Anna Bolavá

Vers les ténèbres

2015 | Odeon

Chapitre six
La fleur de la molène à grande fleur.

Cette nuit il a bruiné, tout est encore humide dehors. Pour la récolte, aujourd’hui sera une autre journée perdue. Quand même, il pourrait se trouver quelques baies de sureau, il en reste un peu par endroits et leurs qualités au séchage ne sont pas négligeables. À présent, je dois bien réfléchir avant de déverser mon énergie et mon temps dans quoi que ce soit. Du temps, j’en ai autant que j’en voudrais, mais ma main percée me freine. Et puis il y a le temps qu’il fait, depuis longtemps maintenant. Il est assez mauvais. Je n’ai même pas besoin d’allumer la radio, je sais tout d’avance par Marcela. Après la désillusion qu’a été la vente, hier, je devrais être décidée sur ce qu’il n’y a plus lieu de faire. La chélidoine, naturellement. Elle me prend du temps, de l’espace au grenier et elle me rabaisse. Je vais la brûler, ce sera bien fait. C’est le début de l’été, ces herbes-là vont être finies. Je ne dois pas prêter la moindre attention au plantain. Juré. Pour des raisons de santé, je vais supprimer les prêles, quelles qu’elles soient. Tant qu’il fait humide, je vais faire le tour de tous les coins à lamier et je vais essayer d’augmenter la deuxième récolte. Cette année j’arriverai peut-être jusqu’en haut de la colline, puisque j’ai tout ce temps. On doit pouvoir y trouver du lamier tardif. S’ils n’ont pas fauché. Le reste du temps, je le consacrerai au tilleul. Je ferai tous les arbres des alentours. Passé le matin, je ne serai pas paresseuse, j’irai à la porcherie chercher de la molène. Chaque jour. Le lamier, le tilleul et la molène, c’est valable. Pour celles-là, je compte faire le maximum ces jours-ci.

Le souci a encore la tête baissée, rien ne sert de regarder le ciel pour savoir comment ça va tourner. Ça va rester pareil. Dans l’herbe, sous les molènes, gisent les fleurs d’hier, tombées ; celles d’aujourd’hui sont belles, mais mouillées. Il n’y en a pas beaucoup, mais elles sont grandes et fraîches. Quand on ne les a pas vu depuis un an, même quelques-unes toute petites font plaisir à voir. J’observe la molène de près, la perfection de ses formes m’émerveille. Rien que la peau jaune de cette fleur fragile est un miracle en soi. De quoi peut-elle bien être faite ? Elle n’est ni feuille, ni tige, ni racine. De quoi sont tramées les fleurs ? De quel matériau parfait ? Pourquoi donc n’ai-je pas étudié les plantes ? Je ne serais pas là, d’année en année, à m’étonner de choses ordinaires, j’aurais toutes les réponses. Pourtant, peut-être qu’il est bon de ne pas savoir, ne pas s’appauvrir, ne pas mettre à mort la beauté.

Le matin, la cour de devant est calme. Marcela n’est pas chez elle et bon nombre de passants sont au travail. Je mets des gants et j’entreprends de sarcler les plates-bandes. J’essaye de ne pas utiliser ma main droite, mais je n’y arrive pas vraiment. Quand j’appuie sur la paume la douleur me fait jaillir des larmes et serrer les dents. Puis ça me provoque un élancement dans la tête. Pour autant je n’admets pas que je suis incapable de travailler de mes mains et je continue. Je me suis bien ruinée. Peut-être que j’ai quelque chose de profondément enfoncé dans la main et que c’est à cause de ça que ça ne s’améliore pas. C’est peut-être un fragment de sécateur cassé. Je grimace, je suis obligée de m’asseoir un instant. J’ai la tête qui tourne et l’estomac qui se soulève. Cette fois, c’est à cause de la faim. Je devrais aller me chercher quelque chose à manger à la boulangerie. Je vais faire une liste de courses. Je vais ranger la cuisine et passer en revue le garde-manger. Je vais peut-être même dégivrer le congélateur et repasser le linge. Je vais m’occuper gaiement de la maison, comme si c’était les vacances. Maintenant je peux faire tout ce que je veux, personne ne me presse. Je peux faire tout ce que je veux et pourtant je m’observe comme de haut, en quelque sorte, tandis que je me traîne jusqu’à la maison. Je ferme la porte à clef et me déplace jusqu’à la chambre. Je m’étale sur le lit, groggy. Le bas de mon pantalon est mouillé à cause de l’herbe, mais je ne l’ai même pas enlevé, j’ai immédiatement fermé les yeux. Je suis tellement fatiguée à présent que j’accueillerais volontiers, je crois, même la mort.

