Ma famille d’Europe Centrale.

Ils sont arrivés tôt ce matin. Il était précisément cinq heures, trois minutes et vingt-sept secondes. S’ils étaient arrivés trois secondes plus tard (et ils n’y ont probablement pas pensé), ils seraient arrivés précisément à cinq heures, trois minutes et trente secondes. Je le sais et personne ne pourra me soutenir le contraire, parce que l’heure exacte, c’est ma passion. Je tiens de mon père : je ne supporte pas que ma montre retarde ou, au contraire, avance, d’une seconde. Mon père, qui fut toute sa vie cheminot, mettait un point d’honneur à ce que son train non seulement parte toujours, mais aussi entre toujours en gare, à la seconde près. J’ignore si j’ai toujours été aussi pointilleux, mais depuis qu’il est parti à la retraite et qu’il m’a remis sa montre à gousset de la marque Oméga avec son nom gravé à l’intérieur du couvercle, je considère comme un hommage obligatoire à mon père de faire en sorte que sa montre (à présent mienne, depuis tant d’années) ne s’écarte jamais du soleil ni des étoiles. Chaque fois que mon père me demandait l’heure, il la connaissait à la seconde près. Et ce, même à l’époque où il disait que pour lui, le temps avait cessé de jouer son rôle, qu’il ne s’occuperait plus que de son jardin, de ses abeilles, et qu’il tirerait du vin de ces énormes grappes suspendues dans la cour au dessus de nos têtes, si sucrées qu’elles attiraient des nuées de guêpes. Une seconde par-ci, une seconde par-là, Franz, disait-il en riant. Je respecte tout ce que mon père m’a transmis, mais dans ce cas précis, il se trompait. Tout au long de la vie humaine, le temps est la chose la plus importante et jamais il ne cesse de jouer son rôle, car c’est précisément le temps qui, seconde par seconde, grignote généralement la partie la plus heureuse de notre vie (sans que nous en soyons en rien conscients), jusqu’à ce que, soudain, nous mordions de manière inattendue dans cette bouchée indigeste qui nous retourne l’estomac, mais que nous ne pouvons recracher, à moins de parvenir à décaler l’heure spatiale. Qui sait si mon père a réussi, après coup, à prendre conscience de ce tic-tac inexorable du temps alors que, debout au milieu de son jardin inondé de soleil, il regardait des étrangers emporter ses ruches, une par une, et les charger sur un camion (au milieu du butin des abeilles !) ; puis il s’est effondré dans le carré potager et n’a plus jamais prononcé un seul mot. Le lendemain est arrivée une autre bande de pillards qui ont commencé à ouvrir les armoires, dont ils ont sorti les vestes démodées de mon père et ses chapeaux durs, avant de se heurter à la commode, près du lit, dans laquelle Tina, l’infirmière qui s’est occupée de mon père jusqu’à la fin, rangeait des draps impeccablement repassés et toujours blanchis au soleil, qu’ils se sont tout de suite mis à balancer sur le couvre-lit étalé parterre. L’un de ces patriotes s’est alors aperçu que sur le drap sur lequel gisait mon père, impuissant, apparaissaient des plis fraîchement repassés. Sans hésiter, il a retourné d’un coup le pauvre homme, pour qu’il voie que celui dont il s’était emparé était fraîchement souillé. Ses compères se sont moqués de lui et, pour ne pas être en reste devant les autres, il a alors emballé mon père dans ce drap tout sale. « Salaud de boche ! C’est bien fait ! », hurlait le petit blond sur un ton hystérique, au point d’en avoir des tressautements dans la voix. Mais comment ça ? Mon père, un boche ? Je me rappelle bien l’époque où il fallait obligatoirement remplir des Ahnen Pass1« Passeport généalogique » ou certificat de filiation., pour que chacun y inscrive ses ancêtres, qui était né où, avait épousé qui, et combien cela donnait de fil à retordre à mon père, le pauvre, parce que du côté paternel, il ne remontait au mieux qu’à son propre père, Josef Fleissig, né en 1843 à Brody ou à Perehinsek (apparemment, il indiquait toujours un lieu différent) et qui, âgé de vingt ans, était arrivé à Brno, alors allemande, où, au terme de son apprentissage, il avait ouvert sa propre boulangerie. À l’époque dont je me souviens, il était déjà mort depuis quelques années et son nom n’offrait aucune certitude quant à ses origines aryennes. (Apparemment, quand on lui posait franchement la question, il répondait toujours : Quoi ? Ils ne croustillent pas, mes croissants ?) Comme le boulanger Fleissig avait épousé une institutrice de Rajhrad, mon père préférait suivre dans son Ahnen Pass la branche de la famille de sa mère, jusqu’à