune idée jusqu’alors. Certains diraient qu’il s’agit d’un don merveilleux, mais moi, voyez-vous, ce n’est pas ce que je dis. Il était en train de se passer quelque chose. »
Et Sylvestre interrompit à nouveau son récit de plusieurs cuillers, puis il rumina un moment quelques bouchées avant de se décider à continuer.
« Au début, je n’entendis qu’un léger murmure, comme quand le vent court dans les épis, et puis je commençai à sentir le parfum d’un jour d’été quelque part dans les champs. Et je jetai un coup d’œil derrière moi, et je vis que tout le monde s’était arrêté, et regardait autour de soi. Tous ceux qui étaient à portée de regard du tableau avaient été pris. Ils inclinaient légèrement la tête, comme s’ils écoutaient, et leurs narines frémissaient. J’eus l’impression qu’il s’agissait d’une foule attendant un spectacle (le début de l’été provençal avait déployé ses ailes !). Et je savais déjà que si je ne faisais rien, si je ne m’y opposais pas, si je ne levais pas le petit doigt, ça allait rapidement dépasser les limites, et il n’y aurait plus moyen de revenir en arrière. Je suis désolé d’avoir à employer une comparaison inconvenante. Mais c’est la seule chose manière d’exprimer la chose. Tout à coup, c’était, passez-moi l’expression, aussi irrésistible qu’une éjaculation. Le tableau de van Gogh se mit à gonfler sous mes yeux et je compris qu’il allait nous arroser d’un instant à l’autre et inonder tous ceux qui se trouvaient dans les parages, le Champ de blé vert allait nous engloutir et nous allions nous retrouver avec du blé jusqu’à la ceinture. Alors, j’ai fait la seule chose que j’ai pu. Je me suis précipité en courant hors du musée, pour interrompre d’un coup la relation avec le tableau. »

Sylvestre termina de mâcher sa dernière bouchée, s’essuya les lèvres avec une serviette qu’il mit dans son assiette après l’avoir soigneusement roulée en boule, il prit son verre et passa le doigt sur le bord : « Je voudrais un conseil, dites-moi ce que vous en pensez. La presse vient de lancer un débat sur la question de savoir s’il vaut mieux que le ministre de la défense soit un général ou un civil. Peut-être que vous l’avez suivi. Ca peut vous amuser, mais moi, je me suis senti concerné. Eh bien voilà, je vous pose la question, est-il souhaitable, est-il convenable que le propriétaire et le rédacteur en chef d’une maison d’édition ésotérique et occulte fasse de tels tours de parapsychologie ? Est-ce que je serai encore capable de recul, après ça ? Est-ce que je serai encore objectif envers ce genre de phénomène ? Mais d’un autre côté, s’il n’y avait pas ma muse de magie noire, comme vous l’avez aimablement désignée, s’il n’y avait pas ce don bizarre et ces pouvoirs sournois, je ne me serais jamais penché sur ce domaine. Alors, est-ce qu’un sorcier peut-être cartomancien et vulgarisateur de l’ésotérisme ? »
« D’après ce que vous dites, je me dis que cette histoire avec le tableau de Van Gogh, ce n’était pas la dernière fois que vos pouvoirs montraient le bout de leur nez. Est-ce que l’instant présent ne serait propice à une nouvelle expérience ? » Olga leva la tête et scruta le tableau accroché au-dessus de leur table.
Il regarda lui aussi le train qui fonçait le long du pont, par-dessus la baie. Mais il hocha immédiatement la tête.
« Et pourquoi pas, » dit Olga en insistant. « Vous avez peur d’être débordé, cette fois ? »
« Vous êtes en train de me tenter, ma chère Méphistophélesse. Mais enfin, si vous regardez attentivement ce tableau, vous remarquerez sans doute qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Par exemple la fumée qui sort de la locomotive. Est-ce qu’elle ne devrait pas se dérouler comme un ruban noir au-dessus des wagons ? Mais vous voyez, cette andouille part tout droit au ciel, comme une perche. Les lois de la physique sont sévèrement violées, sur ce tableau. Et vous savez ce qui me fait peur ? Il se pourrait bien que je ramène ce déséquilibre naturel jusqu’à nous, sur terre. Et ça serait un malheur comparable à des cosmonautes qui ramèneraient de l’espace un virus quelconque. On ne doit mettre en contact des mondes de nature différente qu’avec un maximum de précautions. »
« Et si vous ne faisiez qu’essayer, et que vous arrêtiez à temps ? Qu’est-ce qui se passerait ? »
« Mais bien sûr, je peux vous dire précisément ce qui se passerait. Si j’essayais, nous sentirions d’abord des secousses d’amplitude moyenne, comme celles que provoque le passage d’un train sur un viaduc. Je pense que les verres et les assiettes se mettraient à tinter sur toutes les tables. Puis, tout de suite après, nous entendrions le bruit d’un train qui passe, mais aussi le fracas des vagues sous le pont. Et tout le monde lèverait la tête, surpris. Alors, nous sentirions déjà la fumée de la locomotive, la fumée suffocante d’une vieille locomotive à vapeur, et tout le monde se mettrait à tousser et se lèverait de table et regarderait autour de soi, inquiet. Et là, il faudrait que je coupe tout, que j’arrête. »
« Eh bien allons-y, mon cher sorcier ! » dit Olga avec insistance.
« Excusez-moi, mais je me suis juré de ne plus le faire en public. Et plus jamais à la Baleine. »
« Du blabla, tout ça. Vous n’êtes qu’un beau parleur. Nous voulons des actes. »
Sylvestre leva les mains, et Olga se rendit compte, surprise, qu’il s’agissait de véritables battoirs. Pas le genre de mains qu’elle aurait pensé voir chez un intellectuel. Et Sylvestre Sylvestre les abattit avec fracas sur la table.

La suite de leur conversation n’est pas digne d’intérêt. Rien de nouveau ou d’intéressant ne fut prononcé, et Olga ne tarda pas à se lever. Ce n’est qu’au moment de lui dire au revoir que Sylvestre dit la chose suivante : « Ne m’en veuillez pas, mais on voit tout de suite que quelque chose vous tracasse et vous tourmente beaucoup. Mais vous avez une forte personnalité, vous êtes une créature de Dieu pleine de confiance en soi, et ce qui vous tourmente comme ça, ce que vous laissez vous torturer, ça doit vraiment être quelque chose… »
Mais Olga ne le laissa pas finir. « Je vois que vous voyez jusqu’au tréfonds de mon âme. Seulement je n’ai pas demandé à subir votre analyse spectrale. Je vous remercie pour l’invitation, mais j’ai bien peur que vous n’ayez perdu votre temps de sorcier… »
« Attendez, vous oubliez votre manteau, » fit encore remarquer Sylvestre. La journée était une chaude journée de mai, et Olga ne portait bien évidemment aucun manteau en arrivant. Sylvestre revint pourtant jusqu’au porte-manteaux, et fit mine de décrocher un manteau invisible, de l’amener et de le tenir, et Olga fit mine de l’enfiler. « Voilà qui me plaît, » dit en souriant Sylvestre. « Attendez un instant. » Et il ôta du manteau inexistant un grain de poussière inexistant.

Traduction : Benoit Meunier