 

Des coups frappés à la fenêtre me réveillent. Je sursaute et m’assieds précipitamment sur le lit. Je ne sais ni où je suis, ni ce qui se passe. Instantanément, j’ai mauvaise conscience, comme si j’avais négligé quelque chose. Au-dehors, Marcela se presse contre la vitre, essayant de regarder dans la chambre. Faire semblant de ne pas être là serait absurde, elle m’a sûrement déjà vue. Je me lève et me dirige vers la fenêtre. Je ne reconnais pas mon corps, chacun de ses mouvements est cotonneux, comme tardif. J’écarte le rideau et hoche la tête pour la saluer. Elle frappe au carreau jusqu’à ce que j’ouvre.

« Qu’est-ce que tu as ? Tu viens avec nous, alors ? » demande-t-elle avec véhémence. Elle est comme un ruisseau impétueux qui déferle de la montagne. Une fois habituée au vif soleil de midi, qui a chauffé le parapet et séché le jardin, je m’aperçois que ma cousine est vêtue de noir. Il me faut quelques secondes pour réaliser ce qui se passe et ce qu’elle me veut.

« Nous y allons en voiture et nous avons encore une place, alors nous nous sommes dit… mais il faudrait que tu viennes tout de suite. » Elle trépigne, nerveuse et tire sans cesse sur ses collants du dimanche au niveau des genoux, pour les remonter. Je secoue la tête et ferme les yeux.

« Alors tu ne viens pas ? Bon. Nous nous verrons là-bas. » Puis elle reste interdite et me scrute. « C’est quand même la famille, ce serait correct d’y aller. » Je ne dis rien, ce n’est même pas nécessaire. Marcela me regarde avec commisération et secoue la tête. Elle ajoute encore qu’elle attend que je lui rende ses trois boîtes à repas, alors si je pouvais penser à les laver et les lui donner, je ferais une bonne action. Et si je ne vais pas aux funérailles, eh bien elle me racontera tout. Avant de partir, elle se penche, comme si on pouvait nous entendre et elle chuchote d’un air de conspirateur : « Je ne suis pas surprise, à ta place j’aurais fait pareil. » Puis je referme la fenêtre et me retrouve seule. Qu’est-ce qu’elle aurait fait pareil ?

Il fait froid dans la chambre, je suis gelée. Je ne m’étais pas du tout couverte. Je traverse la maison jusqu’à la salle de bain et j’attends longtemps que l’eau soit chaude. Le pus et le sang traversent de nouveau le bandage, je vais essayer de nettoyer ça. J’enlève même de mon poignet l’emplâtre anti-douleur. Je plonge les deux mains dans le lavabo et observe à quel point elles ont l’air plus grandes et étrangères sous l’eau. La gauche est sale, pleine de terre, et la droite est bleue. Jusqu’au coude. De la chair morte. Je retourne cette main prudemment pour examiner la paume. Eh ben bravo, dis-je à voix haute. Puis je regarde dans le miroir. Des yeux bleus, des lèvres bleues, un visage bleu et aussi un sourire bizarre, que je ne connais pas. Derrière la porte se trouvent deux boîtes à repas pleines. Je les rentre et les observe en me demandant ce qui pourrait bien me faire envie. Le mieux serait encore de manger ça vite fait et de sortir. Si je me nourris, que je marche et que je m’occupe à quelque chose, le corps va commencer à digérer sans même que je m’en aperçoive.

Concernant la nourriture, je verrai plus tard, maintenant je n’y suis pas. Tout s’arrangera, mais plus tard ; pour l’instant j’ai bien le droit d’être triste et de ne pas avoir envie de vivre. Se forcer à faire bonne figure quand ça ne va pas est idiot. Tout de même, c’est important de savoir que ça changera. L’été viendra, le corps et l’âme guériront. La période des vacances est un miracle qui n’agit pas que sur les enfants. Et moi, j’ai de très longues vacances devant moi. Je vais bien en profiter. Je vais faire des choses qui ont du sens. J’avale cinq comprimés avec une bonne dose d’eau et je me dirige vers la porte. Je bute sur mes chaussures, les enfile et me voilà dehors.

