1.

Je n’avais qu’une valise, rien d’autre. La vieille valise à roulettes de ma mère, celle avec laquelle elle avait fait le tour de l’exmonde, lors de ses déplacements professionnels, jusqu’à ce que son médecin le lui interdise à cause de ses varices.

Il faisait une chaleur accablante, on était fin juillet, on battait tous les records de température. J’avais oublié ma bouteille d’eau dans le bus qui m’avait amené de chez nous jusqu’à la ville la plus proche de l’Institution car, dans notre ville, il n’y a qu’un bureau de recrutement.

À propos de l’Institution, l’employée du bureau de recrutement m’avait dit qu’il s’agissait d’une ancienne usine à viande, et que son objectif était de réaliser un « petit » travail, sur le long terme. Elle disposait de telle et telle capacités, de son propre groupe de réflexion, et, grâce aux généreuses donations de ses bienfaitrices, elle pouvait mener à bien ses objectifs sans faire le moindre compromis.

Bien sûr, j’avais déjà entendu parler de l’Institution, et, parmi les renseignements que cette employée du bureau de recrutement avait bien voulu me fournir, c’est la possibilité d’hébergement pour les employés originaires d’autres communes qui avait été décisive. En apprenant la nouvelle, ma mère avait été ravie.

– Vis ton rêve, et sans faire le moindre rabais, avait-elle ajouté tandis que je soulevais cette horrible valise, sur le point de partir.

Elle citait un slogan de campagne du Mouvement, campagne dont personne, de nos jours, ne se souvient, et qui paraissait déjà un peu idiote, à l’époque, autant à moi qu’à ma mère. Parce qu’il aurait fallu définir ce que ça voulait dire, « sans faire le moindre rabais », et puis, vu les objectifs du Mouvement, on pouvait difficilement les faire passer pour un quelconque rejeton de nazisme féministe, slash, d’un caprice autoritaire de princesses autoproclamées, et le Mouvement, à plus forte raison, ne pouvait pas le faire dans sa propre campagne de diffusion.

 

Dans les chambres des clients, la lumière est éteinte. L’extinction des feux a lieu à dix heures et demie, ils ont choisi l’horaire eux-mêmes et se sont contentés de déposer une requête à la commission. Il est rare que celle-ci ne cède pas à leurs doléances ; ces derniers temps, il n’y a qu’un seul cas qui me revienne en mémoire : une demande répétée de faire poser des miroirs dans l’Institution. Voilà ce que la commission a opposé à cette requête : « Nous nous reflétons les uns les autres, non seulement les femmes dans les hommes et inversement, mais aussi les hommes entre eux, dans leur propre sexe. »

La demande de faire poser des miroirs avait donc été rejetée. Il faut dire que le principe de « porter le regard sur le monde et dans le monde » revient finalement à « se regarder soi-même de manière à apprêter son propre extérieur afin qu’il se vende aux autres en tant qu’objet de consommation visuelle, faisant au passage de l’être un objet dont l’extériorité est mise en avant au détriment de ce qu’il recèle en lui-même », ce qui est tout à fait typique de l’exmonde. Je me souviens qu’à l’époque, la décision m’avait parue un peu exagérée, mais, aujourd’hui, je la comprends et l’approuve entièrement. Car la forteresse la plus inexpugnable de l’exmonde, c’est l’exmonde en nous. À l’heure où les batailles du Mouvement, sur tous les fronts du monde (du moins sous nos latitudes), sont en passe d’être gagnées, les batailles contre les tournures usuelles de nos propres pensées doivent avoir lieu dans la foulée, et loin de la foule.