remonter vers l’un des hameaux oubliés de Moravie, croyant ainsi dissimuler le fait que son père avait fui l’ancien empire. Ferdinand Fleissig, mon père, s’était seulement rendu coupable, en 1898, alors qu’il passait à Vienne le concours de machiniste de la ligne occidentale de l’empereur Ferdinand le même jour que son futur beau-frère, de s’être épris d’une belle Viennoise, qu’il a immédiatement emmenée en Moravie et qui lui a donné trois enfants. Mais ma mère n’aurait pas davantage plu à Hitler. Son père était le menuisier viennois Stastny (il possédait apparemment quelques mots de tchèque) et ma grand-mère maternelle s’appelait Therèse Žgak. C’était la plus belle femme de toute notre famille (peut-être à l’exception de notre infortunée fille) ; elle venait de Celje, en Slovénie. Lorsque, en 1922, les citoyens de la nouvelle république ont dû opter pour une nationalité, nos parents, qui n’étaient qu’un quart ou qu’à moitié tchèques et qui ne parlaient tchèque que pour les affaires, se sont déclarés de nationalité allemande. C’est alors que la montre de mon père a commencé à faire tic-tac. Seconde après seconde. Pendant vingt-cinq ans! Et voilà que soudain, cet homme fier, enjoué et dévoué meurt comme un animal ; ma mère est chez sa sœur à Vienne et n’a pas le droit de rentrer, ma sœur Ernestina a épousé un communiste (peut-être s’est-elle améliorée, qui sait) et moi (pas même un an après), ce matin, à cinq heures trois minutes et vingt-sept secondes, ils m’ont expulsé de mon appartement (j’ai dû leur remettre toutes les clefs, et de la boutique, et de la réserve) : d’après eux, je serais un salaud de millionnaire, qui non seulement a volé la classe ouvrière pendant des années, mais a même entretenu des liens avec l’Ouest, et l’on me fera comparaître devant le juste tribunal populaire (Volksgericht2« Tribunal du peuple ».? Encore ?) Pour tous ces motifs, je serai interné sur le champ, afin de ne pas pouvoir poursuivre mes manigances à contre l’État, ni, le cas échéant, tenter de franchir la frontière. Je me suis défendu : il s’agissait sûrement d’une erreur, jamais de ma vie je n’avais volé quiconque et je ne connaissais absolument personne à l’Ouest, sinon peut-être en Autriche (où vivent actuellement ma mère et ma sœur) ; mais voilà qu’ils m’entraînaient déjà dehors. À ce moment-là, heureusement, j’ai aperçu le Matou, blotti sous mon fauteuil, qui regardait derrière moi d’un air effrayé. J’ai prié ces messieurs de m’autoriser à emmener le Matou : il ne pouvait tout de même pas rester dans un appartement fermé à clé. Ils se sont demandé un instant comment interpréter ma demande, mais ensuite, le plus vieux, coiffé d’une casquette, a dit au plus jeune que ce chat allait faire ses crottes partout, et c’était réglé. Tu vois, le Matou, maintenant, nous allons attendre ensemble le juste tribunal populaire. Espérons qu’il ne sera pas comme ceux du temps du protectorat. Les SS aussi m’avaient un jour rendu visite au magasin, à propos d’une dénonciation fondée sur mon nez. J’ai un grand nez aquilin. Qu’est-ce que tu dis, le Matou ? C’est vrai ? Je sais, toi, il te plaît. Il était finalement apparu que l’un des clients allemands en avait eu assez de voir inscrit sur mon enseigne : František Fleissig, pâtisserie fine. Moi, je suis né en 1900, bien entendu, j’ai été baptisé Franz ; mais, en 1922, je venais d’apprendre le métier de vendeur chez Kulík à Brno et j’avais opté pour la nationalité tchèque, parce que j’étais fier de cette entreprise où ne travaillaient que des Tchèques. Quand j’ai épousé Martička, j’ai fait changer ce Franz allemand en František. « Franz… Ils devaient être cinglés », m’a dit plus tard monsieur Weiss, maître de concert, qui venait tous les jours chez nous prendre son petit-déjeuner. « Comment ça, les Tchèques reconnaissent un bon café ? Ah la la, un si beau tarin, et tellement bête. » J’ignore ce qui, pour finir, a décidé si mon nez aquilin n’était pourtant pas assez crochu… Ils ont cueilli les boulangers d’en face et, deux jours plus tard, un signe de deuil était suspendu dans la vitrine. Quelques personnes de notre quartier ont été embarquées par la gestapo. En fait, même le maître de concert, ce pauvre monsieur Weiss, n’est plus revenu de Pologne. Moi, j’ai seulement fait refaire mon enseigne : Delikatessen F. Fleissig, et le calme est revenu. Tu vois, le Matou, s’ils m’avaient emmené moi aussi à l’époque, aujourd’hui, je serais un héros et nous pourrions maintenant rester à la maison, bien au chaud.