J’effeuille la molène sèche dans un panier et dépose soigneusement les fleurs dans une caissette en bois. Il n’y en a pas tant que ça, elles auront assez de place pour sécher. Chaque fleur est solitaire, ce luxe est la marque d’une saison qui commence ou bien qui touche à sa fin. Je les installe derrière la maison, bien exposées au soleil, puis je les couvre d’une plaque de verre. En voyant ces très vieilles plaques de verre je ne peux que sourire. Combien de fois m’ont-elles entaillé la jambe, sur le côté, au mollet, alors que je passais sans faire attention. Quand j’étais enfant, j’avais toujours des estafilades ensanglantées aux jambes. À l’école, ils pensaient que c’était à cause du rasoir, mais c’était à cause du verre. Une fois, Vašek s’est mêlé du séchage des molènes et a voulu recouvrir lui-même les caisses. C’était une aide inopportune et totalement inutile, mais je l’avais laissé faire, ce n’était plus un enfant. S’il voulait à tout prix se rendre utile, il pouvait aussi demander. Il s’est saisi de la plaque de verre la plus grande et la plus lourde de sa seule main et, avant qu’il ne soit parvenu à la poser sur les caisses, elle lui avait cassé dans la main et tranché le tendon entre le pouce et le majeur. Le son a été bizarre et l’instant singulièrement étrange, tendu. Sa main dégoulinait dans mes molènes et je me suis demandée ce que je devais sauver en premier. Je savais que cette décision pendait au-dessus de nos têtes depuis longtemps. Notre avenir allait se dérouler en fonction de mon choix. Je ne l’ai absolument pas touché, j’ai appelé les secours. De toute évidence, nous avions perdu tous les deux. Je jetai le lot de molènes abîmées au compost et je retirai les autres le plus vite possible. Cet été-là, les acheteurs les prirent pour des « second choix », ils disaient qu’elles étaient un peu noircies. Je ne voyais pas comment c’était possible. Je les avais cueillies sans traces d’humidité et les avais fait sécher en plein soleil. La pluie n’avait pas posé de problèmes cette année-là et tout s’était bien déroulé. J’ai pressenti que les relations familiales empiraient et que quelqu’un était susceptible de me causer du tort. Ce n’était pas Vašek, lui, il aimait les molènes. Encore qu’il ait copiné avec Jachym et qu’une fois ils soient allés tous les deux pisser exprès sur le lamier à côté du garage. Mais il n’aurait rien fait aux molènes. Il était bien content que le kilo de fleurs soit à 300 couronnes et que ça nous pousse directement sous la fenêtre. Il avait même fait le portrait de cette fleur enchanteresse et l’avait mis sous verre. Je ne sais même pas où a fini par atterrir cette image. Vašek ne faisait venir que son père à la maison. Autrement, il ne s’est plus jamais occupé des molènes. Cette année-là, pour une raison obscure, tous les lots étaient abîmés. D’après mon beau-père, il y avait eu une pluie battante, avec un vent si fort que toutes les molènes étaient retournées et que la récolte était fichue. J’en fus désolée, parce que les fleurs étaient belles et saines, c’était un grand gâchis. Je fus encore plus désolée lorsque Marcela m’exposa par le détail que s’il y avait eu une pluie battante, elle aurait été au courant et qu’il n’y avait pas le moindre dégât dans sa cour. Elle m’avait indiqué le seau qui lui servait à récupérer l’eau de pluie et dont les graduations permettaient de mesurer la quantité de pluie tombée. Puis elle avait secoué la tête. Il a dû, au plus fort, bruiner avait-elle prononcé, songeuse. Rien à faire, ce seau était complètement sec.

* * *

Je cueille aussi des fleurs de soucis et je les porte au grenier. Le dernier lot, celui de Prague, est bien fané, mais il est loin d’être sec. Vu les pluies qui sont prévues, il ne sera pas sec d’ici mardi. Au moins, la chélidoine a disparu, ça fait de la place. Je vais encore passer un petit coup de balai derrière avant de descendre me laver. Puis je me changerai, je prendrai un petit chariot que j’attacherai à mon vélo pour aller faire des courses en ville. Je suis l’une des dernières qui s’y rende à vélo et la seule à y aller avec un chariot. Je peux tout mettre dedans, c’est tout de même bien mieux qu’une voiture. Bien sûr, je le prends dans le magasin, je ne prends pas de caddy. Je me dirige au rayon des huiles, la saison des macérats va commencer. L’alcool m’est fourni par Pierrot, le miel par la femme de Mikeš, mais chez nous, personne n’a de pressoir à huile. Je fourre le nombre de bouteilles prévues dans le chariot et j’y vais. Je les aligne en caisse et, après avoir payé, je les redescends. Pas de sac ou de plastique superflu. Il n’y a pas beaucoup de monde, c’est bizarre pour un vendredi. Même le chemin du retour est tranquille, les rues sont vides et silencieuses. Je grimace en me disant que c’est comme pour les funérailles du Pape en personne. Au même instant, un moucheron me fonce dans l’œil, bien profondément sous la paupière, presque jusqu’au crâne. Toujours en vie, il agite ses petites ailes miniatures, il avale mes larmes en me criant : Ne blasphème pas ! Je me trémousse et décide de ne pas y prêter attention. Le plus important, c’est de ne pas tomber du vélo. Je roule lentement, prudemment, ma main droite à peine appuyée sur le guidon, de sorte à ne pas attiser le feu caché en elle. Le soleil fond sur l’asphalte, mais il ne me gêne pas car j’ai mon foulard sur la tête et, en somme, c’est une assez belle après-midi.