Le groupe de clients qui exigeaient des miroirs était revenu à la charge avec un piètre argument du type : « Nous ne voulons pas circuler dans l’Institution avec des traces de dentifrice au coin des lèvres », offrant l’occasion à la commission de smasher en rétorquant qu’ils n’avaient qu’à demander s’ils avaient des traces de dentifrice au coin des lèvres à leurs compagnons de chambrée ; et, quand un client leur renvoya la balle en disant « Je n’ai aucun ami ici », la réponse, cinglante, fut : « Demande aux matonnes ». Et là, je dois dire que je trouve ça drôle, parce que, pendant toutes ces années, personne ne m’a jamais demandé s’il avait la moindre trace de dentifrice au coin des lèvres, ce qui fait que j’adore raconter l’anecdote aux novices, auxquelles je sers de formatrice, de temps en temps. Ce qui confirme au passage que les clients ne sont pas les seuls à ressortir d’ici spirituellement grandis : le personnel aussi. Il faut dire qu’à l’époque, j’avais certains doutes au sujet de la comission qui, depuis, ont disparu mille fois.

Si je l’avais su, à ce moment-là, pendant ce voyage épuisant, avec cette valise à roulette qui faisait un boucan du diable, j’aurais pu m’épargner quelques leçons au tout début de mon service, dont je me faisais une idée semblable au travail des matonnes comme on en voit dans les films de l’exmonde, je veux dire, jeter un œil dans la cellule par un judas, ce genre de choses.

À dire vrai, c’était il y a tant d’années que je me souviens à peine de l’idée que je me faisais alors de mon futur travail. En revanche, je me rappelle précisément la soif que j’avais en m’y rendant, la route qui menait du dernier arrêt de bus à l’Institution étant le genre de route au bord de laquelle on disposait des panneaux qui disaient : « Fermé en cas de verglas » bien qu’il n’y ait aucune barrière ; d’ailleurs, tout était comme ça, dans l’exmonde. Des mensonges construits sur des mensonges eux-mêmes construits sur d’autres mensonges : si ce cadre non éthique pour l’éducation des jeunes filles avait tenu si longtemps, c’était, entre autres, à cause de la bêtise humaine.

En approchant de l’Institution, des taches dansaient devant mes yeux, à tel point que, pour un peu, je faillis prendre pour un mirage l’imposant bâtiment divisé en ailes nombreuses et entouré d’un mur épais. Et puis j’étais entièrement couverte de poussière à cause des voitures qui passaient sans cesse près de moi, dans un sens ou dans l’autre. L’intensité du trafic sur cette route qui était presque un chemin de terre à travers champs m’avait surpris, mais si j’avais réfléchi ne serait-ce qu’un peu (la chaleur m’en empêchait), j’aurais tout de suite compris. Comment les clients auraient-ils pu se rendre à l’Institution, autrement ? La ligne de bus s’arrêtait là où j’étais descendue, et tout le monde n’a pas les moyens de se payer un taxi, taxi qui, d’ailleurs, n’aurait été envisageable que pour des clients vivant dans la ville voisine de l’Institution, mais voilà : la plupart des clients venaient d’ailleurs, et viennent toujours d’ailleurs. Ils viennent de régions où il n’y a pas d’Institution, ou bien ils ont choisi la nôtre à dessein, pour sa réputation, pour sa vitesse de traitement (contrairement à d’autres Institution plus petites, dans celle-ci, on est pris en charge presque toujours immédiatement du fait de sa taille) et pour ses excellents résultats (généralement, la durée d’une cure ne dépasse pas dix-huit mois). Le Mouvement n’a jamais tablé sur une quelconque clientèle de proximité ; la liberté de choisir soi-même le lieu du traitement est une règle éthique, et, parfois, ce sont les épouses qui décident, s’appuyant sur les recommandations de leurs amies ou leur propre visite des lieux (tout comme autrefois, des journées portes ouvertes ont lieu régulièrement, les premier et deuxième mercredis du mois). Ces femmes qui viennent se convaincre à l’avance, de visu, de l’efficacité du dispositif, sont d’ailleurs la meilleure garantie d’une excellente phase de post-traitement, une fois rentré à la maison, et il y a de fortes chances que nous laissions partir leur mari sur sa bonne foi.