Le temps s’écoule de la même façon pour tous, mais grignote différemment la vie de chacun. Lorsque, en 1930, nous avons vendu notre petite pâtisserie pour acheter une maison en centre-ville et transformer immédiatement le rez-de-chaussée en une grande boutique, nous pensions être nés sur une heureuse planète. Notre Terezka avait dix ans et elle était belle, peut-être tenait-elle de son arrière-grand-mère slovène. Elle jouait merveilleusement du piano. C’est pourquoi, pour son quinzième anniversaire, nous lui avons acheté un piano à queue. Pour moi, il était clair que Terezka ne finirait jamais derrière un comptoir. Après tout, je n’étais pas devenu cheminot. Nous avons alors embauché d’autres personnes dans notre pâtisserie. Selon les vœux de Martička, nous avions même agrandi notre boutique d’un petite salle où nos clients pouvaient déguster sur place l’une des trente variétés de café que nous proposions, lire le journal, tout simplement prendre leur petit-déjeuner. C’était toujours plein, comme si les clients sentaient que pour eux aussi s’écoulaient les plus belles secondes du vingtième siècle et que la bouchée que nous ne recracherions jamais arriverait très bientôt. Quand Terezka a eu dix-huit ans, c’était une beauté parfaite. Dommage qu’ils ne m’aient pas permis d’emmener l’album. Un jour que nous rentrions du bal, Terezka avait les joues toutes rouges. Nous pensions qu’elle était peut-être tombée amoureuse pour la première fois, car nous ne l’avions encore jamais vue dans cet état-là. Elle en faisait même de la fièvre. Mais lorsque, le lendemain, sa température est montée, nous avons appelé le médecin et ; pour finir, même le vieux Smokovec n’a rien pu pour elle. Elle s’est fanée aussi vite qu’elle s’était épanouie… L’horreur ! L’horreur pure !… Il ne nous restait alors que notre pâtisserie, à Martička et à moi, pour ne pas devenir complètement fous après cette tragédie. Mais là-dessus est arrivée l’occupation allemande, partout, rien que des Preussisch3« Prussiens »., avec leur voix de gorge qu’ils ne parvenaient pas à baisser… Martička était issue d’une famille tchèque, elle n’aimait pas l’allemand, son père avait même fait des barres parallèles dans une association de patriotes, jadis, avant la guerre. Donc d’abord Terezka et, en plus, ce Herrenvolk 4« Race supérieure ».… Et voilà. Martička est morte d’une défaillance cardiaque, ou plutôt d’une non-défaillance du cœur. Ce jour-là, après l’enterrement, Mme Bartošová, notre locataire du quatrième étage, est venue chez nous pour me présenter ses sincères condoléances et c’est toi qu’elle m’a apporté, le Matou. Soi-disant pour que j’aie quelqu’un dont m’occuper, puisque je me retrouvais tellement seul. Elle a prétendu que tu étais un mâle, qu’avec toi, il n’y aurait aucun problème, sauf qu’au bout d’un an, quand j’ai vu tes chatons, j’ai compris que tu étais une femelle ; mais pour moi, tu es resté le Matou. J’espère que cela ne te dérange pas. Et ne te fâche pas parce que je t’ai pris avec moi, mais là-bas, ça aurait mal terminé pour toi. Je sais que tu as faim, mais il n’y a absolument rien à manger, mon pauvre petit. J’ai regardé. Pas de vivres. Malheureusement. Le propriétaire ne vient probablement ici que pour passer l’été. Si le soleil de l’après-midi ne brillait pas avant de se coucher, lui qui chauffe encore un peu maintenant à travers les vitres, il ferait sûrement ici un froid insupportable, en ce début mars. Dommage qu’il y ait juste devant la fenêtre un vieux poirier hirsute qui cache quelque peu ses rayons. Heureusement, j’ai réussi à mettre la main sur mon gros manteau, accroché à la patère, comme je le soupçonnais. Ils nous ont certainement oubliés, le Matou. Ils nous ont enfermés, ils sont sortis et depuis, pas âme qui vive. Qu’aurait donc dit Martička, si elle avait vu comment ils m’ont tiré du lit ce matin en chemise de nuit, en prétendant que rien ne nous appartenait plus, que tout appartenait aux ouvriers et aux paysans. Seulement ils ne m’ont pas dit, Martička, ce que ces ouvriers et paysans voulaient en faire. Si, aujourd’hui encore, avant quatre heures de l’après-midi, on n’envoie pas chercher à la gare un nouveau colis, on va payer une sacrée pénalité… Moi, personne ne m’a rien demandé… Il faudrait que je les avertisse à ce propos. Mais qui ?