Je passe par derrière, pour observer l’affluent du bief et surveiller les lamiers tardifs. Autour du moulin de pierre, il y a des endroits où le soleil ne brille pas de la journée, c’est pour ça que tout y pousse plus tard. Même d’une semaine, c’est suffisant. Et, de toute l’année, personne ne va jamais faucher là-bas. Les murs à l’arrière du moulin sont sans cesse humides et moisis, ils irradient de froid. Même pendant les pires canicules, on peut y passer des moments agréables. À ceci près que tous les chats des environs s’y retrouvent. Je n’en compte jamais moins de dix. Quand nous étions petits, c’était Mácha le fou qui habitait là. On disait de lui qu’il dépeçait les chats et qu’il se les faisait cuire. Ce n’était peut-être pas vrai, mais après sa mort les chats se sont multipliés au moulin et le groupe d’intervention vétérinaire avait dû s’en occuper.

Maintenant, c’est abandonné, sans entretien, donc c’est un vrai paradis pour les plantes. Les herbes sont hautes jusqu’aux genoux, mais les touffes de lamier sont faciles à reconnaître et aussi à cueillir. Ça ne vaut absolument pas le coup de prévoir un sac pour là-bas. Ce qui ne vaut pas le coup, et je me le martèle après chaque désillusion, c’est le plantain. Là, au bord du chemin, il y en a partout. Long, juteux, aguicheur, plein de forces de mars à novembre. Sa feuille est facile à cueillir, pour ma main gauche c’est un jeu d’enfant. J’épargne ma main droite, mais la gauche échappe à mon contrôle et se met à agir d’elle-même. J’ai soudain tellement de place dans le chariot… Les courses peuvent bien être serrées d’un côté. Voilà que déjà je dresse en touffes droites les feuilles de plantain, certaines font quarante centimètres de long, c’est un fait non négligeable, c’est une beauté exceptionnelle, d’autant plus à les voir joliment entreposées dans le chariot.

Je ne suis vraiment pas loin de la maison, j’arrive dans la cour en quelques minutes. Je suis en fait gentiment en train de remplir mon grenier de mauvaises herbes, mais il ne me reste plus qu’à continuer et à y prendre plaisir. Avec les feuilles, c’est difficile, je ne sais pas me tenir. Le pissenlit aussi, j’ai fait des efforts pour ne pas l’envisager, mais il a suffi que je vois cette zone de pousse à Sokolovská et c’était parti. Maintenant ça se répète avec le plantain, mais qu’est-ce que je peux y faire ? Faire semblant de ne pas les voir ? Il y a assez de lamier ici, tout va bien de ce côté-là, j’irai les chercher demain, mais le plantain je l’ai pris tout de suite. Si quelqu’un de notre rue me voit aujourd’hui, ça ne lui sera pas du tout évident que je reviens des courses parce que je traîne un chariot plein de verdure. J’en laisse derrière moi pas mal de traces, mais je ne regarde pas à ça. Si les gens de la voirie rebouchaient les trous de l’asphalte, je n’aurais plus besoin de les traverser ou de les contourner brusquement, donc je ne perdrais rien. Mince, j’appuie complètement ma main et la douleur brûle, comme un diable qui crache. Elle irradie de nouveau. Mais je dois d’abord aller au grenier, ensuite je prendrai une douche et j’avalerai les médicaments. Le précédent me fait de l’effet, il m’oppresse longtemps. Dans la poitrine. Au ciel restent quelques petits nuages de formes variées, mais il fait toujours clair et sec, mes projets pour ce soir ne seront certainement pas gâchés.

