Vratislav Kadlec

Lisière de la forêt

2019 | Argo

Monsieur Zlatohlávek a perdu son nom

 

František Zlatohlávek avait pour habitude de déposer chaque soir son nom sur sa table de chevet. Lui qui souffrait de troubles du sommeil dormait mieux ainsi, anonyme ; c’est en tous cas ce qu’il affirmait. Il se sentait moins oppressé et restait plongé dans les bras de Morphée jusqu’à ce que son réveil, posé sur cette même table de chevet, vienne l’en tirer au petit matin.

Cela faisait bien vingt ans qu’il avait cette habitude, de sorte qu’il n’aurait pas pu s’endormir avec son nom. Avec ses chaussures, à la rigueur, mais pas avec son nom.

Et c’est ainsi qu’un beau matin, un dimanche de juillet, alors que le soleil brillait déjà dehors, dardant ses rayons par la fenêtre ouverte du petit pavillon sur l’homme sans nom qui dormait encore, une pie entra dans la chambre, prit dans son bec le nom du pauvre dormeur, car il brillait d’un bel éclat, et s’enfuit à tire d’ailes jusqu’à la forêt.

Il était environ sept heures du matin.

À neuf heures, madame Zlatohlávek se leva, prit son petit-déjeuner et s’en fut arroser ses fleurs. Quand elle revint, une demi-heure plus tard, elle vit que son mari ronflait encore. Après tout, on était dimanche et pendant la semaine, il travaillait dur comme employé au ministère de la culture. Mais comme le soleil était déjà fort haut dans le ciel, madame Zlatohlávek se mit en tête de secouer son mari pour le faire lever et lui dire qu’il était bientôt midi. Et puis elle pensa à autre chose, ou elle oublia son idée, bref : finalement, elle continua de vaquer à ses occupations et n’alla pas secouer son mari.

Et c’est ainsi que le mari de madame Zlatohlávek ne se réveilla que sur les coups de midi. Tout en humant la bonne odeur de soupe qui émanait de la cuisine, à moitié endormi, il tendit la main jusqu’à sa table de chevet, comme à son habitude… mais ne trouva rien. Il se frotta les yeux et tourna la tête du côté de la table : le réveil, la lampe de chevet, la tasse de café à moitié vide et un roman de Šabach, tout était à sa place. Mais pas de trace de son nom, pas même une lettre.

L’homme sans nom fut soudain en proie à une certaine inquiétude : il jeta un œil sous son lit, se leva et farfouilla des mains sous sa table de chevet qu’il finit par déplacer, renversant sa tasse de café sur son livre ouvert, mais il ne le remarqua pas ; puis il examina le tapis centimètre après centimètre, et était en train de soulever le matelas lorsque madame Zlatohlávek entra dans la pièce.

Elle fut un peu surprise, mais pas énormément, parce qu’elle était comme ça, madame Zlatohlávek, rien ne la surprenait énormément. Elle voulut dire à son mari que le repas était prêt et qu’il fallait venir à table mais ne dit rien. Elle ouvrit la bouche, comme si elle avait quelque chose sur le bout de la langue, mais comme elle ne savait pas exactement quoi, elle préféra se taire. C’est curieux, se dit-elle. Qu’est-ce qui m’arrive aujourd’hui, nom d’un chien ? On dirait que je n’arrive pas à cracher le morceau – puis elle hocha la tête d’un air indifférent, mais juste un peu, parce qu’elle était comme ça, madame Zlatohlávek. À cet instant, son mari lui parla, et elle comprit tout de suite ce qui ne tournait pas rond :

– Je ne retrouve pas mon nom ! Il a disparu, il a dû tomber quelque part, on me l’a peut-être volé !

Et madame Zlatohlávek claqua des mains comme elle savait si bien le faire, et dit :

– Ah, tu vois ! Je te l’avais bien dit, moi, de ne pas laisser tes affaires traîner comme ça. C’est bien fait pour toi, euh… toi.

Lorsque l’homme sans nom eut retourné toute la maison sans rien trouver, il se rendit au poste de police le plus proche. L’employé de service était l’agent Navrátil, et comme on était dimanche, il n’était pas des plus enthousiastes à l’idée de devoir s’occuper d’une affaire.

– C’est pour déclarer un vol ! s’écria l’individu, l’air excité, en nage et le visage rougeaud.

Affamé qui plus est, parce qu’il n’avait pas déjeuné, mais ça, ça ne se voyait pas.

– Bon, très bien, on va tout reprendre depuis le début, répondit Navrátil. Votre nom ?