Evidemment, à l’époque, je n’avais aucune idée de tout cela. J’attribuais les voitures qui passaient de temps à autre par ici à une mystérieuse déviation, et la seule chose que j’avais en tête était de savoir pourquoi toutes celles qui se dirigeaient vers l’Institution étaient conduites par des femmes, sachant que, sur la banquette arrière, était systématiquement assis un homme, qui, la plupart du temps, semblait en train de dormir ou évanoui. Si on m’avait dit alors que c’était dû au fait qu’ils avaient pris des cachets, j’aurais probablement pris peur. Et cela bien qu’il soit de notoriété publique qu’il est généralement difficile de traiter avec les hommes avant qu’ils n’entrent à l’Institution, surtout ceux dont le cercle d’amis proches ne compte personne ayant déjà subi le traitement, et qui, de fait, nourrissent des craintes infondées de faire l’objet de représailles. Les Gardiens de la virilité les abrutit en vociférant sur tous les tons que le plus sage, en matière de traitement, est encore de ne jamais commencer, et c’est la raison pour laquelle nos fourgons de mobilité se rendent sur le terrain. Ces fourgons sont d’ailleurs la toute première chose que j’ai aperçue de l’usine à viandes, avant que sa majesté ne me coupe le souffle.

Les fourgons de mobilité se garent toujours devant l’usine, bien que le parking spécial créé à leur intention ne soit plus aussi rempli, loin s’en faut, que lorsque j’ai commencé, et c’est compréhensible : les fourgons sont chargés de ramener des hommes qui cherchent à éviter la cure, et ces hommes sont de moins en moins nombreux. Le nombre d’entrées volontaires dépasse aujourd’hui le nombre d’entrées forcées (et comment qualifier la chose, sinon comme un succès ?), et un grand nombre d’hommes est ravi à l’idée de pouvoir enfin se reposer lorsqu’ils seront au sein de l’Institution. Nous prenons garde de ne pas les détromper, et ils se rendent compte eux-mêmes de leur erreur. Du reste, nous n’avons jamais fait aucune publicité pour des séjours balnéaires. Il est vrai que nous ne disons peut-être pas toute la vérité, mais on ne peut pas nous accuser de mentir, et nos avocates sont là pour s’occuper du reste. Quoi de plus soulageant que de se vider la tête de toutes ces stupidités ? En somme, pour cette histoire de repos, ils ont raison, au bout du compte.

Les questions qui reviennent le plus souvent pendant les journées portes ouvertes concernent bien sûr les méthodes thérapeutiques. Tandis que je frappais à la fenêtre de la concierge, c’est aussi à elles que je pensais. Au cours de l’histoire humaine, le boîtier de vitesse qui règle la transition entre les idéaux et leur mise en pratique s’était déjà enrayé si souvent qu’il aurait fallu que les Gardiens de la virilité soient tombés sur la tête pour qu’ils n’utilisent pas cet argument contre nous, et qu’ils ne le répètent pas jusqu’à la nausée, citant les grands effondrements historiques, celui du communisme et ceux de tous les autres « ismes » possibles, qui tout comme le Mouvement, prétendaient-ils, avaient eu recours à de belles idées pour attirer les foules avant de déboucher sur la terreur, le chaos, la baisse du niveau de vie et, pour finir, la corruption des idéaux eux-mêmes, qui étaient morts, faute de crédibilité. Et le mouvement lui-même considérait ce genre de menaces proférées par nos ennemis comme des succès, car le fait même d’admettre que nous nous fondions sur une « belle idée » était en soit une avancée essentielle : nous nous étions débarrassés de l’étiquette de mouvement extrémiste qui nous avait été collée après l’explosion dans les sous-sols du ministère de l’intérieur, laquelle avait propulsé au centre de l’attention le Mouvement, jusqu’alors considéré comme une ramassis de bonnes femmes « mal baisées » et excentriques, et avait mis au discours de l’exmonde une claque au sujet de laquelle les universitaires rédigent aujourd’hui des thèses de doctorat. Le fait d’invoquer la débâcle inéluctable qui devait suivre la mise en pratique de nos idéaux était en lui-même une manœuvre de repli. En ces temps, le Mouvement était déjà trop fort pour qu’il soit possible de l’ignorer. Après tout, on peut taxer un tiers des habitants d’un pays d’excentriques, mais c’est un autre qui en tirera le bénéfice politique, et un pays couvert de foyers de manifestations n’est qu’à un pas de la guerre civile. Personne ne voulait la guerre. Et, au bout du compte, pour tous les individus doués de raison, il s’était avéré plus compliqué de louvoyer par le discours afin que le système reste en l’état que de faire ce fameux « saut dans l’inconnu » au sujet duquel on nous avait mis en garde lorsqu’on voudrait mettre en pratique nos idéaux.

