Les villages de Tomašice, Černá Hůrka, Smrčí

 

J’étais assis sur un banc à côté du cimetière; non loin, une vieille vitrine débordant de corps de mouches, une vitre crasseuse à moitié brisée, des toiles d’araignée, et quelques affiches de campagnes électorales aux couleurs délavées datant probablement du début des années 90.

Après la guerre, il y avait à Tomašice trois paysans dont les terres dépassaient en superficie les vingt hectares. Ce chiffre symbolisait la funeste limite qui définissait tout paysan riche. Je feuilletai une vieille brochure datant de 1951 : dans les régions de culture de pomme de terre, tout paysan possédant plus de 12 à 16 hectares est considéré comme un koulak, puis suivait une soi-disant définition dans une langue pseudo-scientifique.

Deux heures s’étaient écoulées, et j’avais salué juste quelques personnes qui allaient faire leurs courses à l’épicerie dans la chaleur de la mi-journée. Le soleil avait fini par me repérer en se hissant au-dessus du clocher. Je remis les papiers dans les dossiers, et les fourrais dans l’étui du laptop. Je traversai la place principale pour me rendre à l’auberge, passant au crible toute l’histoire du village : au no 11, la ferme des Mařánek. Au no 8, l’ancienne ferme des Jircha, la porte défoncée, un long mur envahi par les orties, des briques tombées du mur, et une décharge dans la cour avec de vieilles poutres pourries, des blocs couverts de mousse verte, des tuyaux métalliques rouillés, une bâche noire fripée et tendue aux coins par de vieux pneus, un rouleau agricole, une série de vieilles remorques aux parois bleues écaillées. Je traversai la petite cour et la porte défoncée pour me mettre à l’ombre. La lumière pénétrait sous le toit à travers les tuiles manquantes. Une odeur de vieille grange abandonnées, soulevée par mes pas, de la poussière dorée se redressant au-dessus de l’aire de battage, une odeur de vieux foin, et sous les semelles, des graines durcies qui venaient d’une époque plus généreuse et s’étaient fendues en mille morceaux. Je me sentis si mal que je ressortis au soleil.

Je descendis les marches en pierre qui menaient à la porte de l’auberge. Elle était fermée. Je retournai vers l’église et j’entrai dans le magasin pour y casser la croûte. Il y avait un comptoir où on pouvait s’attabler debout, j’y déposais deux petits pains sur une feuille de papier, et je déballais mes tranches de fromage. La vendeuse sortait des caisses de limonade et de bière de son entrepôt. Elle était de forte corpulence, avait des bras roses et bien dodus. La cinquantaine, environ.

« Vous cherchez encore les ancêtres de quelqu’un ? » demanda-t-elle tout à coup. Je la regardai par-dessus l’épaule, au milieu de ses bouteilles, et il me sembla qu’elle souriait légèrement.

« Vous vous rappelez de moi ? » surpris, je cessai de manger.

« Ça doit bien faire deux ou trois ans, non ? A l ‘époque, vous aviez même photographié notre maison de campagne. Vous nous aviez laissé votre carte de visite, je l’ai encore quelque part à la maison »

« Laissez-moi deviner, c’était bien la maison au no 21 ? Celle qu’on appelait chez les Horák ? »

« Ça s’appelle toujours comme ça, mais nous on s’appelle Tolar ».

«C’est bien ça, je me souviens. A l’époque, c’était les descendants de la sœur

de l’ancien paysan qui m’avaient contacté. Ils étaient de Pilsen ou de Karlovy Vary… »

« Dans ce village, ça va de mal en pis », dit la vieille dame en s’essuyant le front au tablier. « L’année prochaine, on ferme. La coopérative est au bord de la faillite, vous êtes au courant, non ? »

« Oui, j’en ai entendu parler. Les gens partent alors ? »

« Y-en-a plein qui partent, et les vieux meurent…Il paraît que vous avez passé toute la matinée au cimetière ? » dit-elle en hésitant.

Je finis mes deux petits pains, et j’achetais encore une bouteille d’eau en plastique. La caisse tinta.