Sans nom à déclarer, il est vrai qu’il est difficile de porter plainte pour vol. C’était curieux, d’ailleurs : l’ex-monsieur Zlatohlávek était quelqu’un d’on ne peut plus ordonné, ponctuel et responsable. Outre ses petites habitudes, comme celle de dormir sans son nom, il menait une petite vie bien réglée et exempte de toute excentricité. La veille encore, il aurait très mal supporté le quiproquo auquel il prenait part, à présent, au poste de police. Et il put s’estimer heureux que l’employé de service, convaincu qu’il s’agissait d’une plaisanterie, ne l’ait pas mis immédiatement derrière les barreaux. Et pourtant, bien qu’il ait été victime d’un vol, l’homme sans nom s’en revenait à présent par les rues d’un pas étonnamment insouciant. Il ressentait un mélange d’euphorie et d’abrutissement ; un sentiment curieux, diffus et absolument étranger à tous ceux qui l’avaient habité jusque-là l’envahissait à présent. L’inquiétude en était notoirement absente. Par la suite, avec sa femme, l’homme sans nom passa l’essentiel de la journée dans un silence gêné. Madame Zlatohlávek fut tout juste capable d’émettre quelques petites remarques sur l’étourderie de son mari, auquel elle reprocha à plusieurs reprises de ne rien faire. Elle ne parvenait toujours pas à retrouver son nom, raison pour laquelle elle était en colère contre lui, mais toute conservation qui tendait à durer un peu finissait par se dissoudre et se perdre sous l’effet de l’incertitude qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle tentait d’apostropher son mari, et même quand elle pensait à lui, tout simplement.

On aurait dit que les contours mêmes de sa personne s’estompaient à présent qu’il n’avait plus de nom pour le dissocier du monde.

Madame Zlatohlávek ne se l’était jamais avoué, mais ce côté insaisissable dans lequel sombrait chaque soir son mari après s’être glissé dans son lit était la raison pour laquelle la vie sexuelle était resté jusque-là une composante particulièrement importante de leur relation, laquelle avait par ailleurs fini par tomber dans la routine au fil des ans. Quand son mari, le soir, retirait son nom avec ses vêtements, il devenait un désirable inconnu, sans compter que lui-même, à son insu, était alors pris par une sorte de spontanéité presque animale.

Mais ce qui avait pu être bénéfique pour leurs relations sexuelles n’était absolument pas approprié à des rapports quotidiens ou pour, disons, la discussion au sujet d’une assurance voyage que madame Zlatohlávek voulait avoir avec son mari avant les prochaines vacances. Elle fuyait son mari du regard comme s’il avait été un étranger qui serait entré nu, à l’improviste.

Quant à l’homme sans nom qui se trouvait dans la maison de madame Zlatohlávek, il ressentait très bien la nervosité de celle-ci et restait plongé dans un silence méditatif.

Pendant un moment, il pensa à téléphoner à ses enfants : il avait un fils et une fille adultes, tous deux avaient fini leurs études et son fils avait lui-même des enfants. Mais au milieu du flot de sentiments contradictoires qu’il ressentait, des éclats de pudeur finirent par faire surface et il retira la main qu’il tendait déjà en direction du téléphone.

Après avoir mangé un plateau-télé en regardant plusieurs épisodes d’une série policière, les époux se retirèrent dans leur chambre à coucher. Cette fois, madame Zlatohlávek préféra s’abstenir de faire l’amour avec ce désirable inconnu qui était arrivé à l’improviste, cette fois, à une heure indue de la journée, et ce n’est qu’après s’être tournée et retournée dans son lit pendant près de deux heures, en proie à l’anxiété, qu’elle finit par sombrer dans un sommeil inquiet. Son mari, lui, dormait aussi paisiblement et profondément que d’habitude, lorsque son nom ne l’oppressait pas, et avec en outre l’esprit presque plus tranquille que jamais. Le lundi matin, il franchit comme tous les jours ouvrables les portes du ministère de la culture. Bien qu’il n’ait plus de nom, il était si bien resté lui-même qu’il ne s’était pas imaginé l’espace d’un instant qu’il pourrait en être autrement.

Le fonctionnaire sans nom fit signe au concierge, qui lui rendit son salut. Mais au moment où il s’apprêtait à s’engouffrer dans les entrailles du bâtiment, le concierge lui demanda avec un sourire :

– Excusez-moi, vous êtes monsieur… ?

Monsieur Karas travaillait au ministère depuis des lustres, et le visage de l’homme sans nom, auquel il avait rendu son salut un nombre incalculable de fois, lui était bien évidemment familier. Mais, cette fois, il était pris de doute.

Et celui qu’il avait interpelé ne l’aida pas :

– Voyons, on se connaît, monsieur Karas.
– Bien sûr, je sais bien, répondit le concierge encore plus désarçonné. Je suis désolé, j’ai comme un trou de mémoire. Ce n’est qu’une simple formalité.
– Mais je travaille ici depuis des années ! Je passe ici chaque jour, dit pour se défendre l’employé, qui commençait à sentir fondre en lui le sentiment de l’ordinaire.

Le concierge, lui, commençait à s’énerver contre cet homme qui ne daignait pas le sortir d’une situation aussi embarrassante en lui disant son nom.

– Eh bien, merci de me rappeler votre nom, c’est tout ce que je vous demande, dit-il sur un ton insistant.

L’homme sans nom resta silencieux, les yeux fixés au sol.

– Une personne, c’est plus qu’un simple nom, finit-il par rétorquer, l’air confus, mais on voyait qu’il n’était pas tout à fait convaincu lui-même par ses propos.

Puis il fit demi-tour et ressortit du ministère.

On ne sait pas exactement où il erra pendant la majeure partie de la journée, mais il clair que ses pas étaient aussi dénués de but que lui était dénué de nom. Ses collègues du département du livre se rendirent bien compte, il est vrai, que l’un d’entre eux était absent ce jour-là, mais, personne ne pouvant se souvenir du nom de l’employé, ils préférèrent ne pas aborder le sujet.