On m’attribua un bureau, une unité de logement et un code donnant accès aux zones fermées aussi bien aux clients qu’aux employées des autres sections, hormis les chefs de section correspondantes. On me familiarisa avec le règlement, on me donna des vêtements de travail, on me montra la cantine, les entrepôts et quelques chambres de clients, on me présenta personnellement quelques clients (des hommes qui réagissaient avec vivacité aussi bien que des loques, il n’y avait eu aucune présélection de type « relations publiques »). Pour finir, ma chef de section me consacra deux heures de son précieux temps. Eh oui. Le Mouvement respecte ses employés, et l’approche individuelle vaut aussi bien pour les relations avec les clients. Nous sommes des êtres uniques, et il faut nous traiter en tant que tels.

– Le discours s’accroche, bec et ongles, tant qu’on n’applique pas de stratégie globale. Il revient comme un boomerang et vous arrache la tête comme un élastique. Il fallait donc retourner contre eux leur propre force, me dit alors ma chef de section, une quinquagénaire plutôt râblée qui ressemblait à une patronne de charcuterie, mais qui, en réalité, avait fait ses études à Oxford par correspondance.

En soi, l’apparence n’est rien, tout comme une hiérarchie qui répartit les individus en fonction de leur formation et de leur profession. Ma chef de section de l’époque avait réellement été vendeuse dans une charcuterie, et les nouvelles recrues de l’Institution sont souvent attirées par le fait qu’ici, il n’existe aucun plafond de verre, je peux en témoigner personnellement.

Ma formatrice resta à ma disposition pas moins de douze semaines, toute la durée de mon exercice, comme on disait, et je pense souvent à elle quand, à mon tour, je m’occupe des nouvelles recrues, qui sont de plus en plus souvent des hommes, d’ailleurs.

Nous sommes assis en cercle, avec les clients, dans le bâtiment D. C’est moi qui en suis responsable, et il dépend directement de la direction de l’antenne régionale du Mouvement. Mon bureau donne sur certains bâtiments du complexe. Avant d’être occupés par l’Idée et l’Œuvre, c’étaient des unités de l’usine à viande. Et l’œuvre du Mouvement, c’est justement ça : le fait que l’Idée se soit transformée en Œuvre, et, tandis que je parle aux clients d’une jeune fille du nom de Rita, bon nombre d’entre eux fixent le mur, l’air ahuri, ou la fenêtre qui donne sur la cour dans laquelle on vient de planter des cerisiers du Japon (en écoutant le bourdonnement des abeilles, même moi, je serais incapable de reconnaître qu’ils sont identiques aux cerisiers artificiels).

Généralement, je commence ainsi :

– Rita ne montrait que les signes d’une hypersensibilité aux injustices du monde qui l’entourait…

Et, pour que les pensionnaires puissent mieux ingurgiter le début, c’est justement de ses débuts que je parlais. Je racontais comment Rita et sa mère marchaient sur le boulevard de la grande métropole européenne où commence notre histoire, et qui était bordé d’ignobles panneaux publicitaires, comme c’était toujours le cas dans l’exmonde. Comment Rita avait levé la main pour désigner l’un de ces panneaux, et avait posé à sa mère une question que chaque petite fille, tôt ou tard, était amenée à se poser dans l’exmonde, et s’il n’y avait alors pas de cadre éthique pour leur éducation, c’est justement parce que personne ne posait cette question. Une question qu’aucune petite fille n’aurait jamais dû se poser, non parce qu’elle ne devrait pas réfléchir par elle-même, mais parce qu’elle ne devrait trouver aucune raison de se la poser. Et le fait que la petite fille formule cette question à voix haute ou qu’elle reste à l’état de non-dit, noyée dans le sombre pressentiment de la réponse à venir, pour travailler lentement la petite fille de l’intérieur, ce fait n’a aucune espèce d’importance.