 

J’ai, en tout, quatre grands sacs pleins de choses à brûler. Je les mets dans mon chariot pour les apporter au jardin. Le coin le plus négligé se trouve autour du cerisier, il y a même un tas de planches pourries recouvertes de végétation. J’y dépose les sacs et m’en retourne dans la cour chercher le deuxième chargement. Cette fois j’apporte du bois sec et du papier d’allumage. Je n’ai pas besoin d’entasser de vieilles lettres, des formulaires administratifs et je ne veux plus de photos. Ce sont justement elles qui savent donner au feu des couleurs et une lumière différentes. Et j’aime ça. J’ai mes quatre dernières allumettes dans leur boîte, ça devrait aller. Pour les gratter et allumer, je suis assez habile et il ne m’en faut qu’une seule. Mes vieilles affaires ont flambé comme un rien. Même si on crache dessus, le feu change de couleur, avec une telle flambée, le passé ne fera plus grand chose. Assise près de notre très ancien foyer de jardin, je m’efforce de conserver un feu petit, sain, qui ne puisse pas être remarqué depuis la rue. Le mur qui enclôt le jardin est haut, l’herbe est haute, la seule à pouvoir me trahir est cette fumée de mauvais aloi que, bien entendu, je surveille de près.

L’emplacement du feu a été défini il y a bien longtemps déjà, en plein milieu de notre verger après que le plus haut des poiriers avait été foudroyé. À l’époque, lorsque grand-père avait scié le tronc brûlé pour l’enlever, il s’était signé1 et avait apporté autour du trou d’énormes pierres. Nous, petites filles, nous faisions des allers-retours avec des paniers pour verser de petits cailloux. Nous parcourions le jardin pour en ramasser sans cesse. Lorsqu’il n’y a plus eu de cailloux, nous sommes allées en chercher à la rivière. Pendant toutes les vacances, nous avons plongé et choisi les meilleurs cailloux du fond. Ensuite, nous les faisions sécher au soleil et les apportions au verger pour l’étrange tombeau d’un arbre depuis longtemps stérile. Papa avait mis les plus grosses pierres en cercle pour faire un feu. Ça ne prenait pas du tout. Tout était détrempé, le bois était mouillé. Cette nuit-là, papy et lui se sont terriblement soûlés et ils ont, tous les deux, vomi sur le mur. Le matin, papa a pris une pelle et a recouvert tout ça de terre. Nous évitions ce lieu avec répugnance. Au printemps suivant y avait poussé la plus grande chélidoine que j’aie jamais vu. Marcela et Miluška, pliées de rire, m’avaient poussée à aller la cueillir, en disant que je m’enrichirai énormément. Les filles et moi, nous essayions tout le temps de nous enrichir « énormément », mais nous arrivions tout juste à gagner de quoi nous payer une glace ou une boisson pétillante en poudre. Aujourd’hui encore je vois cet emplacement sur le mur où nos malheureux ancêtres vomissaient dans la douleur, par peur de tout perdre. Et aujourd’hui, me voilà assise sur une de ces pierres, à chasser les moustiques et réchauffer mes mains à la lueur d’un feu dont la couleur, pour l’instant, ne perd rien de son naturel. C’est seulement lorsque, après avoir ouvert le premier sac, je dépose dans les flammes un tas de chemises enchevêtrées que quelque chose change. Je laisse le feu s’habituer puis je le soigne avec une poignée de chélidoines pas entièrement sèches, d’une variété bizarre. Du suc en coule. Le crépitement est joli, dommage que Jachym ne l’entende pas. Ces pierres seront toujours à nous, me dis-je et je me remémore tous ces moments d’incertitude après mon mariage.

