Martin Ryšavý

Le Metteur en scène

2009 | Revolver Revue

Guelendjik

Ça c’est la bora, un vent violent qui se forme quand un courant d’air froid percute un massif montagneux et qui une fois l’obstacle surmonté, se rue avec une force inouïe dans la vallée. La bora te tombe littéralement dessus, car il s’agit d’une masse d’air qui chute de haut en bas, à la verticale, sur plusieurs centaines de mètres. Elle se manifeste dans des régions où des montagnes peu élevées avoisinent directement la mer ; en Russie c’est ici, au pied du Caucase, qu’elle est la plus violente. Elle peut souffler une journée entière, tout comme une semaine entière, j’espère que ce n’est pas ce qui nous attend, parce que, tu comprends bien que ça nous rendrait fou de passer le temps à écouter ces hurlements et à trembler de froid. En plus, il y a quelques années de cela, j’ai fait l’expérience d’une telle bora que j’en ai encore des frissons dans le dos. Il faisait quarante à l’ombre dans la journée, puis là-bas au-dessus du mont Nexis, d’épais nuages gris-bleu se sont amassés, après c’est parti, tu comprends : les Atlas géants ont tout lâché, et le ciel nous est tombé sur la tête. Une force incroyable, un vent soufflant à 50 mètres par seconde, des nuages de poussière s’engouffrant dans les rues, impossible de respirer ou d’ouvrir les yeux. La température a chuté de trente degrés, et la journée d’été s’est transformée en journée d’hiver en quelques instants. Plusieurs personnes ont trouvé la mort dans les environs de Novorossijsk : quelqu’un a été tué par la chute d’un arbre, un autre s’est noyé dans les vagues, bref des choses terribles sont arrivées. D’un autre côté, c’est vrai que ça arrive rarement en été ce genre de choses, c’est plus fréquent en septembre. C’est pour ça que d’habitude il y a peu de gens à Guelendjik à cette saison, du coup les vieilles louent leurs chambres à 150 roubles la journée, un tarif que je peux tout juste me permettre. Ici les gens appellent l’arrière-saison «la saison de velours ».

T’entends ça ? Ce hurlement qui te transperce toute une nuit, alors t’imagines l’effet que ça fait quand ça dure une semaine ! Et il ne pleut pas, tu comprends, enfin il pleut, mais ce n’est pas de l’eau qui tombe, juste une fine poussière sèche qui te pénètre partout. Même si la température ne chute pas beaucoup, les rues et les plages sont désertées. Tu te promènes en ville, pas âme qui vive, comme si tout le monde avait déménagé d’un seul coup, il ne reste plus que des bouteilles en plastique, des journaux froissés et des déchets en tout genre qui te poursuivent. Les arbres se tordent dans tous les sens, ce bruit atroce et repoussant est la seule chose que tu entends. Bon, aujourd’hui, on renonce à la baignade, on espère que ça passera d’ici demain. Après tout, se retrouver autour d’une bouteille de cognac et discuter, c’est plutôt un bon plan. OK, c’est pas vraiment du cognac, juste un tord-boyaux local parfumé à quelque chose, mais qui donne pas mal à la tête, t’as remarqué. Moi j’ai jamais eu mal à la tête en en buvant, donc je crois qu’on peut passer une journée agréable en sa compagnie, si on s’achète un peu de salami, et on soutire quelques grappes de raisin à la vieille. Elle m’a encore engueulé hier, vraiment radine cette vieille, pourtant elle sait bien qu’elle ne pourra jamais manger tout ce raisin à elle seule, et si on l’aide pas, elle sera bien obligée d’en faire cadeau, sinon il va pourrir. Dommage qu’on ait pas pu s’installer chez la vieille d’en face, j’ai logé chez elle l’année dernière, elle est sympa. Cette année pas de bol, elle a déjà un client, que Dieu la garde et nous aussi d’ailleurs, s’Il a décidé qu’on devait loger ici, on y reste…