Un cadre éthique pour l’éducation des jeunes filles, cela signifie qu’elles s’envisagent elles-mêmes comme regardantes et non comme son regardées. Les petites filles doivent regarder plutôt que de regarder les autres les regarder ou regarder leur mère, et leur mère se concentrer bien plus sur la question de savoir si elles sont assez sexy plutôt que sur un regard hors d’elles-mêmes. Et, dans l’exmonde, les petites filles regardaient, ahuries, avant même de s’être habituée, avant même de pouvoir oublier l’horreur causée par l’ahurissement de leur propre sexe ; et on appelle ça prendre les choses comme elles sont, et pour son propre bien. Ou, pour le dire en termes assez clairs pour tout le monde, paver son propre chemin vers son propre enfer, et pour son propre bien.

On disait (dans les couloirs, bien sûr) : après vingt ans, ta valeur en tant qu’individu perd un point par heure. Tu comprendras toute l’ampleur de leur pensum au moment où le gong sonnera : « Visage et silhouette au rebut. » Cela signifie que le niveau de féminité est tombé à une valeur proche de zéro (c’est quand le Mouvement fêtait ses tout premiers succès, encore timides, que les laboratoires pharmaceutiques encaissèrent les plus grands bénéfices sur les vents de pilules à l’estragon). En même temps, les femmes de l’exmonde étaient capables d’identifier un visage suffisamment affreux bien des années plus tôt, alors que leur corps, dans des pantalons rembourrés de trois couches d’élasthanne, tenait encore tant bien que mal, mais plus personne ne donnait la moindre valeur au visage, et plusieurs études datant d’avant le Mouvement étaient consacrées à la question de savoir ce que devenait une femme ayant perdu sa féminité. Cela, personne n’était capable de le décrire sans se référer au charme, et la définition du charme n’était plus opératoire dès l’instant où la jeunesse était terminée. Certaines femmes inflexibles avaient beau déclarer qu’elles se sentaient encore jeunes, et une certaine couche de la propagande médiatique les confortait dans cette déclaration (les employées dépressives sont moins productives), l’industrie cosmétique et la chirurgie esthétique diffusaient l’idée qu’« il ne suffit pas de se sentir telle ou telle ». Il faut dissimuler l’âge des femmes le plus parfaitement possible aux yeux du monde, et cela non seulement parce que le pénis ne témoignera plus la moindre érection envers les vagins de séniors vieillissantes, mais aussi parce que tout cela est indéfectiblement lié à l’amour.

Bref, non seulement l’époque était mûre pour le changement, mais elle l’appelait désespérément de ses vœux. Même s’il se trouvait des individus pour affirmer qu’il s’agissait d’une déviance causée par des modifications hormonales dues à la pollution atmosphérique. Il paraît qu’autrefois, chez les femmes âgées, le désir sexuel n’était pas aussi fort qu’aujourd’hui (selon les idéologues du mouvement, on ne faisait « qu’en parler »). Ce désir auquel les femmes auraient dû renoncer à partir d’un certain âge, selon la logique de l’exmonde, parce que l’ambition d’attirer qui que ce soit était considérée comme ridicule, et qu’elle dérangeait par l’intensité de ses revendications sur « d’autres » inoffensifs. Dans l’exmonde, la seule circonstance atténuante était une apparence trompeuse. Les femmes leur mentaient afin de garantir leur droit à l’amour. Certes, les temps étaient au désespoir.