« Et la vieille dame qui va tout le temps au cimetière, vous savez pas où elle habite ? »

Elle ria. Je fis de même. Evidemment, c’est pas ça qui manque, les vieilles qui vont au cimetière.

« La dernière fois, elle arrosait la tombe qui est dans le coin, à côté de la morgue. La tombe où est gravé le nom de la famille Navrátil »

« Oui, c’est la vieille Petrásková. Elle y a ses parents, son neveu et sa sœur, je crois. Ils ont encore deux tombes le long du mur ».

«Elle connaissait Rosalie Zandlová ? »

Je la sentis hésiter un instant, avant d’arracher le ticket de caisse de la machine. Elle me jeta un coup d’œil, très rapide et désinvolte, et referma les yeux. Des cils aussi clairs que ses cheveux bouclés. Elle me jeta encore un coup d’œil.

«Ça j’en sais rien », dit-elle d’un ton presque affecté et se remit à contempler ses doigts boudinés et ses ongles ébréchés.

« En fait, je cherche sa tombe… »

« La famille Zandl a une tombe », dit-elle rapidement.

« Oui, celle-là, je l’ai trouvée ».

« C’est celle de ses parents. Et de ses deux frère et sœur qui sont morts avant la guerre. Elle est partie, comme vous savez… »

« Oui, je sais ».

« Je sais bien que vous êtes au courant. Vous êtes venus au printemps, cette année, c’est bien ça ? »

« Moi ? Mais pas du tout ! » protestai-je, tout en ressentant une certaine frayeur.

« La voisine m’a raconté qu’un monsieur était venu enquêter au sujet de Madame Zandlová. C’était en mars ? Ou alors en avril… ? »

« Il doit s’agir de quelqu’un d’autre, Madame, dans ce cas », dis-je. Je me tenais à ce comptoir comme si je désirais encore quelque chose. Mon regard glissait sur les boîtes de conserve, les pots en verre, sur les paquets de biscuits. Je pris mon courage à deux mains pour poser une question qui me restait coincée au fond de la gorge : « …et votre mère ne vous a jamais raconté ce qui s’est passé avec elle à l’époque ? » « Monsieur, j’ai du boulot… » dit-elle brutalement. Je luis fis un signe de la tête et me dirigeai vers la sortie. Puis elle jeta encore un coup d’œil à mon sac.

La mère Petrásková va au cimetière le soir pour arroser, » dit-elle sur un ton plus conciliateur, puis elle disparut derrière le rideau suspendu à l’entrée.

Armé de mon sac en bandoulière et de ma bouteille d’eau, je me dirigeai vers les champs et quittai le village de Tomašice. En descendant la colline, je bifurquai vers la forêt, traversai un petit bois peu fourni, et la chemise nouée autour de la taille, je descendis dans la chaleur de l’après-midi vers le village de Černá Hůrka. Un village minuscule, une place principale triangulaire bordée de maisonnettes. Je cherchais le no 12, la maison familiale de Rosalie Zandlová. En quelques pas je me retrouvai juste devant. Une bâtisse des plus ordinaires, avec une façade bien abîmée par la modernisation. Des carreaux noirs autour des petites fenêtres. Une porte d’entrée en bois ornée de verre teinté recouverte d’une grille se voulant artistique et soudée avec des tubes en métal. Vendue par l’héritier dans les années 70. Je m’en étais informé à l’avance. Je préférai passer mon chemin et continuai vers la magnifique maison au no 7, qui était certes délabrée, mais qui avait conservé ses vieux motifs en stuc en forme d’arbres. Une porte voûtée, une façade délabrée laissait voir les briques. Un grenier en dur percé de bouches de ventilation.

Et je me trouvai à la sortie du village. Un vieillard en pantalon de velours, chemise et veston m’offrit quelques pommes jaunes qu’il était en train de ramasser dans son jardin. Il me les donna à travers la clôture. Il se détacha de la remise comme une ombre mince, c’était un vieillard chétif, maigre comme un clou, qui bruissait à peine quand il se dirigeait vers moi. Sur la clôture, on discuta un peu des maisons des environs et des voisins. Je me rappelais vaguement des noms de gens habitant ces maisons, car j’avais fait quelques recherches auparavant. Il devait bien connaître Rosalie. Mais allait-il s’en souvenir ?

