Des pères

 

  1. 55

 

Jaromír avait disparu en rentrant du travail. Disparu sans laisser de traces, en plein jour, au cœur d’une ville moderne. On l’avait fourré de force dans un avion parti pour une destination inconnue. Ou bien la mer proche d’Ostie l’avait emporté. Ou bien il avait été embarqué sur un bateau dont on ignorait tout. Ou encore il se trouvait dans une prison tchèque, ou dans un centre de recherches secret d’Union soviétique. Ou au Goulag, en Sibérie. Le fait est que Jaromír, père de Marie, avait disparu d’une façon brutale, inexplicable et inopinée. Le vide croissait à chaque seconde, il s’étendit toute la soirée et toute la nuit comme un gaz asphyxiant qui finit par engloutir Alžběta, Sofie et Marie : il se referma, les coupant du monde comme un aquarium. Le souffle court, elles se heurtaient à d’invisibles murs transparents et suffoquaient de silence. C’est en aquarium aussi que, le lendemain, se transformerait le bureau de commissariat de police dont les fonctionnaires ne laisseraient aucun son compréhensible s’échapper de leur bouche. Le vide faisait mal, constata Marie, peut-être plus mal que la torture. En fait, le vide est torture, car il gagne les entrailles et le thorax, et peut-être jusqu’à l’âme. Il semblait qu’en l’absence de Jaromír, ces trois silhouettes féminines, menues, décoiffées, juste vêtues de leurs jeans et de leurs chemises, dussent s’écrouler, tomber en poussière, sous l’effet d’une effroyable implosion. C’était atroce, et cependant à aucun instant il ne vint à l’esprit de Marie, ni de sa mère Alžběta, ni de Sophie, que Jaromír pût ne pas revenir.

 

(…)

  1. 56

 

La première semaine qui suivit la disparition de Jaromír, Marie descendit les escaliers plusieurs fois par jour. Elle constatait que non, son père ne se trouvait pas près des boites aux lettres, ni en train d’attendre l’ascenseur, et partait à sa rencontre du côté de la gare. Ou dans le sens opposé, vers la Villa Borghese. Il était vraiment incompréhensible de ne pas tomber sur lui, à cette heure où d’ordinaire il rentrait, ni plus tard. Ni plus tôt. Marie se disait « il doit déjà être à la maison, il aura pris un autre itinéraire », et rebroussait chemin. Mais elle retrouvait l’appartement plein de cette eau dormante qu’est le silence, de ce vide silencieux, de cet air de maison vide, et donc absurde. Elle ouvre la fenêtre, et ne quitte plus des yeux les trottoirs éclairés. La Via Calabria a une tout autre atmosphère que cette ruelle de Prague que bordaient des rangées de petites maisons avec des jardinets devant, mais c’est plutôt vers cette ruelle que Marie retourne avec ferveur, comme pour prier. (…)

 

  1. 57

La rue que Marie, dix-sept ans, fixe depuis la fenêtre, est vide. Le lit de la chambre romaine est vide lui aussi, les portes sont restées ouvertes depuis la veille au soir et le lit n’est pas défait : maman a encore passé la nuit dans le salon, sur le fauteuil favori de Jaromír. Un jour, Marie s’aperçoit que sa mère est devenue transparente. Elle s’apprête à tricoter un pullover d’hiver dans un doux fil de poil de chameau, les pointes coloriées des aiguilles à tricoter s’agitent entre ses mains. Le pull, c’était pour papa ?