Marcela soutenait qu’il fallait couper les arbres, au moins en partie, pour qu’ils ne demandent pas tant de travail. Heureusement, elle n’avait pas beaucoup d’autorité, ni de tronçonneuse. Miluška, ça lui était égal au fond, chaque automne elle aidait de bonne grâce à récolter les fruits et ratisser les feuilles mortes. C’est merveilleux ici, c’est comme quand j’étais petite, soupirait-elle songeuse et elle s’imaginait sans aucun doute être assise là en une compagnie tout autre que celle de ses ennuyeuses cousines. Miluška, notre diplômée, probe et perpétuellement malheureuse en amour… La troisième héritière, c’était moi et le verger me plaisait tel qu’il avait toujours été : luxuriant dans ses moindres recoins, embroussaillé, ensauvagé, naturel. Quand je me suis mariée, mon beau-père s’est emparé des initiatives les plus importantes. Pendant des années, il a tissé sa toile pour nous conduire d’impasse en impasse, nous pousser à vendre le verger. Il n’avait pas l’intention de se contenter de pommes sauvages, il voulait construire une villa. Du genre romantique, juste à côté du ruisseau. Quelle idée insensée ! Peut-être même plus encore que l’idée naïve de Vášek pour se faire de l’argent pendant les vacances : j’allais vendre des plantes tout l’été et lui, il allait pêcher à la rivière des poissons qu’il vendrait ensuite au marché. Nous mettrions l’argent en commun pour acheter enfin une tondeuse correcte. Il faut être idiot pour avoir une idée pareille. Cet idiot s’est marié sans même connaître la personne qui allait être à ses côtés. Nous allons arranger ce verger, il deviendra beau ! Le fait que j’y cultive depuis des années une matricaire difficilement transplantée depuis des champs lointains et que je ne veuille rien arranger du tout, c’était accessoire. Je t’aiderai, avait-il dit en se serrant contre moi et en me caressant les cheveux de son unique main. Il m’aimait. Ça ne l’empêchait pas de piétiner les frais bourgeons de mes mélisses ou de cueillir du lamier pourpre à la place du blanc. Ce que je voulais entendre, moi, c’était : Vas-y et reste là-bas tout le temps qu’il te faudra, mais ça, il ne l’a jamais dit. Les remords réciproques et les désillusions de chaque mardi, voilà de quoi était faite notre vie de couple. Sans compter le beau-père. Un chapitre à lui tout seul qui, je l’espère, s’est enfin clos aujourd’hui. Derrière la ville, sur des hauteurs que n’atteignent pas encore les eaux d’en bas, dans la paix et la sérénité, les fossoyeurs l’ont enterré. Amen.

 

Il fait déjà complètement noir et le feu est en train de s’éteindre. L’air frais de la nuit se faufile entre les arbres et, lentement, je me laisse, moi aussi, attirer dans son piège. Je mets au feu les dernières branches sèches que j’ai perdues dans l’herbe en route et que j’arrive encore à voir, afin de me concilier le feu et qu’il rectifie ses couleurs qui manquent de naturel. Cette fois, je viens de lui donner un gros morceau. Il ne m’a pas déçue, il s’est bien débrouillé avec tout ça. J’ai fini par brûler même les sacs vides. De toute façon, les gens de ma rue finiront bien par remarquer quelque chose, mais tout ce qui était inadéquat a disparu. Je me prépare à aller chercher de l’eau avec l’arrosoir lorsque soudain, quelque chose craque juste derrière le mur. Je scrute les ténèbres et regarde le portail de derrière. Je pense qu’il s’est ouvert et que quelqu’un vient. Je perçois une ombre, sans savoir à qui elle appartient. Et moi, je suis en pleine lumière, exposée.

« N’aie pas peur, c’est moi. Qu’est-ce que tu fais à une heure pareille ? » murmure Miluška juste avant de venir se blottir à côté de moi. Elle est emballée dans une sorte d’énorme pull, mais ça ne l’empêche pas de trembler de froid.

Sans aucun détour, mais sans penser à mal, elle me demande : « Qu’est-ce que tu as brûlé ? » Naguère, nous avons passé du temps assises ici, je sais qu’elle n’a rien contre une bonne flambée. Je vois tout de même à ses yeux qu’il se passe quelque chose. Quelque chose qui n’a rien à voir avec le feu de camp. Miluška est confuse, sa voix est fatiguée, triste.

Je lui dis : « Je finissais justement. Ou bien… veux-tu que j’apporte d’autres branches ? » Nous savons toutes les deux que son acquiescement impliquerait une veille bien plus longue qu’initialement prévu.

« Je peux t’aider ? Prendre les planches derrière, là ? »

« Non, pas les planches, elles sont mouillées. Il y a une réserve dans l’atelier. »

Depuis le petit atelier près du mur, nous apportons un tas de branches sèches issues des tailles printanières ainsi que, pour l’occasion, quelques grosses bûches sèches. « Autant brûler ça aujourd’hui, pourquoi attendre ? » dis-je en souriant. Miluška me lance un regard hésitant avant de hausser légèrement les épaules. Peut-être est-ce une illusion due à cette monstrueuse lumière jaune sombre, mais il me semble que cette personne près de moi a été blessée aujourd’hui. Je sais parfaitement quel numéro de maison au bout de notre rue elle a pu quitter le cœur lourd.

« Je ne sais pas si j’arriverai à dormir. J’étais à l’enterrement », souffle-t-elle. Puis elle me demande jusqu’à quelle limite je supporterai d’en entendre parler. Sans aucune limite. Il fait nuit et ce que je ne saurais prendre, je le laisserai aller dans les flots des ténèbres ou bien entre les branches des arbres, là-haut. Ce ne sera pas la première fois qu’ils me soutiennent en ces lieux.