Ce qui est sûr, ce qu’on le vit le soir, dans un parc, assis près d’un monument au soldat inconnu, avec lequel il se sentait peut-être quelques affinités. Il observait le soleil couchant et les chauves-souris tournoyant dans le crépuscule, et, comme il ne pensait plus à ces choses comme à des chauves-souris ou au soleil couchant, il est probable qu’il les voyait vraiment pour la première fois depuis très longtemps.

Il savait parfaitement où il habitait, qui était sa femme et où il aurait dû se diriger, et pourtant : quand il se demandait ce qu’il devrait faire, tout semblait lui filer étrangement entre les doigts. Peut-être qu’une rose dégagerait le même parfum si elle portait un autre nom, n’empêche : il lui semblait absurde de devoir continuer à être celui qu’il avait été jusque-là. Surtout sachant que sa vie n’avait rien de bien mémorable en elle-même.

C’est un sentiment physiologique tout à fait concret qui finit par le faire rentrer chez lui. Il avait faim, ce qui eut pour effet de recentrer admirablement son existence.

Il n’arriva chez lui qu’à la nuit tombée et allait ouvrir la porte lorsque la lumière s’alluma dans la véranda des voisins. L’ingénieur Jeroným jeta un coup d’œil par la porte, et cria :

– František Zlatohlávek !

Le voisin de l’ingénieur Jeroným tressaillit en entendant ces mots : ce nom lui semblait tout à fait familier. Et pourtant, il savait très bien que l’ingénieur Jeroným ne s’adressait pas à lui. Il s’adressait à son chien. C’était exact : le gros chien qui s’approcha du fond du jardin portait le nom de František Zlatohlávek. Il le tenait dans sa gueule, tout couvert de bave et maculé de boue.

František Zlatohlávek courut jusqu’à son maître, qui lui caressa l’échine, et disparut à l’intérieur de la maison. L’ingénieur Jeroným resta un moment debout sur le seuil, car il avait remarqué son voisin qui piétinait sur le trottoir, l’air effaré. Il voulut le saluer, mais lorsqu’il ouvrit la bouche, il s’aperçut qu’il était tout à fait incapable de se souvenir comment ce monsieur pouvait bien s’appeler ; il se contenta donc de faire un signe de la main et rentra à l’intérieur pour donner à manger à Zlatohlávek.

Bien qu’il aurait aimé lui aussi avoir quelque chose à se mettre sous la dent, l’ex-propriétaire de ce nom autrefois si brillant, si reluisant, préféra se diriger d’un pas timide vers le portail de son voisin tout en scrutant la véranda des Jeroným, à présent plongée dans l’obscurité. Il tendit la main et s’apprêtait à enfoncer le bouton de la sonnette de l’ingénieur Jan Jeroným quand soudain il se souvint du policier de service Navrátil, du concierge Karas, et de sa propre épouse taciturne, madame Zlatohlávek : lui-même anonyme, il laissa son bras retomber. Qu’aurait-il bien pu dire à l’ingénieur Jeroným ? Votre chien porte mon nom ? Et vous êtes qui, d’abord ? aurait certainement répliqué monsieur Jeroným. L’homme sans nom resta quelques minutes sur le trottoir, puis il se rendit compte qu’il avait toujours faim et rentra chez lui. Madame Zlatohlávek s’étonna un peu qu’il rentre aussi tard, mais pas trop, parce qu’elle était comme ça, madame Zlatohlávek, sans compter que toute la journée durant, elle ne s’était pas souvenue un seul instant de son mari ; ou plutôt, elle s’était souvenue de lui, mais, pour les raisons déjà évoquées précédemment, elle avait refoulé cette idée et ne lui avait finalement rien préparé pour le dîner. Une autre fois, elle aurait probablement rencontré une certaine incompréhension chez son mari, un homme si ordonné ; ce jour-là, pourtant, ça lui était égal. Il se fit cuire des saucisses qu’il mangea avec du pain, puis passa un long moment à regarder la nuit, par la fenêtre. Il se sentait libre et léger, et pourtant, une certaine tristesse s’était insinuée dans cette légèreté, cette tristesse qu’on ressent lorsqu’on perd quelque chose qui vous a pesé pendant longtemps. Sans même en avoir pris la décision et sans la moindre délibération intérieure, il attendit que sa femme soit endormie et que les fenêtres voisines soient éteintes pour se glisser à l’extérieur. Il franchit la clôture qui le séparait du jardin des voisins. Il resta un instant assis sur le gazon avant de reprendre ses esprits, puis se releva et fit le tour de la maison. Il trouva la petite fenêtre des toilettes entrouverte, en approcha une échelle qu’il avait trouvée par terre, derrière la remise. Il tenta d’abord de passer la fenêtre par les pieds, glissa une jambe, mais il s’y prit mal et son pantalon se déchira. Il reproduit sa tentative, par la tête cette fois ; il tâtonna dans l’obscurité, bascula tout entier par l’ouverture et se précipita dans le noir. L’une de ses mains était plantée dans la cuvette des toilettes, l’autre dans un panier en osier rempli de vieux magazines défraîchis. Il se cogna le crâne mais ne perdit pas conscience, et, chose curieuse, parvint à ne pas faire trop de bruit. Un instant plus tard, il réussissait à se retourner, et, une fois les pieds à nouveau sur le sol, il se rendit compte qu’il avait besoin de se soulager. Il urina donc et tira la chasse, ce qui n’était pas particulièrement malin, mais probablement dû à un vestige de son sens de l’ordre, ou bien, au contraire, à une manifestation de sa nouvelle spontanéité ; quoiqu’il en soit, il ne réveilla personne, par chance. Il ouvrit donc la porte et s’engagea dans le couloir. Il était déjà venu chez les Jeroným à deux reprises, un peu par hasard, et se souvenait vaguement que le hall dans lequel dormait le chien était sur sa droite. Il ouvrit donc la porte de droite et vit devant lui, dans la lueur mate d’une lune descendante qui filtrait à travers les rideaux, l’ingénieur Jeroným et sa femme en train de dormir, dans leur lit. Il referma la porte et se dirigea de l’autre côté, commença par inspecter la salle de bain, puis la cuisine et enfin le salon, et ce n’est qu’après qu’il finit par trouver le hall où dormait le chien František Zlatohlávek, lequel respirait tranquillement, donnant l’impression que ce nom ne lui pesait pas le moins du monde. L’homme sans nom s’agenouilla près du chien, qu’il observa longuement. Il tendit une main mouillée, ne sachant pas lui-même s’il voulait reprendre son nom ou juste caresser l’animal, mais, à cet instant, Zlatohlávek se réveilla.