Jaromír ne revenait pas, au fur et à mesure que Marie entrait dans l’adolescence, elle élargissait le cercle de son enquête à toute la ville, toute l’Italie, et potentiellement à la planète entière. Lors d’une excursion scolaire à Pompéi, elle aperçut la silhouette de son père dans les ruines de la cité antique, parmi les touristes, sur le parking. Mais il avait disparu près d’un bureau de tabac avant qu’elle ne l’eût rejoint et elle resta sur place, hésitante, semblant attendre que quelqu’un revienne de lui acheter un paquet de cigarettes. Un père inexplicablement disparu ne peut reparaitre qu’inexplicablement. Cette pensée, Marie ne la formulait pas distinctement, mais elle la ressentait inébranlable en elle. Pendant les voyages de classe qui suivirent, en Autriche et en France, elle eut chaque fois l’impression que ça y était, et qu’elle allait le rencontrer. Le même sentiment la poursuivit jusqu’à New York où elle profitait avec des camarades d’un séjour d’une semaine qu’on lui avait offert pour avoir décroché son baccalauréat. Elle dévisageait tous les passants qui ressemblaient ne fût-ce que vaguement à Jaromír. Apercevoir la silhouette d’un homme d’âge moyen, de grande taille et doté d’une petite brioche et d’une calvitie naissante suffisait à lui couper le souffle.

Sophie cherchait son père avec la même ténacité, mais par d’autres voies. Elle ne croyait ni au hasard ni au destin, ni aux anges gardiens : elle déclarait qu’il serait plus instructif de parcourir les vieilles correspondances et les papiers de Jaromír et de dépouiller certains fonds d’archives. Lesquels, nous l’ignorions, et elle aussi d’ailleurs. Elle écrivait à intervalles réguliers à certains de ses collègues proches ou lointains, qui tout aussi régulièrement s’abstenaient de répondre. Peut-être ses lettres ne leur parvenaient-elles pas, ou bien étaient interceptées par la police qui les glissait dans des dossiers et des classeurs dont elle remplissait les spacieuses caves du ministère de l’intérieur. Ou des services secrets. Deux ans durant, Sophie s’appliqua à lire chaque jour plusieurs quotidiens étrangers pour deviner quel pays du tiers monde, mais aussi du premier et du deuxième, aurait eu intérêt à enlever Jaromír, lui qui avait choisi de devenir chimiste et avait fui son pays après avoir reçu l’ordre de se consacrer à la recherche sur les explosifs non métalliques. C’est ce que leur avait révélé Alžběta alors qu’elles revenaient du commissariat de police, et ce qu’elle avait aussi fait figurer dans son signalement de disparition. Quand le spécialiste de chimie nucléaire Ettore Majorana avait mystérieusement disparu en Sicile, il avait tout juste trente-trois ans. Jaromír, lui, en avait presque cinquante, et jamais il n’aurait travaillé à la conception d’armes, que ce fût dans des pays communistes ou capitalistes, dit Marie à Sophie. Et Sophie lui répondit : « Mais il pourrait le faire, s’il voulait. » « Jamais, s’il était obligé ! » De cela, Marie était sûre. Personne ne l’aurait contraint à livrer une formule d’armes ou d’explosifs capables de tuer des gens. Jaromír savait distinguer le bien du mal. Il avait quitté son pays pour se soustraire à une mission de recherche sur le semtex, un explosif non-métallique. Aujourd’hui, Marie sait que le pays de Jaromír, quoique privé de ses services à lui, l’a mis au point et fabriqué sous le nom de semtex. Sa victoire morale n’a eu aucune portée historique, chère Marie. Mais quand même, me répond-elle, c’était une victoire, et je lui donne raison.

Quant aux enquêtes de Sofie, elles conduisaient en Somalie et au Proche-Orient, où elle eut la bonne idée de ne jamais se rendre. Non plus qu’en Irlande du nord ou chez les nationalistes basques. Jaromír aurait été utile à tous les nationalistes, terroristes et fabriquants d’armes du monde, mais elle supposait que ses ravisseurs ne savaient pas bien qui il était. Les rêves de Sofie n’étaient pas enfantins, ni idylliques, à la différence de ceux de Marie, ils étaient brutaux, secoués de l’impact des charges explosives. Sofie avance dans la rue déserte, tout le monde s’est caché dans les abris, elle est seule à se recroqueviller derrière un des platanes qui agrémentent le trottoir. Le détonateur est enclenché, la charge explose, et déjà la sirène de la police déchire le silence. Sofie tressaillit. Ce n’est pas un rêve, elle se réveille et elle a peur. Elle a peur ici, à Rome, et maintenant, c’est-à-dire dans la seconde moitié des années 1970. « Années de plomb », comme on dit aujourd’hui – années des terroristes, rouges et noirs. Sofie est persuadée que les ravisseurs de son père sont des hommes puissants et génialement rusés manipulant en coulisse des terroristes qui jouent à la révolution. Le fracas de la vitrine qui se brise et des sirènes des voitures touchés par des éclats de verre se répand dans la nuit romaine.