Je me suis rendu compte qu’aujourd’hui, je n’avais pas encore remonté la montre de mon père. Je me suis toujours levé exactement à six heures zéro zéro (déjà comme apprenti !) et au même moment (peut-être quelques secondes plus tard, pour être précis), je remontais toujours ma montre, parce que mon père soutenait qu’une montre exige de la régularité et qu’une montre non remontée cesse d’avoir du prix pour l’homme. Seulement aujourd’hui, c’était différent : aujourd’hui, contre mon gré, je me suis levé pour la première fois avec vingt-six minutes et trente-trois secondes d’avance ; à six heures zéro zéro, nous traversions vraisemblablement en voiture une banlieue quelconque et j’avais un bandeau noir sur les yeux. Bien entendu, j’aurais réussi à remonter ma montre même à l’aveuglette, mais je craignais qu’ils ne me la confisquent si je la tirais de ma poche. Heureusement que je n’y accroche la chaînette en or que pour les grandes occasions, et là, autant que je m’en souvienne, ce n’en était pas une. Quand ces policiers en manteaux de cuir noir nous ont enfermés ici et que nous sommes restés seuls, j’étais bien décidé à ne plus jamais remonter la montre de mon père. J’arrêterais le temps. Je ne laisserais pas les choses empirer. Mais je me suis rendu compte qu’elles ne pouvaient pas empirer et que le temps arrêté nous privait de l’espoir de survie. J’ai laissé la montre telle quelle. En tout cas, je devais m’occuper au plus vite de savoir comment le Matou et moi allions survivre cette nuit, dans cette petite cabane en bois, déserte, si personne ne venait plus nous chercher aujourd’hui.