Il leva la tête, examina l’intrus. Il n’aboya pas, ne grogna pas non plus. À la faible lueur des rayons de lune, sur le sol du hall d’entrée, l’homme sans nom et le golden retriever František Zlatohlávek s’examinaient mutuellement. Puis František Zlatohlávek lêcha la main de l’homme sans nom et prit un air si canin et si distingué en même temps que l’homme sans nom sut immédiatement ce nom était fait pour ce chien-là, pour ce magnifique golden retriever, il sut que ce nom lui allait comme un gant et qu’il ne lui pèserait probablement jamais et qu’il ne dérangerait jamais ses bienheureux rêves de chien. Il sut que ce serait un crime de vouloir lui reprendre son nom. L’homme sans nom retira donc pour la troisième fois la main, se leva et retourna dans les toilettes, passa par la fenêtre et descendit par l’échelle, qu’il rangea derrière la remise, puis resta debout entre les plants de fraisiers et la serre, à regarder les nuages qui glissaient devant la lune descendante. Il ne pensait pas à eux comme à des nuages devant la lune, il se sentait faire partie de la nuit et peut-être même aurait-il pu rester debout ainsi jusqu’à l’aube, mais la rosée se mit à tomber et il ressentit la perte, le désir de quelque chose qui lui pèserait, ne serait-ce qu’un peu, un tout petit peu, juste ce qu’il fallait pour qu’il ne s’envole pas avec le vent.

Il pencha la tête et s’apprêta à se diriger vers la clôture quand il aperçut quelque chose parmi les fraisiers. Quelque chose de sale et maculé de boue, quelque chose de presque invisible à l’ombre des plantes. Et quand il se baissa pour le ramasser, il sut immédiatement de quoi il s’agissait : un nom.

Il escalada la clôture et redescendit tranquillement, cette fois sans tomber, de l’autre côté, puis rentra chez lui, se déshabilla, se lava et se glissa dans son lit, près de madame Zlatohlávek. Il resta quelques instants sans bouger, à fixer le plafond, puis se blottit contre elle. Madame Zlatohlávek se retourna sur le flanc, tira la couverture à elle et marmonna, endormie :

– Où étais-tu passé, Snoopy ? Tu sens un peu le chien mouillé.

 

Lisières de la forêt

 

Et donc, ce Jiří Buřeň, l’écrivain dont les nouvelles se terminaient immanquablement par une mort, ce Jiří Buřeň qui ne supportait pas que les gens laissent la porte ouverte derrière eux, ce Jiří Buřeň qui, par défi, pensait toujours l’inverse de ce qu’il était en train de ressentir pour ne pas sombrer dans la partialité, ce Jiří Buřeň était à présent allongé sur un lit d’hôpital et vomissait dans ses propres mains.

Depuis déjà bien des années, il jouait en esprit au jeu suivant : lorsque quelque chose lui faisait véritablement plaisir, il s’efforçait de penser pendant au moins quelques secondes à quelque chose de triste, comme l’Holocauste ou une visite chez le dentiste, et inversement, quand il se sentait triste, par exemple quand il avait perdu quelqu’un, ce qui lui arrivait souvent ces derniers temps, il tentait de se remémorer une blague, juste comme ça, par défi, pour garder le contrôle de la situation.

Mais là, il n’y arrivait pas vraiment. Il se sentait affreusement mal, se pensées s’effilochaient et il n’attendait qu’une seule chose : que tout ça s’arrête. Il aurait préféré que ça finisse bien, il aurait préféré pouvoir s’en sortir indemne et rentrer chez lui, à pied si possible, mais, globalement, il avait le sentiment qu’il était prêt à mourir, s’il le fallait.