 

  1. 59-60

Nous voici déjà en 1978, c’est le 15 mars au soir via Fani, dans quelques heures les Brigades rouges assailliront la voiture d’Aldo Moro, lui qui est, contrairement à Sofie, en train de dormir. La via Fani retentit de déflagrations, le politicien aux rides discrètes et aux cheveux blancs disparaît sans laisser de traces. Car une escorte de cinq membres abattue, des cartouches vides, les dépositions des témoins oculaires, tout cela ne fait pas des traces. Comment Aldo Moro peut-il disparaître ainsi, en pleine ville et en plein jour, sur le chemin du bureau ? Lui que Sofie croyait la veille encore faire partie des hommes élégants et cultivés de cette vie politique italienne si compliquée, que l’on ne rencontre jamais dans la vie ordinaire? Elle ne se serait jamais imaginé que soient échangés à cause de lui des tirs meurtriers. Et qu’il pût un jour disparaître comme Jaromír. En ce moment le ciel de Rome rugit d’hélicoptères, les sirènes des voitures de police hurlent en tous sens. Les deux sœurs se tiennent dans la cuisine de leur appartement au centre de Rome, près de la radio, pleines d’une solidarité fervente, absolue et douloureuse avec l’Italie. Elles ont l’impression que l’homme si bruyamment recherché par les hélicoptères, les voitures et police et la radio est leur père. Son désir à lui de les voir aimer ce pays où il les a traînées sans leur demander leur avis vient juste de se réaliser. Cinquante-cinq jours et cinquante-cinq nuits plus tard, la police trouvera dans une voiture garée Via Caetani le corps recroquevillé d’Aldo Moro. Onze coups lui ont perforé les poumons, tirés avec une arme automatique de fabrication tchécoslovaque : la mitraillette numéro 61, connue sous le nom de Scorpion. L’identité de l’arme apparaît à Sofie plus importante que celle du terroriste. Marie, elle, se décida : c’est à Prague qu’elle chercherait son père.

 

Paysages hivernaux de l’âme.

 

  1. 61-62

Je parle de quête du sens, mais je ne voudrais pas que ma vie ait l’air de mal finir après avoir bien commencé. Ce ne serait pas la vérité. Je ne peux pas davantage promettre qu’elle apporte à des débuts complexes une fin heureuse. Je voudrais transformer les débuts et la fin, déplacer l’horizon, la frontière.

Quand Josef mon père revenait du travail (à Brno, dans les années cinquante), nous arpentions ensemble la rue blanche noyée de pénombre, armés de pelles métalliques et des pelles à neiges bricolées avec un bâton et une planche. Dans le faible éclat jaune des lampes qui se balançaient légèrement sur leur câble, nous dégagions le pavage du trottoir de son tapis de neige fraîchement tombée. Il ne cessait de se reformer, immaculé. La ville était pure, le paysage était pur. Sous la neige, les rues de ce quartier de banlieue étaient simples et silencieuses comme les crimes dont nul ne parle. Le concierge vidait la chaudière d’un mélange de cendres d’un gris brunâtre et en saupoudrait le trottoir glissant : ce mélange était certainement plus lumineux et fin que la cendre des prisonniers politiques pendus et incinérés, mais c’était le même hiver 1952. Le directeur de la prison, accompagné du bourreau et du médecin militaire, ôtait le couvercle des urnes en aluminium et vidait les cendres, sur une route gelée au nord de Prague, au-delà de Mladá Boleslav, vers onze heures et demie du soir. Au matin, aucune trace n’était plus visible.