« Tu n’as rien pris à boire ? »

Je secoue la tête et elle finit par sourire. Pourquoi est-ce que j’aurai pris quelque chose à boire ? Je suis seule. Mon visage est chauffé par le grand feu qui, visiblement, va perdurer. Les flammes grandissent et tout d’un coup il y a beaucoup plus de lumière alentour. Donc, un cercueil onéreux, ouvert, de gros anneaux à chaque doigt, voire deux anneaux à un seul doigt. Des yeux grand ouverts, écarquillés et un funérarium plein à craquer. Je n’en reviens pas de tout ce que mon beau-père a fait inscrire comme obligations dans son testament. Vašek obéira à tous ses desiderata, risquer de perdre la maison, ça, il ne peut pas se le permettre. Lui-même n’est pas venu, pourtant. Les autres descendants se sont divisés en deux groupes, comme tous les vendredis d’ailleurs : ceux qui réprouvaient les absents et ceux qui leur trouvaient des excuses. Miluška me confie ce qu’elle a entendu en repartant : Il paraît qu’il est retourné avec toi. Puis elle continue à me raconter tout ça et moi, je ne fais que hocher la tête sans un mot. Je ne sais pas quoi lui dire, par chance elle n’attend pas de commentaires. Je m’aperçois qu’à certains moments, elle ne me dit pas tout et que c’est pour m’épargner. Je ne lui en tiens pas rigueur, je n’ai aucune raison d’ajouter à la douleur et à la méchanceté.

« Voilà, c’est tout. Maintenant, déballe-moi cette main. Je l’ai vue à la pharmacie. » Elle me prend la main en douceur et défait le bandage sale. Docile, je lui laisse voir ma main, j’ai une pleine confiance en Miluška.

« Ce n’est pas bon du tout, ça. » Elle examine ma paume de très près en secouant la tête. Elle me fait penser à Diviš qui dans des situations de ce genre a une gestuelle et une intonation similaires. Je suis frappée par la ressemblance de ces deux-là. Pourquoi est-ce que je ne l’ai pas remarqué plus tôt ? Maintenant je sais à qui elle me faisait penser dans l’ascenseur. Il ne serait tout de même pas convenable de le dire à voix haute, il est clair pour moi que dans notre petite ville, les relations sont compliquées et que des paroles inconsidérées peuvent blesser. Pourquoi dire à ma plus jeune cousine à quel point le docteur et elle vont bien ensemble ? Il ne changera pas, il ne demandera pas le divorce.

« Et toi, tu vas cueillir du plantain avec ça ?! Mais c’est pas vrai ! » s’indigne-t-elle. Je mets mon doigt devant ma bouche pour qu’elle ne crie pas, mais ça la met en rage.

« Viens me voir demain. Il te faut un antibiotique. Mais c’est la dernière fois, tu m’entends ?! Je ne veux plus rien avoir à faire avec ça ! Ça ne s’arrange pas du tout ! Combien tu pèses ? Tu as déjà les yeux qui divaguent, chacun part de son côté, et voilà cette main en plus !

– Tu exagères…
– Écoute, on t’a arrangé une autre date à l’hôpital de Hradec. Tu dois y aller ! Tu m’entends ?! Ça ne peut pas continuer comme ça ! J’en peux plus !
–S’il te plaît, ne crie pas. D’accord ?
–Tu iras la semaine prochaine, Marek t’y conduira. Si tu veux il ira à la consultation avec toi, il a un copain d’études dans ce service. Et s’ils te disent de rester, tu restes !
–Ah non ! Je ne resterai pas ! J’irai, oui, mais pas question que je reste ! »

Nous nous regardons droit dans les yeux, jusqu’à ce que l’une de nous détourne le regard… Puis elle continue : « Tu as une infection à la main, tu n’y feras rien toute seule, ça ne fait aucun doute. Bien au contraire. » Je l’observe et je ne peux que rire. Son sérieux, sa nervosité… Elle lui ressemble à un point… C’est incroyable. Elle est là, près du feu, à se mettre en colère à cause d’une main qu’elle a vue à peine une minute, mais cette force et cette colère fermentent en elle depuis quelques semaines. Je passe mon bras autour de ses épaules et, tout soudain, elle se met à pleurer. Je ne l’en empêche pas. Puis je la laisse continuer à parler. Ce n’est sûrement pas moi qui vais le crier sur tous les toits. Même si dans notre petite ville on ne peut cacher ses soucis bien longtemps.