Les jours précédents, il s’était souvenu à plusieurs reprises que lorsqu’il avait lu pour la première L’Odyssée de l’espace, quarante ans plus tôt, l’an 2001 lui semblait appartenir à un avenir très lointain, et l’an 2015 comme de la pure science-fiction. À l’époque, il n’avait pas le moindre doute sur le fait qu’au lieu du corps médiocre des années quatre-vingt qu’il traînait, il aurait alors un magnifique corps de cyborg qui ne viendrait jamais l’ennuyer avec des problèmes aussi terre-à-terre que des vomissements. Et il est vrai que du coup, fort de cette idée, il n’avait jamais vraiment pris soin de son hygiène de vie.

Quand le dernier haut-le-cœur eut fini de lentement résonner en lui, et qu’à côté du désir d’en avoir fini au plus vite, un peu de place lui revint pour d’autres pensées, Jiří Buřeň remarqua que la porte donnant sur le couloir était ouverte, et fut immédiatement pris de colère. Il avait toujours détesté qu’on laisse les portes ouvertes, surtout quand il était au lit ; à plus forte raison quand il était au lit, les mains pleines de vomissures.

– Pourquoi vous laissez la porte ouverte ? C’est comme si vous ne m’aviez pas recousu le ventre ! Comme si vous m’aviez laissé allongé, le bide ouvert, kif-kif !

C’est en tout cas ce qu’il avait en tête, ce qu’il avait hâte de débiter aux infirmières ou au docteur ; pour l’instant, cela dit, il pouvait s’estimer heureux quand il avait réussi à grogner d’une voix rauque qu’il voulait un verre d’eau.

C’est d’ailleurs à cause d’une porte ouverte qu’il avait divorcé, autrefois – c’est en tout cas ce que racontait son ex-femme, non sans une certaine dose de sarcasme, et lui-même aussi, parfois, quand il était d’humeur joyeuse. Ils s’étaient mariés alors qu’ils étaient encore étudiants, parce qu’ils brûlaient d’un amour immortel et aussi, un peu, pour pouvoir se rendre visite à la cité U. Lui faisait des études de sylviculture, elle d’agronomie : tout semblait indiquer qu’ils se complèteraient parfaitement. Mais comme je ne reviens sur ce bref épisode conjugal qu’à cause de la manière dont il s’est terminé, vous vous doutez bien qu’il ne fut pas très glorieux.

Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’ils avaient emménagé ensemble, et, comme ils n’avaient pas d’appartement, ils s’étaient installés chez les parents de Vlasta. Ou, plus précisément, dans l’ancienne chambre d’enfant de Vlasta, qui, pendant les études de cette dernière, était devenue le territoire exclusif du chat Myosotis. Le triangle qui en résulta, auquel s’ajoutait les parents de Vlasta, qui occupaient les autres pièces de l’appartement, avait donné lieu à d’innombrables conflits durant lesquels, curieusement Vlasta ne se rangeait pas du côté de son mari.

– Il est habitué, dit-elle.
– Eh bien il va se déshabituer, répondit-il.

Vlasta trouva que ces mots grossiers manquaient de la moindre empathie alors que Jiří, lui, ne voyait dans sa réaction qu’une forme de dévouement envers ses parents qui tenait de conquérir ses derniers bastions d’intimité.

– Essaie de comprendre, Jiří. Ça fait cinq ans qu’il dort ici.

Jiří comprenait, mais il ne pouvait considérer la présence du chat dans son lit que comme une négation de tous ses principes. En un autre lieu et un autre temps, peut-être que cela lui aurait été égal. Mais là, c’est tout une position qui était en jeu. S’il n’était pas capable de défendre son propre lit, le fait que ce lit était le sien, que serait-il capable de sauver ? Sans compter que la présence du chat dans la chambre supposait une porte ouverte, sans quoi Myosotis avait pour habitude de sauter sur la poignée de porte et de réveiller ses compagnons de chambrée à des heures indues. Quant à Jiří, il était incapable de s’endormir avec la porte ouverte. Il avait l’impression que le monde entier allait s’engouffrer dans son lit par cette ouverture.

– Dormir la porte ouverte, c’est comme dormir les yeux ouverts, avait-il coutume de dire.

Le soir, il fermait donc la porte.

Ensuite, Vlasta l’ouvrait généralement.

Il s’ensuivait une dispute, le comportement de l’un paraissant à l’autre le comble de la muflerie. La porte ouverte devenait alors un écran sur lequel ils projetaient toutes leurs rancœurs et leurs désaccords.

– C’est le plus sage qui cède en premier, déclarait Vlasta.
– Et c’est pour ça que le monde est dirigé par des imbéciles, répondait Jiří.

Elle avait l’impression que s’il l’avait vraiment aimée, il se serait adapté.

Lui était convaincu qu’un amour dénué de principes n’était qu’hypocrisie.

Vlasta s’endormait la première. Jiří se relevait alors souvent dans le noir pour refermer la porte. Parfois, ça suffisait parfois à décourage Myosotis. Parfois non.

Un jour, au beau milieu de la nuit, on entendit des coups. Vlasta se réveilla et voulut aller voir. Jiří la saisit par le poignet.