 

Sous les lampes agitées par le vent, des ombres bleues surgissaient, couraient sur les tas de neige pelletée mous et gris le jour, glacés la nuit. Les enfants de notre rue en faisaient des forteresses de glace, Anna, la grand-mère de Kristýnka, nourrissait le soupçon qu’il s’agissait en secret de tombeaux. Kristýnka et ses frères eux aussi pelletaient la neige, leur bout de trottoir prolongeait tout juste le nôtre. Ils grattaient les plaques de verglas et les traces de pas transformées en glaçons, entassant la neige le long du trottoir de telle sorte qu’elle formait comme la crête d’une mini-chaîne de montagnes blanches. Grand-mère Anna venait les surveiller dans leur tâche, à laquelle elle contribuait armée de son immense balai de branches de bouleau, avant de retourner dans l’appartement entretenir le feu dans le poêle. Sa sœur aînée Růženka partait presque tous les jours avec un grand sac de toile dans la forêt du mont Palacký et revenait avec pour butin du petit bois, parfois des pommes de pin. La fumée d’épicéa et de pin rappelait à Kristýnka quelque chose d’agréable, de plus ancien que la poupée perdue, que les cris, que la vue des fusils pointés, incompréhensibles, vers son grand-père et son père en train de brandir vers le plafond une chaise de bois.

Kristýnka aimait la lumière bleuâtre de la rue, le soir, les ombres fugaces des lampes qui s’agitaient, et la route blanche et lisse, que couvrait une couche régulière, sillonnée en son milieu par la trace crénelée d’une unique voiture. Les flocons envoyaient silencieusement vers le ciel de menus éclairs d’argent. Il n’y avait rien entre terre et ciel qui n’eût un sens profond et plein. Chaque chose persistait dans un sens qui ne pouvait pas ne pas se trouver non loin d’elle.

 

  1. 63

Kristýnka était une enfant qu’on avait privée, un soir impitoyable, de sa poupée et de diner. L’évènement atroce avait eu lieu durant cet après-guerre dédié à édifier en grandes pompes la paix dans le monde, la justice de classes et les lendemains radieux de l’humanité. On appelait le chantier en question « collectivisation de l’agriculture », en s’inspirant de l’Union soviétique. Kristýnka en gardait un souvenir de cauchemar qui, avec le temps, s’était quelque peu déteint et mélangé à d’autres mauvais rêves. A Brno, la grand-mère Anna Grand-mère Anna étouffait consciencieusement l’injustice dont avait été victime sa famille à la campagne. Nous étions voisins, mais je n’avais qu’une idée nébuleuse de ce qu’avait vécu cette fillette menue qu’était mon amie.

Si Anna se souvenait de ce soir fatal, c’était en silence, seule, prudemment, car ce souvenir était semeur de mort. Et elle ne pouvait se permettre de semer la mort, elle avait la charge des enfants, ses petits-enfants en fait, Kristýnka et ses deux frères aînés Ota et Filip. Elle ne s’autorisait ni maladie ni coup de folie. Par chance, sa sœur était gentille, et, veuve, disposait d’un deux-pièces en ville. Le fils de grand-mère Anna, père de Kristýnka, Přemysl, était mort quelques mois après ce soir où la ferme leur avait été confisquée pour être collectivisée. František Křišťál, lui aussi, le mari d’Anna, était décédé à cette époque, sans qu’on eût expliqué à sa femme de quel genre de mort. La mère de Kristýnka, Lidka, avait perdu la raison et avait été internée dans un asile où Anna amenait les enfants tous les quinze jours.

 

Kristýnka était venue au monde dans une famille predstinée à la tragédie, mais cela n’avait pas été tout de suite perceptible. Elle avait vécu ses quatre premières années comme une enfant heureuse. Grand-père Křišťál avait, dans la région ingrate de Vysočina, près du village de Tasov, une ferme relativement prospère. Deux chevaux, six vaches, quelques champs et prairies, un bouquet de bouleaux et de pins entre les champs, un étang à carpes et, au bout de son jardin, une grande scie électrique, flambant neuve où les autres fermiers venaient équarrir les troncs qu’ils avaient fait sécher pour faire des poutres en prévision des chalets qu’il leur faudrait un jour édifier à nouveau.