Il fallait s’orienter en pleine course ; pendant des siècles, on en avait « rien eu à foutre », et, c’est vrai, on nous avait aussi reproché notre vulgarité. Je dis « notre » parce que me revendique de l’Idée. À l’époque, je n’étais qu’une toute petite fille.

Pendant mon enfance, mes sentiments étaient les mêmes que ceux que je ressentais dans la voiture, avec ma mère, tandis que nous errions, perdues, sur des routes de campagne tortueuses et mal goudronnées, et ni le précédent village, ni celui-ci, ni le prochain ne portait le nom de celui où on devait récupérer la nationale. Ma mère débranchait le GPS pour, comme elle disait, se préparer au moment où toutes les machines allaient tomber en panne suite à une attaque de hackers réussie. Et, alors qu’elle insultait la nuit et la pluie, moi, j’avais peur et j’étais ravie de vivre une telle aventure.

Je dis aux clients :

– La question que Rita posa à sa mère, en se promenant sur un des boulevards de la ville, le doigt pointé vers un panneau publicitaire, était la suivante : Maman, pourquoi la dame est toute nue ?

Le fait qu’une forte poitrine couverte d’un soutien-gorge minuscule et des fesses sanglées dans une culotte échancrée devaient alors faire office de publicité pour des cacahouètes, du beurre aux fines herbes, du matériel de peinture ou le dernier appareil pour mesurer le pouls est aujourd’hui bel et bien oublié. La question de Rita, en revanche, marqua un tournant. Et c’est Rita elle-même qui devait plus tard la considérer comme le début de la prise de conscience ayant mené à la fondation du Mouvement. Le réveil après un sommeil humiliant et qui avait duré pendant des siècles et des siècles. Le commencement symbolique d’une révolution. Certains affirment que l’histoire de Rita est faussement enjolivée par les adeptes du Mouvement. Que sa biographie est entourée d’une gloriole mensongère. Que la destinée de la mère de la fondatrice a été inventée de toutes pièces, falsifiée et faites de mensonges éhontés à des fins pragmatiques : manipuler, glorifier et expliquer les débuts d’un changement qui, pour eux, n’a aucun sens en lui-même. En d’autres termes, pour eux, l’histoire tombait mal. Mais, au lieu de démentir, je préfère souligner ceci : l’histoire que je raconte ici est celle que j’ai à ma disposition. Je n’exagère, je n’altère en rien les choses que j’ai entendues, lues ou vécues, je n’invente rien, et s’il devait s’avérer que quelque chose s’est déroulé un peu différemment, cela ne changerait rien à ce que nous avons accompli.

– Le silence de ma mère n’augurait rien de bon, avait coutume de poursuivre Rita en souriant, lors de telle ou telle réunion du Mouvement, alors qu’elle racontait cette anecdote tirée de son enfance.

Ce sourire qui, depuis, a été immortalisé sur de nombreuses photographies et émissions de télévision, et à des époques où le Mouvement était suffisamment établi dans de prestigieuses universités dont Rita refusait systématiquement les doctorats honoris causa avec le même sourire. Toute sa manière d’envisager la vie, tout l’élan de son être l’obligeait à refuser de collaborer avec des institutions qui, malgré toute leur autorité intellectuelle, n’avaient pas été capables de réaliser, dans leurs années de fonctionnement, ce qu’elle, Rita, une petite fille issue d’une famille modeste et qui, au début, vivait même dans le dénuement, avait brandi en pleine lumière comme un miroir à travers lequel la grimace de l’exmonde ne pouvait pas ne pas se reconnaître et, pour cette simple raison, se mettre à ruer dans les brancards. Dans l’exmonde, un corps féminin nu, exposé aux yeux des passants, ne servait jamais qu’à faire des affaires, à écouler des marchandises, et dans ce cadre non éthique, non seulement personne n’était amener à en prendre la responsabilité, mais, surtout, quasiment personne ne le remarquait. Ainsi, il ne restait au Mouvement pas d’autre possibilité.

 

 

Traduit par Benoît Meunier