– Aïe, ça fait mal. Laisse-moi.
– N’y va pas.
– Mais laisse-moi, enfin. La porte va être tout abîmée.
– Reste dans ce lit !
– C’est pas toi qui vas me donner des ordres !
– Ah, et tu préfères que ce soit ton chat ?

Durant la dispute qui suivit, particulièrement pénible, Jiří apprit que quiconque n’aime pas les animaux n’aime pas les gens. Par la suite, en y repensant tranquillement, il dut avouer qu’il y avait du vrai là-dedans : lui-même préférait les arbres. Mais cette nuit-là, pour lui, ces paroles avaient été avant tout une preuve de démagogie, et c’est d’ailleurs ce qu’il avait immédiatement renvoyé à la figure de Vlasta :

– C’est de la démagogie pure ! Et ceux si je n’aime pas les glaces, ça veut dire que je n’aime le porc, c’est ça ?

Le père de Vlasta, un brave homme du commun, avait participé avec enthousiasme et sans doute avec sincérité, après-guerre, à édifier un futur radieux à coups de kolkhozes, et sa fille agronome était toute prête à suivre ses traces. Jiří commençait pour sa part à dégriser. On était au début des années soixante et derrière les coups donnés par le chat sur la porte, on entendait résonner les explosions qui détruisaient la statue de Staline, sur la colline de Letná, et on aurait dit qu’à cet instant, un fragment empoisonné du monument à la gloire du $dictateur était tombé sur le lit conjugal.

– Vous seriez prêts à nationaliser mon lit ! s’écrit Jiří. Mais il y a des limites que je ne vous laisserai pas franchir !

Il ne savait pas très bien lui-même s’il était sérieux ou s’il plaisantait.

– Tu es égoïste, tu ne penses qu’à toi. Est-ce que tu as déjà pensé à nos enfants ? Eux aussi, tu leur fermeras la porte ? demanda Vlasta, qui pleurait depuis longtemps.

Il répondit par une phrase assassine qu’il ne mentionnait généralement pas quand il racontait l’histoire, et qui disait, grosso modo, qu’il n’avait pas l’intention d’avoir des enfants.

– En tous cas, pas avec toi, avait-il dit.

Et pas avec ton chat non plus, avait-il pensé, mais il ne l’avait pas dit parce qu’il ne voulait pas enlever à la gravité de la situation.

Pendant l’échange verbal qui suivit, quelque peu inconsistant et peu inventif, Jiří fit sa valise. Il s’arrêta près de la porte, hésita un moment, la laissa ouverte et s’en fut.

Il disait toujours qu’après, il était allé tout droit jusqu’à la gare, mais en réalité, il avait erré toute la nuit dans la ville en attendant un signe – dont il ignorait tout à fait la nature – qui lui dirait de revenir.

La conclusion se présenta sept mois et demi plus tard, sous la forme de son fils.

Difficile de dire pourquoi toutes les nouvelles qu’il écrivait, ou presque, se terminaient pas une mort. Il y avait peut-être là un besoin de retrouver un contrôle perdu sur les choses. Quelque part au fond de son âme, il ne pouvait supporter que ses personnages puissent continuer de vivre sans lui, hors de son texte.

À moins qu’il ne se soit agi, tout simplement, d’un manque d’imagination : c’est en tout cas ce qu’il affirmait lui-même. Dans ses récits, pourtant, Jiří n’accordait pas une place particulièrement importante à l’agonie elle-même. Il utilisait plutôt la mort comme un signe de ponctuation. L’idée lui était déjà venue plusieurs fois, alors qu’il était allongé sur son lit de mort – ou sur ce qu’il appelait ainsi à part soi, et aussi parfois, quand il avait le courage de plaisanter pour lui-même, sur sa « couchette de mort ». Il se disait qu’il devrait encore écrire quelque chose sur l’agonie, mais il n’avait rien écrit de valable depuis vingt bonnes années, et c’était alors un fameux gaillard.

Assis, les mains pleines de vomissures, Jiří se disait donc que, ces derniers temps, il arrivait mieux à faire sortir de la nourriture que des mots, mais par la même voie, hélas. Il ajouta cette idée à la liste des blagues qu’il n’aurait probablement plus la possibilité de raconter à sa jeune et belle infirmière, laquelle était justement en train de courir lui chercher un seau et une serpillère ; il porta un regard sombre à la porte si impudiquement ouverte, et c’est alors qu’il vit arriver par le couloir son dernier grand amour, un bouquet de fleurs à la main.

Intimidé comme un écolier surpris en train de fumer des cigarettes, il regarda autour de lui afin de trouver où cacher ses mains maculées.

C’est à cause de Renata qu’il avait arrêté de fumer, à l’âge de soixante ans. Elle avait presque vingt ans de moins que lui, elle lisait ses histoires, riait à ses blagues et fermait la porte derrière elle. Elle fermait la porte, finissait son assiette, restait toujours assise jusqu’à la fin du générique au cinéma et quand elle prenait le train, elle ne se levait de sa place que lorsque le train était entré en gare.

C’est d’ailleurs à cause de ça qu’ils avaient raté plusieurs fois leur station alors qu’ils étaient partis faire des randonnées en forêt. Ils allaient très souvent se promener en forêt, à l’époque.