  1. 67

« Vivre comme vivaient les riches jusqu’à maintenant, ça te dirait ? » demanda une après-midi le fonctionnaire à Křen. « Alors rejoins-nous, viens te battre ! » Křen alla se battre, pistolet à la main, fusil à l’épaule, en compagnie de quatre miliciens du district venus lui prêter main forte pour nationaliser les propriétés privées. La cellule de choc débarqua à la ferme à l’heure du dîner, pour trouver tout le monde gentiment rassemblé et éviter que l’un ou l’autre ne s’évapore subrepticement. Dans sa niche, Alík aboya, gémit mais avant qu’on n’ait pu reprendre ses esprits le commando avait fait irruption dans la cuisine. Sur la table, le plat de pommes de terre en robe de chambre fumait, près du pot de lait caillé qui se trouvait déjà servi dans la tasse de chaque convive. Du beurre pour les pommes de terre, un morceau de viande fumée pour les hommes. Une salière. Les camarades braquèrent pistolet et fusil sur les deux hommes adultes, sur František grand-père de Kristýnka et sur Přemysl son père. L’un des hommes armés cria aux femmes de foutre le camp avec les mioches. Les mioches, à savoir Kristýnka, Ota et Filip. Le lait resta dans les tasses sur la table, les pommes de terre dans les assiettes, la poupée tomba sous la table. Kristýnka voulut l’en retirer, mais le camarade la heurta rudement. Et aussi sa mère qui s’était mise à crier, et puis encore la grand-mère Anna qui avait quand même essayé de récupérer la poupée de Kristýnka.

(…)

p.118-119

 

Miroslav Křen et les autres larrons n’étaient pas habitués à tirer. Quand, du canon de leurs pistolets et de leurs vieux fusils, ils eurent fait sortir les hommes de la cuisine, grand-père František s’empara de la fourche appuyée sur le seuil et s’en prit à Křen. Avec la vitesse de l’éclair, le camarade de Křen lui donna un coup de pied dans le côté, le vieux Křišťál tituba et la fourche lui échappa des mains. Il écopa de quinze ans pour agression de fonctionnaire. Seulement quinze ans, car personne n’avait été blessé. Sinon ç’aurait été la corde, comme l’avocat le dirait à Anna. Mais František Křišťál avait eu le temps de traiter les collectivisateurs de sa ferme de voyous, fils de pute, canailles, saletés, fainéants, voleurs, pochards puant et de morveux. Il aurait continué si le camarade du district ne lui avait pas décoché un autre coup de la crosse de son fusil qui lui fit perdre conscience. Anna tenait la tête de Kristýnka appuyée contre sa jupe de laine, elle regardait, concentrée sur les coups et les cris, jusqu’à ce qu’un autre camarade ne la pousse à nouveau. Elles se retrouvèrent devant le portail. Quelqu’un fit claquer la porte découpée dans un des grands ventaux de bois. On va attendre les hommes, déclara Lidka, la mère de Kristýnka, à grand-mère Anna. Mais c’est un autre destin qui attendait ces hommes.

 

 

  1. 153-154

 

Dans les années cinquante, on ne parlait qu’à mi-voix de certaines choses, par exemple des exécutions et des pendaisons, mais les temps changèrent et les conversations se firent de plus en plus audibles : il existait certaines perspectives permettant de penser que le bien vaincrait malgré tout. Jusqu’à la moitié des années cinquante, madame Olinková avait la prudente habitude de fermer les fenêtres dès dix heures, mais durant les trois ou quatre années qui suivirent, elle aéra sans contrainte notre appartement. Le fracas des batailles intestines fit partie de mon enfance, si heureuse dans la moitié heureuse du monde, de ma puberté si fertile en traumatismes et de mes premières années d’études. On discutait surtout de la façon de faire advenir ce bien en Tchécoslovaquie et dans le bloc soviétique. Un jour, les autres pays suivraient.