« Au no 12, c’était la famille Zandl », dis-je. Il acquiesça, mais il me tournait déjà le dos, partant à la recherche de son banc, près de la remise à l’ombre. Il devait avoir chaud dans cette chemise et ce gilet.

« Vous connaissiez Rosalie Zandlová ? », je ne m’attendais plus à aucune réaction, je regardai son dos.

Il acquiesça à nouveau. Puis il finit tout de même par se retourner et me fit face. «On était en classe ensemble. Après, elle a quitté l’école et a déménagé à Tomašice. Mais mon copain, » il redressa son index recourbé « Jůža, Simon Jůža… »

De sa canne, il indiqua la maison d’en face. Je le suivis du regard : une maison en briques de verre coloré, avec une façade en stuc, typique des années 70. Je préférai me retourner. La maison d’origine, apparemment, n’avait pas survécu aux temps modernes.

«Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

« Il sortaient ensemble. »

« Carrément ? »

« Et quand elle est partie à Tomašice, il a continué à aller la voir, jusqu’à ce qu’on lui casse la gueule… » Le vieux éclata de rire, je fis de même, plutôt surpris par son rire espiègle de petit vieux. Il ne me dit rien de plus, et disparut dans l’ombre des pommiers.

Sur le chemin qui m’amena jusqu’au village de Smrčí, je terminai toutes les pommes jaunes que m’avait données le vieux. Je trébuchai sur les pierres et dans les ornières tracées par les lourds tracteurs. Perdu au milieu des champs, j’émergeai juste en face des maisons. Les paysans coupaient le foin, ils préparaient la nourriture du matin pour le bétail ; je passai sur la gauche à côté de l’écurie délabrée. Les portes étaient ouvertes des deux côtés et j’humai l’odeur douce des vaches, du fumier et de l’herbe coupée.

Dans l’étang de la place centrale du village stagnait une eau verte. Autour, quelques maisons décorées de pignons à volutes. La maison au no 2 sur le côté ouest venait d’être réparée, sa façade neuve brillait parmi les autres. Un pignon simple à volutes flétries sur les côtés. Un motif de la fin de la période baroque, de toute évidence. Devant la porte une voiture étincelante vert foncé métallisé. Je m’assis sur l’herbe à côté de la chapelle et succombai un moment au sommeil. Juste un petit somme, assis contre le mur. Je me réveillai une demi-heure plus tard, le dos blanchi par la façade : je m’étais appuyé dans mon sommeil contre le mur de la chapelle. Je me levai et regardai vers le haut : un clocher de campagne exactement comme ceux qu’on voit sur les images. Personne aux alentours. L’air tremblait de chaleur.

Il y avait une scierie, si mes souvenirs étaient bons, près du ruisseau derrière Smrčí, dans la direction de Tomašice, qu’on surnommait Chez les Šilhavy. Encore endormi, je fis le tour de l’étang, franchis le chenal qui était à sec. J’arrivai sur la route et la suivis en direction de Tomašice. La scierie était introuvable. Je ne voulais pas revenir. Environ à mi-chemin, je m’assis sous un pommier sur le bord de cette départementale grise, et je digérai les pommes qui commençaient à s’agiter dans mon estomac en buvant de grandes rasades d’eau minérale. Depuis le temps que je déambulais à travers tous ces villages, la bouteille était presque vide. Je marchai sur l’asphalte brûlant sur cinq kilomètres pour revenir à Tomašice, mais durant tout ce laps de temps, je ne vis passer qu’une voiture et une seule moto. Je rentrai au village du côté opposé à celui que j’avais emprunté pour le quitter à midi. L’épicerie était encore ouverte, mais je me dirigeai directement vers le cimetière. Je fis le tour de l’église et des tombes aux alentours. Puis je m’assis sur un banc devant le portail, et je notai que les portes de l’auberge située en face étaient ouvertes.

Un air frais, humide et agréable envahissait le couloir, et j’entrai dans le bistrot enfumé. Un type en salopette et portant un T-shirt déchiré était assis dans un coin, dissimulé par la fumée bleutée des cigarettes. Je commandai une bière. Le patron, un blond au sourire fatigué, devait avoir la quarantaine.

« Je suis passé après le déjeuner, mais c’était fermé », dis-je quand on se croisa à nouveau du regard, «vous laisseriez les gens mourir de soif, vous ! … »

« Monsieur, je suis de service après le boulot, » dit-il avec emphase, puis il sourit, «cette auberge est restée fermée cinq ans. Vous pouvez vous estimer heureux d’avoir au moins ça, », et de son regard il indiqua les tables ébréchées recouvertes de nouvelles nappes sponsorisées par une célèbre marque de bière. Une banquette dans le coin, un plancher usé et des rideaux gris aux fenêtres. L’homme aux cheveux grisonnants assis dans le coin à la fenêtre regardait dans le vide, sans bouger, de temps en temps, il se rinçait le gosier à la bière ou s’allumait une nouvelle cigarette. Et puis je la vis. A travers les rideaux gris et enfumés, à travers la vitre encrassée. Elle marchait lentement en s’appuyant sur sa canne, et tenait un bouquet de fleurs des champs.

Je finis mon verre à toute vitesse. Je pénétrai à nouveau dans le portail entrouvert qui grinça. La vieille, coiffée d’un fichu, se baissait devant une tombe, les fleurs étaient déjà dans un pot en verre sur la bordure en pierre au pied du tombeau noir qui brillait. Je la saluai et continuai à marcher jusqu’au mur du cimetière. Je relis tous les noms de la famille Zandl : Josef, Elisabeth, Barbara, Agnès. Puis je retournai vers l’église. Elle restait fixée sur sa tombe, et je dus marcher jusqu’à elle.

« Qui arrose cette tombe ? », lui demandai-je.

« Ils sont tous morts, » dit-elle.

«Vous les connaissiez tous ? » demandai-je d’un air faussement indifférent en montrant du doigt la tombe des Zandl. Elle ne bougea pas, les deux mains agrippées à sa canne, le visage ridé clos par un silence profond. Une robe bleu foncé et par- dessus, un pull clair effiloché en laine fine.

« Oui, » dit-elle. Elle me tourna le dos, et je m’écartais de quelques pas sans même y réfléchir. Elle passa devant moi et se dirigea vers la sortie du cimetière. Je restai là, planté où j’étais. Elle s’arrêta devant le portail, un court instant, mais ne se retourna pas. Je la suivis. Elle continuait à marcher en direction du village puis s’arrêta à cinquante mètres environ, et se retourna vers moi. J’accélérai le pas pour la rejoindre. Je comprenais, elle ne voulait pas en parler là-bas.

« Et pourquoi ça vous intéresse ? » demanda-t-elle prenant un ton dur.

« C’est mon travail, » répondis-je tout en étant légèrement surpris par ce ton même si j’aurais du m’y attendre.

« Personne ne vous dira rien. Les gens se foutent du passé, » dit-elle, et elle continua son chemin vers la place du village, tout en plantant le bout en caoutchouc de sa canne dans l’asphalte brûlant. Je continuai à marcher à ses côtés. « C’est Rosalie Zandlová qui m’intéresse, » j’avais prononcé le nom et le prénom à voix haute et lentement. Elle s’arrêta. Je fis de même. Elle se tut.

« Celle-là, elle venait de Hůrka, » lâcha-t-elle.

«Vous la connaissiez ? » je n’abandonnai pas. Elle regardait en arrière, en direction du cimetière, des murs écaillés recouverts de vigne vierge. Je ne savais pas si je devais m’en aller ou pas.

« Cette sale pute, » dit-elle en silence mais très distinctement. Je fus pétrifié. Par ce ton. Nous étions seuls sur la place. Avec cette haine ressassée depuis cinquante ans. Je ne comprenais rien. La vieille dame s’en allait, j’hésitais un instant puis la laissai partir.

 

Traduit par Filip Noubel