– Mais ça ne fait rien, voyons, on descendra à la prochaine, dit-il en voyant que ça la tourmentait ; elle avait mis du temps à enfiler son manteau, puis, à la porte du wagon, s’était souvenu qu’elle avait oublié son livre sur le siège, et le contrôleur était dans le premier wagon, à cet instant.

La rame automotrice déroulait les lignes galbées des collines, des prés et des forêts, tandis que défilaient de pittoresques petits villages. À l’époque, au milieu des années quatre-vingt-dix, les plaques grises des murs antibruit ne brouillaient pas encore la vue.

Renata était venue pour chercher des champignons, Jiří pour se promener dans la forêt, ces forêts dans lesquelles il avait commencé à travailler, après ses études, dans les années soixante. À l’époque, il ne pensait pas encore à l’endroit où il irait faire sa première grande excursion, une fois qu’il serait à la retraire. Les bois de hêtres. Il voulait revoir ces hêtres. Les champignons ne poussent pas beaucoup au pied des hêtres, mais peut-être un peu plus loin.

Ils marchaient le long d’une route goudronnée étroite et grise menant vers la forêt, des pommiers tordus balançaient leurs petits fruits rouges et sucrés, et Jiří pensait à la liberté et à la mort – à quoi d’autre penser, au seuil de la retraite ?

– Oh, des pommes, dit Renata en commençant à remplir de fruits son panier à champignons.

Jiří s’impatientait, ils avaient encore de la route à faire et il n’était pas encore parvenu à s’arracher à l’idée qu’il s’était fait de cette journée.

– Ton panier va être trop lourd. On a encore du chemin. Garde de la place pour tes coulemelles.
– Mais pourquoi personne ne les ramasse ? demanda Renata en tendant la main par-dessus le fossé pour atteindre une branche. Regarde, il y en plein qui sont en train de pourrir. Quel dommage.

Il parvint à la convaincre qu’un panier à demi plein suffirait. Ils suivirent le chemin qui remontait parmi les arbres, quittèrent les sapins pour entrer dans un bois de chênes et de charmes. Ils mangeaient des pommes et Jiří parvint même à être présent en esprit. Il huma avec bonheur l’air de septembre en croquant à belles dents.

Pourtant, il était en colère à cause du fait que Renata s’arrête sans cesse pour ramasser des champignons. Elle en voyait partout.

– On était bien partis pour ramasser des champignons, non ? dit-elle.

Il voulait d’abord arriver dans le bois de hêtres. Il pensait qu’ils ne cueilleraient des champignons qu’ensuite. Ils arrivèrent à un carrefour. Il prit à gauche, l’air décidé ; au fond, il n’était pas sûr de lui. Il n’était passé par ici qu’une fois, et quinze ans plus tôt, au moins.

– Si je pouvais choisir, je voudrais être enterré sous un chêne, déclara-t-il.

Renata déposa dans son panier un autre bolet et le regarda, interdite. Il sourit. Elle sourit elle aussi.

– Pourquoi pas. Si tu veux. Moi, ce que j’aimerais, c’est que ma tombe soit recouverte de champignons.

Il aurait aimé mourir dans une forêt. Avant d’en venir à vomir dans ses mains, il se disait justement que si un jour, il tombait vraiment trop bas, il irait dans une forêt, prendrait des cachets et resterait là, quelque part, sous un arbre.

Il aimait dormir à la belle étoile. Dans la forêt, pas besoin de portes. Il trouverait un endroit tranquille, bien sûr, un endroit où personne ne viendrait le chercher.

En 2011, une Japonaise s’était suicidée à coups de médicaments, et était restée quatre heures mortes dans une forêt. Ensuite, on l’avait retrouvée et ramenée à la vie. Mais ça, il ne le savait pas, évidemment.

Il ne savait pas non plus, évidemment, que Renata lui rendrait un jour visite dans sa chambre d’hôpital, et qu’après quelques instants d’hésitation, elle se dirigerait vers le patient qui se trouvait dans le lit d’en face. Un certain Kolčava, si je ne m’abuse.

– Mais je vous connais, avait dit ce monsieur Kolčava lorsqu’on avait amené Jiří dans la chambre, quelques jours plus tôt. Vous avez travaillé chez nous comme soudeur, à l’usine, pas vrai ? Monsieur Vimr, c’est ça ?

Kolčava, la belette : un beau nom sylvestre. C’est à peu près tout ce qui lui était resté de son agonie en forêt.

Il est vrai qu’on pourrait peut-être évoquer aussi ce monsieur Vimr. La mort des soudeurs est loin d’avoir été décrite avec autant de précisions que celle des écrivains. Mais quel genre d’écrivain était Jiří Buřeň ? Il avait publié deux recueils de nouvelles et un roman. Le nombre d’arbres qu’il avait plantés et abattus était bien plus élevé. En somme, il était toujours sylviculteur. Un forestier dont les nouvelles se terminaient toujours par une mort.

Sous le régime soviétique, bien sûr, il était impossible de faire certaines choses. Mais en y regardant bien, après coup, il était difficile de dire si ce n’était pas plutôt une excuse. Parfois, la lisière qui sépare la jeunesse pleine d’espoir et la vieillesse oublieuse est si enfouie sous les ronces qu’on ne remarque pas qu’on l’a franchie.