Membres du peuple travailleur, mes parents et leurs camarades donnaient le meilleur d’eux—mêmes, ils instruisaient et éduquaient les enfants petits et grands, géraient des bibliothèques et autres équipements culturels, restructuraient les transports, l’agriculture, et certains même écrivirent des poèmes et peignirent des tableaux. Pendant la guerre ils avaient fréquenté le lycée de Královo Pole, durent après leur baccalauréat travailler dans des usines allemandes, monsieur Zboural fut envoyé au Service du Travail Obligatoire dans le Reich. Ils perdirent des camarades dans les camps de concentrations, dans les représailles qui suivirent l’attentat contre le gouverneur Heydrich, ou durant l’insurrection quelque part en Slovaquie, sans doute dans les Petites Tatras, parmi des partisans eux aussi disparus. Ils voulaient répondre à la douleur et au mal par le bien, si possible absolu, qui leur apparaissait comme parfaitement conçu et impeccable du point de vue théorique. Marxiste dans la formulation et léniniste dans la réalisation.

 

Réaliser le bien dans sa vie quotidienne et dans son travail était une tâche rien moins que facile, et ils s’y jetèrent avec toute leur juvénile énergie. Ils croyaient qu’ils frayaient le chemin du bien, agissaient sans égoïsme, avec esprit de sacrifice. Tous les dimanches ils nous emmenaient, nous les enfants, nager ou nous promener dans les bois, l’hiver au ski et l’été à la campagne à aider aux foins et aux moissons. L’eau des étangs étaient propre, les forêts embaumaient, pleines de champignons et de framboises dont les mères fabriquaient des confitures et des sirops d’une pure couleur pourpre. Nous en versions à Ota, Filip et Kristýnka quand ils nous rendaient visite et aussi à leur grand-mère Anna, qui causait volontiers avec la nôtre, Anežka. Nous nous sentions bien dans cette cusisine qui embaumait la framboise et le champigon.

 

Je cherche le sens de tout cela, et c’est une tâche bien difficile. Aussi voudrais-je encore porter témoignage de ce temps, et, avec toute la gravité d’un enfant, le confier à qui le comprendra : les cinq ou six ans qui suivirent la guerre, l’air et la terre étaient pleins d’une volonté à faire le bien qui étincelait comme des étoiles. Peut-être ces étincelles venaient de la joie de savoir la guerre finie comme des flammèches issues de l’esprit de sacrifice et de la bonne volonté. Ils rendaient plus dense le vert des feuilles et de l’herbe, les fleurs plus éclatantes, les yeux des gens plus aimables. C’était là une grande occasion, que nous avons lamentablement manquée. Sans doute pensait-on qu’on disposerait de ces étincelles à loisir et à jamais.

 

  1. 193

 

En fait, je n’ai jamais posé beaucoup de question à Kristýnka sur leur vie à Staré Dvory et sur son enfance. Je savais comment s’appelait le village, qui me faisait l’impression d’un lieu où ils seraient allés en vacances : c’était un nom chargé d’aventure mais en même temps familier. Kristýnka se tut pendant dix-huit ans, Filip se tut, Ota se tut, et grand-mère Anna mourut. C’est Vít, un cousin de la campagne à l’air poupin, qui se fit un plaisir de tout me raconter. Il se rappelait comme si cela était arrivé la veille l’arrivée d’Anna et Lidka à leur ferme avec les trois enfants : elles avaient frappé au carreau et demandé dans un murmure de dormir dans la grange. Olga, mère de Vít, était sortie affolée de son lit, un manteau jeté en hâte sur sa chemise de nuit. La nuit était glaciale, et Olga conduisit ses parents frigorifiés jusqu’à la grange. Elle ne comprenait rien, mais elle voyait bien qu’ils étaient là juste habillés de leurs vêtements d’intérieur. Le père de Vít se leva à son tour, et, lui, comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Il grinça des dents, enragea. Car, bien sûr, quelqu’un allait le savoir, qu’ils étaient venus se cacher chez lui. Etaient-ils forcés de venir tout droit à sa ferme ?

xx

 

Traduction de travail par Xavier Galmiche