Tu commences donc à comprendre que Guelendjik, c’est magique, comme endroit. J’ai bien essayé de te l’expliquer à Moscou, mais c’est pas vraiment possible, il faut en avoir une expérience directe. Rien que la descente qui te conduit de l’autobus à la rive est intéressante, tu découvres le Mont Nexis, puis la baie et le phare au Cap Tlousty. Guelendjik a une aura incroyable, même si ce n’est pas la station balnéaire la plus belle de la Mer Noire, en plus l’eau y est plutôt sale. C’est pas Sotchi, tu vois, mais j’en ai rien à faire de Sotchi, si je peux être ici. Parce qu’ici il y a un genius loci vivant, à vrai dire c’est banal de le dire, mais à quoi bon inventer de nouvelles expressions quand les vieilles suffisent, non ? Parce c’est ici, selon Piatibrat, que le vaisseau cosmique des guerriers solaires de Prométhée a été attaqué par les guerriers gris du Destin, et qu’il a sombré dans la mer, ici même à Guelendjik, et c’est ce qui a donné naissance à cette baie. Ici on trouve des dolmens, des habitations en pierre dont des gens divers et variés disent des choses diverses et variées. Tout un groupe de gens qui s’étend des mystiques qui y puisent leur l’énergie, aux historiens qui étudient les constructions, aux touristes, qui écoutent les explications des guides, en passant par ceux qui comme toi, prennent un air sceptique et s’endorment sur place. T’as bien vu hier, tout le monde se retrouve ici : les anastassiens avec leur religion écolo, les krishnaïtes et même les membres de la secte de Vissarion, ici et pas à Sotchi ou ailleurs ! Ici tu rencontreras des gens incroyables, des paumés, des visionnaires et des femmes étranges, comme cette blonde, qui, la clope au bec, est venue voir Piatibrat et qui est tout à fait dans le genre de mes trois ex, avec sa gueule maigrichonne et ses dents en avant . Il ne manquerait plus qu’elle s’appelle Olga !

Tu vas faire de ces rêves ici – celui d’aujourd’hui en valait vraiment le coup, aucun doute-là dessus, et si c’était pas un signe avant-coureur, un présage, camarade, dans ce cas, je sais pas ce qu’il te faut. Ou comme quand on nageait hier près du phare et qu’un dauphin a bondi juste devant toi…tu étais juste dans l’axe de mon regard à ce moment, du coup j’ai vu surgir de ta tête ce corps énorme bleu-gris, ce dieu marin, impossible de l’appeler autrement, j’en avais des frissons dans le dos. Cela fait des années que je viens ici, cela ne m’est jamais arrivé, toi tu débarques pour la première fois, et t’as tout de suite droit à un miracle. Mais ici il se passe toujours des choses étranges, t’es pas venu ici par hasard, je te le garantie, même si tu comprends pas encore le sens de ce voyage. Même si tu crois que c’est juste un détour qui t’éloigne des tes nobles ambitions. Et même s’il ne s’agissait que de ça – je pense qu’il y a aucun mal à se réchauffer et à faire des réserves de soleil avant de s’envoler en Sibérie, tu en auras sûrement besoin au nord. Au fait, fin septembre, il y a de ces couchers de soleil ici, comme t ‘en as jamais vu, il faut que tu me filmes ça, je les regarderai en hiver à Moscou. Pour méditer, tu comprends…Hier les nuages nous ont tout gâché, aujourd’hui aussi ça a pas l’air, mais on aura encore droit à un spectacle digne de ce nom. C’est jamais le même spectacle, vraiment, je n’ai jamais vu deux couchers de soleil qui se ressemblent, et jamais personne avec une caméra pour filmer tout ça !

Quelle blague, tout de même : il y a une semaine de ça, j’aurai jamais cru que tu serais là avec moi, pourtant Svetlana, ma voisine qui habite dans la vieille maison rue Voznesenskaïa, m’avait bien dit que cette année je ne voyagerais pas seul. Contrairement à ce qui m’est arrivé, elle n’a pas été chassée de la maison, elle habite encore au rez-de-chaussée, même s’il ne lui reste plus que l’électricité. Ils lui ont déjà coupé l’eau et le gaz, tôt ou tard elle devra déménager, elle et les dix Kirghizes qui vivent au même étage. La maison va être démolie, la mairie de Moscou l’a décidé, rien à faire, ils m’ont fait débarrasser le plancher au printemps, et ils m’ont fourré dans cet appartement communautaire pour balayeurs. Ça m’a fait un choc, je te raconte pas, l’endroit où j’habite on peut pas appeler ça une chambre, c’est un bouge, une cellule de prison, une vraie cellule de correction, l’horreur tout simplement. Comment s’en sortir, j’en ai pas la moindre idée. C’est la mort, je le sens au fond de mes os, ma mort prochaine se rapproche, reste à savoir si cette fois je survivrai. Je l’ai vue dans les cartes, elle m’est apparue très clairement, mais je l’aurais vue même sans les cartes. Svetlana me l’a juste confirmé. D’ailleurs Svetlana sait très bien lire le marc de café, autant que je me souvienne, elle ne s’est jamais trompée dans ses prédictions, mais cette fois quand elle m’a dit que quelqu’un m’accompagnerait à Guelendjik, je me suis moqué d’elle. Svetlana, enfin, qui donc partirait avec moi ? Aucun de mes amis ne me rend visite depuis plus d’un an, ils se sont tous mariés, certains ont déménagé à l’étranger, et ceux qui sont restés s’occupent de leurs affaires ou de leurs enfants. Je ne vois personne qui puisse ou veuille me consacrer du temps. Sur quoi elle me dit : tu vas voir ! Qui aurait pu croire que tu quitterais ta Prague dorée pour te retrouver à Moscou, sans prévenir, comme une âme en peine, avec quelques sous en poche et du temps à revendre ! Pas de doute, cette sacrée Svetlana n’a aucune concurrence comme oracle.

D’ailleurs, je pense que tu devrais aller la voir. Tu es en pleine transition, un cycle vient de se refermer et le prochain n’a pas encore commencé, elle pourrait t’en apprendre de bien belles. Mais si tu veux pas, ça te regarde…Pourtant je sens qu’on en est au même point, toi et moi, on sait bien que quelque chose s’est terminé, et pourtant on se raccroche encore à ce cycle qui s’en va. Mais il va falloir lâcher tout ça, moi mon vieux logis, toi ta Sibérie…Il te faudra abandonner ta métisse yakoute, même si tu crois encore pouvoir te remettre avec elle. C’est fini tout ça, ces histoires vont se terminer, ils vont littéralement mourir et toi avec, ton corps aussi – quoi d’autre peut bien signifier ce rêve dans lequel tu te vois pendu au grenier de ta maison de famille ? Papa, ne m’en veux pas, j’ai vraiment honte, mais je me balance là-haut…Une image claire comme de l’eau de roche : ton corps se balance sous le toit de la maison de famille, dans quel corps comptes-tu réapparaîtras la prochaine fois, je n’ai aucun moyen de le deviner, à supposer d’ailleurs que tu réapparaisses. Peut-être que tu ne reviendras plus jamais me voir, et au souvenir de mes paroles, tu balaieras toutes ces histoires de la main, parce que tu seras ailleurs.

Quant à moi, si je m’imagine le tas de choses que j’ai laissées dans le vieil appart, tout simplement parce que cela ne rentrerait pas dans ma piaule… une quantité incroyable de choses qui me semblaient indispensables auparavant, y compris un lit, tu te rends compte! Maintenant je suis obligé de dormir sur un matelas gonflable, un vrai cauchemar. Ça c’est bon pour les Kirghizes, eux ils peuvent dormir sur le plancher, pour eux c’est tout à fait normal, mais moi en tant que Russe, pas question, j’accepte pas. Mais j’ai pas trop le choix, je ronchonne et je m’emporte, ça ne m’aide guère, c’est seulement ici chez la vieille que j’ai pu enfin dormir pour de bon, ça fait bien longtemps que ça m’était pas arrivé. Abstraction faite du poste radio en panne et du tic tac de l’horloge, il va falloir régler tout ça. Le poste de radio est muet comme une tombe, et l’horloge m’assène des coups de marteau dans le crâne – je te raconte ça pour que tu puisses t’imaginer ce que j’ai à supporter avant de m’endormir. Et bien sûr, où se dirigent mes pensées quand à ce moment je ne cesse de me retourner dans mon lit, et j’arrive pas à m’endormir ? Bien évidemment elles retournent à ces choses qui disparaissent à tout jamais et qui te font chialer…Ne serait-ce que ces livres dont j’ai du faire cadeau, et que je vais encore devoir distribuer à droite à gauche, parce que je ne peux pas vivre dans une pièce remplie de livres du plancher au plafond, d’un mur à l’autre. Je vais en crever, je t’assure, avec chaque livre c’est une partie de moi qui meurt, et Dieu sait ce qu’il en restera, quand il n’en restera aucun. Pourtant je sais que c’est bien en fait, car c’est une occasion de se débarrasser du passé, qui ne fait que nous oppresser, vois-tu. Mais ça me déprime, d’autant plus que je connais bien la procédure. Depuis que je suis balayeur, j’ai participé à l’évacuation forcée d’appartements au centre de Moscou, d’où un petit vieux était obligé de déménager. Imagine un peu ces petites vieilles et ces petits vieux qui ont passé toute leur vie avec ces choses, et qui sont forcés de s’en débarrasser, alors qu’ils n’ont en général personne à qui les donner en cadeau, et sont donc obligés de les jeter. Et après je dois encore regarder ces vieilles maisons s’écrouler les unes après les autres, je ne sais pas si tu peux même te douter de ce qu’ils ont vécu et de ce que j’ai vécu.

Pour finir, ils ont détruit la maison qui me bouchait la vue sur la Cathédrale du Christ-Sauveur. Le paradoxe absolu : j’ai profité d’un si beau spectacle juste pendant les derniers mois…Tu saisis ma douleur, ma dernière oasis qui disparaît, et avec ça le début d’une crise majeure. Mais j’espère que c’est définitif, j’espère que je vais m’en sortir, et j’aurai bien droit à quelque chose d’autre, même si je peux pas m’imaginer quoi, ni même d’où cela viendra. Je cherche une explication à tout moment, mais je trouve rien de prometteur, c’est juste le besoin de faire un saut dans l’inconnu, ça fait pas de mal, mais c’est ce qui m’a toujours effrayé en tant que froussard professionnel. Pourtant je sais bien que c’est seulement dans ces moments que la providence nous conduit au bon endroit pour définir notre vie. Or, tu sais bien…Et Svetlana dit même qu’une femme va surgir dans ma vie, ce qui est horrible en fait, si tu considères les trois désastres qu’ont été mes mariages. Mais je suis pourtant curieux, parce que je ne comprends pas comment et où je peux encore rencontrer une femme, et pourquoi elle aurait envie de commencer quelque chose avec un type dans ma situation. Mais je ne dis pas ça pour faire croire que j’ai de l’espoir ou que j’ai des plans précis, pas du tout, je n’en ai jamais été capable.

Et personne ne sait vraiment ce qui peut arriver, rien n’est garanti, ni les plans, ni les résultats. Les dieux adorent se mêler de nos velléités créatrices, ils aiment bien nous placer dans des situations où on doit filmer ou mettre en scène autre chose que ce qui était prévu, tu le sais bien. Tu prévois quelque chose et au final, ça se termine autrement, du coup tu as l’air bête, inapte, en tout cas d’après les normes scolaires. On te dit d’enfoncer quatre clous, et tu les enfonces, on te dit d’apprendre l’anglais, et tu l’apprends – c’est précisément ce que j’ai jamais réussi à faire dans ma vie, dans mes boulots. Mais si j’avais pu étudier le camarade Husserl dans ma jeunesse, je n’en serais peut-être pas aussi traumatisé. J’aurais peut-être compris qu’il est possible de se réjouir de l’observation et de l’étude des phénomènes de l’univers et de les considérer pour ce qu’ils sont, sans aucun préjugé. Mais pour cela il aurait fallu aller à une autre école que l’école soviétique. J’ai l’impression que de tout façon, tous mes profs étaient des sadiques. Même s’ils connaissaient en partie les matières qu’ils enseignaient, ils avaient une telle façon d’enseigner qu’ils nous dégoûtaient de plein de choses. Je suis tout à fait d’accord avec mon amie qui a réussi à monter jusqu’au titre d’inspectrice des écoles, et qui m’a dit un jour que ces profs, il ne suffit pas de les mettre à la porte, il faut les fusiller car ils abîment les enfants avec leur façon d’enseigner. Ce qui se passe, c’est que les étudiants russes ne vont pour rien au monde lire ce qu’ils ont appris à l’école, car ce qui surgit immédiatement dans leur tête, c’est l’image scolaire d’un Pétchorine ou d’une Tatiana Larina en béret jaune citron.

Mais je change de sujet, je voulais tout simplement dire que je n’ai jamais obtenu ce que je voulais, j’ai toujours obtenu autre chose. J’ai atteint des buts autres que ceux que je m’étais fixés, et ça me rendait hystérique à l ‘époque, avant que je finisse par comprendre que je ne ferais pas carrière dans ma vie. Je n’arrive pas à mener une logique à terme dans une langue, car j’oublie souvent de quoi je parle, et je m’emmêle dans mes efforts constants pour suivre au même moment toutes les pensées qui surgissent quand je parle. Ou alors quand j’écris, c’est une catastrophe. Les phrases complexes bifurquent et donnent naissance à de véritables labyrinthes grammaticaux, où il est difficile de retrouver le fil principal, et où se multiplient les culs-de-sac et les lits abandonnés de rivières d’où on ne ressort plus. Voilà pourquoi je n’ai jamais rien écrit d’intelligent, même si j’avais des sujets à traiter intéressants, surtout en ce qui concerne les pièces de théâtre. Quoi qu’il en soit, je fais des choses, quelque chose se fait, tu comprends, et depuis un certain temps je remarque que ce qui me réussit est en fait bien meilleur que ce que je planifiais au départ.

 

Traduit par Philippe Noubel