Sous les hêtres, rien ne pousse. On y voit clair. Partout, des feuilles dorées. Cuivrées, plutôt. Mais il aimait aussi les chênes. Et les poiriers. Les bouleaux. Tous les arbres. Il n’y avait que les épicéas bleus qu’il n’aimait pas trop.

Comme il n’aimait pas non plus les changements radicaux, il aurait difficilement pu s’habituer à des eucalyptus. Vlasta, elle, savait s’habituer facilement. Elle ressemblait beaucoup à un personnage de roman que Jiří avait dissimulé dans ses tiroirs pendant presque toutes les années quatre-vingts. Un roman sur les lisières qu’on franchit. Mais le personnage principal n’arrivait jamais jusqu’en Australie, parce que le livre finissait à la manière de Jiří.

Lorsque le fils adulte de Jiří était venu lui rendre visite, après la chute du régime, ce fils qu’il avait enterré dans son roman, cela avait été étrange, car il s’était habitué à cette fin claire et nette. Mais Karel – Charlie – n’avait jamais lu les cinq cents pages de ses Silhouettes, même pas quand le livre était sorti, car il avait émigré à l’âge de sept ans et ne lisait que l’anglais.

Il n’avait pas annoncé sa visite, de sorte que Jiří, au départ, n’avait pas compris pas qui était devant lui. Ensuite, bien sûr, ça lui avait fait plaisir, même s’il était un peu perdu. À cinquante-quatre ans, Jiří s’était alors dit que sa vie commençait enfin. Elle lui avait rendu son fils et ce roman dans lequel il avait mis tant d’espoir avait enfin été publié. Il était tombé amoureux d’une belle correctrice qui chantait les louanges de son livre… Et bien sûr, le Rideau de fer était tombé.

Mais dans le grand chambardement des années quatre-vingt-dix, son grand roman était passé inaperçu ; Charlie s’en était retourné à Melbourne et n’était revenu par la suite que rapidement, à intervalles de plusieurs années.

Il n’était resté à Jiří que Renata, sa belle correctrice, ainsi que l’idée d’écrire un grand roman : à présent, Jiří allait vraiment trouver son inspiration et bouleverser la littérature tchèque. Mais, tout comme sa vie ne s’était pas fondue en une seule avec celle de la correctrice (ils habitaient séparément, sortaient ensemble au théâtre et en forêt, faisaient l’amour), son roman s’était effrité, il s’était réduit en petits morceaux qu’il était impossible de réunir.

Cela faisait six ans qu’il l’écrivait. Il lui fallait encore quelque chose, il y avait quelque chose qu’il n’arrivait toujours pas à saisir…

Oui, je peux l’avouer à présent : il n’était pas venu pour ramasser des champignons, il n’était même pas venu pour revoir ce bois de hêtres : il était venu trouver un petit chemin au-dessus d’une rivière, la Šmejkalka, là où les prés et les bois s’entrelacent curieusement. Il était venu pour se remémorer l’endroit où était né, quelques années plus tôt, l’idée de son roman Lisières de la forêt.

– Tu dois avoir un sac en plus, dans ton sac à dos, dit la correctrice.

Elle renait à la main une coulemelle qu’elle essayait de faire entrer par le pied dans son panier déjà plein.

– Je t’avais bien dit de ne pas prendre autant de pommes.

Il jeta un regard incertain au ciel couvert et retira son sac à dos. À cette heure-là, ils auraient déjà dû être près de la maison forestière : ils avaient dû se tromper à un embranchement.

Il retira son sac et entreprit d’y transférer les champignons avec précautions. Parmi les pommes, il aperçut la tache noire d’une poignée de mûres écrasées.

Jiří essuya une pomme couverte de mûres.

– Il faut que tu décides une fois pour toutes ce que tu vas ramasser.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Parce que sinon, ça n’a plus ni queue ni tête.

Il tenait dans la main de la purée noire et la regardait comme s’il voyait en elle le présage de ce jour, à l’hôpital, vingt ans plus tard. Il retira du doigt quelques aiguilles et se fourra une demi-poignée de mûres écrasées dans la bouche. Il en proposa à Renata. Elle sourit et lécha le reste.

Un demi-panier de champignons plus tard, ils débouchèrent sur un chemin plus large. Il ne faisait pas encore nuit mais les nuages lourds étaient gorgés d’obscurité. Jiří eut soudain l’impression que tout était gorgé, détrempé : il savait qu’ils auraient déjà dû bifurquer en direction du village, en contrebas, pour avoir leur train, mais il fallait qu’il soit sûr, il fallait qu’il revoie cette lisière indistincte et diffuse de la forêt pour comprendre à quel point elle était indistincte, arbre après arbre, pierre après pierre.

Ils s’arrêtèrent.

– Il doit déjà être cinq heures, non ? dit Renata.

Il regarda sa montre. Il était cinq heures six minutes.

– En prenant par ici, on descend tout droit jusqu’à la Šmejkalka.
– Bon, on reviendra voir ces hêtres la prochaine fois, de toute façon il va flotter, non ?

Il hésitait. Puis il se retourna vers Renata, presque implorant.

– Ça devrait être là, juste un peu plus loin. La lisière de la forêt. C’est là que j’ai eu l’idée. Il faut que je revoie ça.

Renata acquiesça. