* * *
Je mets la tête dans la salière.
Au fond, un sphinx en argent.
Un article qui mettait en garde contre lui
me revient vaguement en mémoire.
Mais déjà, il m’a aperçu.
Il m’apostrophe d’une voix imprégnée de sel.
Il est trop tard pour fuir.
Il me passe la patte autour des épaules
pour que je ne puisse pas m’échapper.
Il me parle de sa solitude parmi les cristaux,
de son horreur du poivre et de l’erreur humaine.
Il est inoffensif.
Tandis qu’il parle, ses paupières se ferment.
Epuisé par ses significations,
il s’endort dans un ronronnement sonore.
Je me dégage sans bruit de son étreinte.
Si j’avais une couverture,
je la lui poserais sur le dos.
* * *
Dans le muret de la clôture qui court le long du jardin,
il y a un filon d’or.
La nuit, des orpailleurs armés de maillets, de burins,
s’agglutinent autour du jardin comme pour se réchauffer.
Et jusqu’au petit matin, ils tapotent et martèlent, dans l’espoir
de réduire le muret en poussière et d’épuiser le filon.
Ils ignorent dans leur désespoir que seule l’érosion
peut mettre à nu la richesse
protégée par la clôture.
Les nuits de gel, j’observe par la fenêtre
les chercheurs d’or qui travaillent en vain.
Le jardin se remplit d’outils abîmés
que je ramasse parfois pour les revendre au poids.
Je suis aussi pauvre qu’eux,
mais j’observe la clôture de l’autre côté.
Un jour, j’apercevrai un reflet fugace parmi les briques
et le soleil se répandra dans le jardin.
Je tiendrai alors près de ma narine, un moment,
cette fleur gracile avant de couler du béton.
Car si la racaille franchissait la clôture,
elle ne me laisserait pas même la grâce d’un instant
pour faire mes adieux au trésor.
* * *
Loin de la ville, les arbres ne poussent plus.
Le paysage est plat, l’air délavé.
Je vérifie ce que je viens de lire derrière les remparts, sur les dents d’un mendiant
qui se précipitait pour me proposer sa fille
tandis que je faisais au kioske provision de sucre et d’épices.
Pourtant, dans les recoins, les soupentes infestées de cafards,
sur les rampes de chargement graisseuses,
dans le repaire trempé d’un cabot errant,
la tôle ondulée des dents du mendiant,
là comme partout ailleurs
scintille une petite surface propre,
aussi tranquille et vide que le désert, au-delà de la ville,
là où pour la première fois, la fille du mendiant et moi,
nous nous sommes retrouvés seuls.
* * *
Longtemps tu ne verras rien d’autre qu’une coquille posée sur ton bureau.
Une coquille massive, enfoncée jusqu’à la taille dans le plateau par son propre poids.
Tu te diras qu’elle serait certainement fort utile, attachée au bout d’un bâton.
Qu’elle pourrait briser bien des crânes et rapporter beaucoup de viande.
Elle irait bien au centre du circonluminum,
dégoulinante de sang : elle saurait amadouer les divinités inférieures à la force primale.
Tu tends déjà la main vers elle lorsque tu remarques la cendre fine
qui se dépose sur la surface renflée de la spirale enroulée sur elle-même,
égalisant lentement les minuscules dépressions entre les arêtes.
Tu ne veux pas altérer la structure de cette couche granuleuse.
Chaque parcelle a sa place, sa fonction parmi les autres,
et une violation du hasard vierge qui préside à l’emplacement de leur atterrissage
signifierait une déviation de tout ce biotope installée sur une île, au centre d’un bureau.
Tu es contraint de renoncer à la pointe au profit de ton javelot.
De la laisser se couvrir de poussière,
se muer en chrysalide
et donner naissance à de nouvelles villes.
Il te reste un stylo, des mots.
Saisis-les.
Observe le fourmillement qui s’annonce dans ce flocon de poussière
et raconte les histoires que tu as soulevées sans même avoir soufflé.
* * *
Quand la Terre se leva, il s’allongea sur la table.
Les fenêtres brûlaient comme l’aigreur des fruits sauvages
mais il gardait pourtant les paupières grandes ouvertes.
Ses larmes roulaient le long des rides de sel
qui rappelaient le paysage alentour.
Elle glissaient de la table, tombaient sur le sol
et ne contenaient pas le moindre malheur,
ou peut-être juste autant qu’il en fait dans chaque matériau
pour qu’il ne s’effondre pas.
Traduit par Benoît Meunier