J’ai découvert que dans cette cabane, il n’y a pas d’électricité et, malheureusement, aucune bougie non plus, seulement une vieille lampe à pétrole au cylindre fêlé, mais sans une seule goutte de pétrole, et dans un instant, il va faire nuit. De plus, j’ai le sentiment désagréable que cette petite cabane est un lieu ensorcelé, hanté. Tout d’abord, je n’ai pas remarqué ces grincements, il faisait jour, le soleil brillait et tout m’était égal. Mais maintenant que la nuit tombe, chaque fois que le bois se remet à craquer, je suis saisi d’angoisse. Cet après-midi, j’ai même eu le sentiment que ces grincements étaient le fait d’un homme qui descendait l’escalier. J’ai entendu des bruits de pas mesurés, accompagnés du craquement régulier d’un excalier en bois. J’ai attendu un moment, saisi d’angoisse, de voir qui apparaîtrait, mais cette petite cabane a soudain été envahie par un silence tout aussi angoissé, comme si l’autre attendait que je trahisse ma présence. J’ai rassemblé tout mon courage (j’avoue ne pas être un héros) et je suis allé jusqu’à cet escalier, pour voir. Il n’y avait personne. J’ai donc monté l’escalier grinçant à pas de loup, jusqu’à l’étage, où j’ai découvert une petite chambre au plafond incliné, avec deux lits de planches recouverts d’une paillasse, mais il n’y avait personne. Personne ne se cachait non plus sous ces lits. Sur le tapis usé, il y avait seulement une grosse tache sombre qui rappelait du sang séché. Un instant auparavant, un lourd grincement avait de nouveau résonné dans la petite cuisine, où, mis à part l’escalier menant à l’étage, j’avais trouvé une trappe dans le plancher. Cependant, je n’avais pas osé l’ouvrir. Je me suis dit que tous ces gens qui nous avaient amenés ici ce matin n’étaient pas partis, mais qu’ils avaient laissé quelqu’un pour nous surveiller, le Matou et moi. Comme les fenêtres de cette cabane ne donnent que sur deux côtés, en fait, j’ignore s’il n’y a pas une autre cabane un peu plus loin ou si celle-ci n’est pas l’annexe d’une plus grande. Est-il vraiment possible que cette très vieille petite bicoque en bois sec produise en permanence d’étranges grincements ? Voilà que même le Matou manifeste de l’inquiétude. Mais chez lui, naturellement, cela peut être dû à la faim. À moins qu’il n’ait envie de sortir. Il n’est pas encore sorti aujourd’hui. Ici, je n’ai pas sa petite caisse, dans laquelle il pouvait se glisser à tout moment, avant que je ne rentre à la maison du magasin. Par la suite, j’ai même dû embaucher une gouvernante ; ainsi le Matou ne manquait-il de rien (moi non plus, d’ailleurs). Maintenant, nous sommes dans une situation différente. Toutes les fenêtres sont condamnées par des planches, je viens d’essayer de les ouvrir, j’ai même secoué la porte à plusieurs reprises. Peut-être pourrait-on la défoncer, mais seulement à condition pour moi de détruire la propriété de quelqu’un ; que diraient alors ces nouveaux seigneurs ? J’ai une meilleure idée, le Matou, suis-moi, l’ami, montons. Je viens de trouver comment sortir le Matou de cette prison pour qu’il puisse au moins faire ses besoins ou même se mettre quelque chose sous la dent. J’ai remarqué que cette petite cabane était située juste en bordure d’une forêt ; là, on trouve toujours quelque chose. S’il en a envie, il viendra me retrouver demain matin. Et si ça se gâte pour moi, il sera franchement mieux en liberté. Dans la petite chambre du haut, j’ai rapproché une chaise de la fenêtre pour pouvoir grimper sur l’étroit parapet en bois et de là, en tendant le bras, j’ai touché le rebord goudronné du toit. le Matou savait déjà comment aller plus loin. J’étais content pour lui que nous ayons si bien réussi. Mais c’est alors qu’au rez-de-chaussée a retenti un bruit, comme si l’on tentait d’arracher les clous du bois. Il y avait quelqu’un à la porte. J’ai dévalé l’escalier à toute vitesse, mais il n’y avait personne. J’ai couru d’une fenêtre à l’autre en m’efforçant de regarder sous chaque rebord, mais je n’ai vu personne. Ce pouvait être aussi une martre, mais elle n’arracherait probablement pas les clous du bois. Je me suis efforcé comme j’ai pu de chasser un sentiment d’angoisse. J’ai même imaginé qu’ils m’exécutaient sans jugement (ils avaient en effet déjà formulé leurs accusations) et je plaignais seulement notre famille, dont la lignée masculine s’éteindrait avec moi, de toute façon ; il ne resterait après nous absolument rien, aucune pâtisserie fine, pas même les croissants croustillants du grand-père. Le temps n’a vraiment pas ménagé notre famille. Je me suis encore dit que je ferais bien de remonter la montre de mon père (qui, sans nul doute, marchait encore dans son gousset), mais je me suis retenu : cette fois, je ne manifesterais pas une telle obligeance à l’égard de ce temps.

J’ai réfléchi un moment pour savoir si je devais aller m’allonger là-haut sur les paillasses défoncées et dormir pour tout oublier. Mais alors, la lune est apparue et j’ai décidé de rester assis sur une chaise et de regarder par la fenêtre les branches enchevêtrées qui, à sa lueur, reflétaient de façon pittoresque l’enchevêtrement des destinées humaines. J’ai remonté le col de mon manteau et enfoui mes mains dans mes poches le plus profondément possible. C’est que je ne voulais pas qu’ils me trouvent de nouveau endormi. Et tandis que je contemplais cette calme nuit de lune, ces branches et rameaux dénudés, j’ai commencé à sombrer quelque part et soudain, une douce musique s’est mise à résonner dans ma tête. Au terme de cette longue journée, il fallait qu’elle vienne, je l’avais bien méritée. Déjà, avant la guerre, quand nous rentrions fatigués du magasin, nous écoutions toujours les concerts nocturnes à la radio, après dîner. Le gramophone crisse et gronde, alors que la radio déverse une musique pure, tout droit issue de ces merveilleux instruments et qui, telle une eau de source bien fraîche, s’écoule directement dans l’âme assoiffée. Un client m’avait conseillé de me faire installer une rallonge de vingt-cinq mètres d’épais fil de cuivre en guise d’antenne ; à partir de ce moment-là, je pouvais aussi écouter des concerts sur les ondes courtes. Même à l’époque, la montre de mon père me rendait bien service : jamais je n’ai manqué le début d’un seul concert. J’entendais toujours les quelques mots du présentateur, les applaudissements de la salle à l’arrivée du chef d’orchestre et ensuite, plus rien que de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Celui que j’aime par-dessus tout, c’est Arturo Toscanini. C’était notre éternel débat, avec M. Weiss, le maître de concert, qui accordait sa préférence à Gustav Mahler. Mais dans mon âme ne restera jamais en dernier lieu que Toscanini, pour toujours. J’ai entendu à la BBC les neuf symphonies de Beethoven qu’il avait enregistrées en Amérique avec l’orchestre de la NBC. Et à présent, la musique qui avait soudain commencé à résonner dans mes oreilles était celle d’une symphonie de Beethoven. Mais ce n’était pas ce do mineur, avec ces quatre coups fatals, au contraire, c’était une musique curative, merveilleusement apaisante, tel un baume sur une brûlure à l’âme. Sûrement un andante cantabile. Ne serait-ce pas carrément la Première Symphonie en do majeur ? Écoute ! Qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ? Et donc, j’écoutais. Je craignais même de bouger la tête et que cette magnifique et tendre musique, qui m’avait tant évité depuis que j’avais quitté ceux qui m’étaient les plus proches, ne se dissipe dans les hautes sphères…

Quand je me suis réveillé, il faisait encore nuit, juste avant le lever du soleil. J’avais terriblement mal à la nuque, je m’étais probablement endormi sur ma chaise, la tête rejetée en arrière. La lune venait de se coucher et seules les lumières de la grande ville qui se reflétaient dans le ciel permettaient de deviner l’emplacement de la fenêtre. À peine mes yeux s’étaient-ils habitués à ces ténèbres que j’ai reconnu les branches du vieux poirier. Mais c’est alors que j’ai vu quelque chose d’incroyable. Une blague idiote : à l’une des branches était suspendue une chaussure, qui ne s’y trouvait pas auparavant. Ou une belette morte. Ou bien ce n’était qu’un bout de chiffon. J’ai collé le front à la fenêtre pour mieux voir. Désormais, plus aucun doute. Et malgré cela, je n’en croyais toujours pas mes yeux, je ne voulais pas admettre la réalité : un scélérat avait réussi à pendre mon le Matou et ce, juste devant la fenêtre, pour m’atteindre au plus profond. Il l’avait pendu là, à la branche la plus basse, sa petite tête tournée sur le côté et les pattes avant sur la poitrine, comme s’il priait. J’ai tout d’abord pensé fracasser la fenêtre avec la chaise pour pouvoir atteindre la pauvre petite bête. Mais je me suis immédiatement rendu compte que de toute façon, cela ne m’avancerait à rien. J’ai compris que j’étais à la merci de scélérats et que je devais faire quelque chose. Que je devais me défendre ! Ils avaient laissé quelqu’un ici. C’était certain. Mais peut-être qu’ils étaient tous ici. Je devais agir. Je ne voulais pas parler avec eux. Il n’y avait rien à dire. Quand j’ai monté l’escalier, j’avais les idées parfaitement claires, tout en me mettant bien ceci en mémoire : si ces ouvriers et paysans en manteaux de cuir réussissaient à pendre un chat, c’est qu’ils réussissaient à pendre n’importe qui !

Il entendit arriver un camion et aussitôt, quelqu’un déverrouilla la porte et ouvrit ; la petite cabane se remplit soudain de piétinements de chaussures masculines. Il avait les mains qui tremblaient. Il craignait de ne pas y arriver. Il ne voulait pas qu’on l’aide. Surtout pas eux !

– Fleissig !… Debout ! entendit-on en bas.

Les hommes, muets, attendaient un écho. Comme personne ne se manifestait à l’étage, l’un des policiers monta. Au bout d’un moment, ayant visiblement repris haleine, il a crié en direction du rez-de-chaussée :

– Venez voir. Ce salaud s’est pendu.

 

Traduit par Christine Laferrière

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1. « Passeport généalogique » ou certificat de filiation.
2. « Tribunal du peuple ».
3. « Prussiens ».
4. « Race supérieure ».