« Je suis là-bas jusque fin juin. Après, je serai chez moi. » Elle se frotte les yeux et renifle. J’acquiesce à tout ce qu’elle dit. Elle fait toujours tout très bien. Quels que soient les pépins, elle s’en tire toujours avec équité. Elle se sort toujours de tout avec élégance. Moi j’en ferais autant, mais contrairement à elle je n’aurais pas l’air d’une grande dame. Je lui dis ça tout de suite, je lui dirai d’autres choses réconfortantes aussi, maintenant ou plus tard. Nous nous lançons aussi quelques citations de nos parents et toutes sortes de sentences pathétiques, si bien que nous finissons par ricaner comme de vieilles sorcières. Juste à ce moment-là, la première chauve-souris de la soirée passe au-dessus de nous.

« Tu vas y aller, Anna, hein ? Jure-le ! Je t’aime.

–Tu ne devrais pas rester assise sur du froid, tu vas te geler les ovaires. » J’esquive ce moment d’émotion en évoquant le souvenir de notre instit de primaire puis nous nous disons au revoir. Nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain et Miluška disparaît dans la nuit. Elle ne veut pas être raccompagnée, elle y arrivera très bien sans ça. De nouveau seule, j’éteins le feu et je guette l’aube. Sous la canopée des arbres, elle est difficile à voir, mais dans la cour je vois déjà, à plusieurs endroits du ciel, les lueurs poindre. Elles me brûlent les yeux et augmentent les douleurs dans mon crâne, mais j’attends quand même. Il reste peu de temps avant que les fleurs de molène commencent à s’ouvrir. Je veux voir ça. Je vais aller m’asseoir dans le jardin, tout près d’elles, cette fois je ne manquerai pas ça. J’ai essayé quelques fois dans ma vie, sans succès. Chaque fois j’arrivai trop tard. On était toujours en train de courir, même à cette heure matinale. Aujourd’hui, c’est le jour. Il faut grandir pour parvenir à ce moment. Gagner en âge et en maturité spirituelle. C’est que les molènes n’ouvrent leurs fleurs que devant une âme élue. Elles font bien ça tous les jours, mais sans se laisser observer. C’est un processus mystérieux, un imperceptible instant. Aujourd’hui ça pourrait marcher. Je suis maîtresse de mon temps et je suis patiente. Je ne serai pas pressée et je n’arriverai pas trop tard. Le temps de battre des paupières et c’est fini, terminé, on ferme. Mieux vaut arriver un moment avant. Juste maintenant. Je le vois bien. Je m’accroupis, le corps figé comme du bois, je dévore des yeux le moindre mouvement de feuille et je sens entrer en moi l’immortalité. Elle est dorée et légèrement chaude. Les fleurs de molènes se sont ouvertes devant moi. Toute mauvaise conscience m’abandonne. Après un long moment, je sens un soulagement intérieur lié à la joie de mériter, moi aussi, un peu de beauté en ce monde. Je suis curieuse de voir combien de temps durera cette dose d’espoir. En attendant, je suis comme un récipient plein à ras bords. Il ne faut pourtant pas porter une charge pareille trop longtemps. Je dois aller m’allonger, même si je sais qu’à chaque mouvement, ça va gicler, déborder et que, peu à peu, je perdrai tout. Il commence à faire jour, je ne dois pas rester là, bientôt je serai visible. J’avance lentement vers la maison. Mes jambes tremblent de faiblesse et je suis ivre de cette veille prolongée. Un air plus vif se frotte à mon visage. Il est humide et c’est bien comme ça.

 

Je ne reste allongée au lit qu’un moment, la cour est pleine de lumière, les fleurs et les plantes s’ouvrent. Je suis emplie de sentiments, d’actions, d’informations. Par moments je ferme les yeux et j’essaie de résorber tout ça. Je ne sais pas si j’arrive à m’endormir. Dans peu de temps je vais devoir aller en ville, mais pour l’instant je peux encore souffler et, surtout, me réchauffer. Ma main et ma tête me brûlent, quant à mes jambes, elles sont bleues de froid. Je vais faire comme tous les matins. Je vais me faire un thé et une tartine. Je mettrai même un yaourt sur la table. Tout ira bien. Ce n’est quand même pas si terrible que ça, il y a des gens qui ont des soucis autrement plus importants et ils doivent bien faire avec. Ce n’est pas si terrible que ça en a l’air. Ça dépend comment on le prend. Peut-être que les soucis tombent vraiment en poussière quand on les chasse d’un revers de main avec nonchalance. La vie est belle ! Exceptionnelle ! La vie est formidable et unique. Surtout avec du Tramadol. Après deux ou trois comprimés, le sourire revient d’un coup sur chacune de mes joues et la douleur abandonne même cette maudite main.

 

Traduit par Eurydice Antolin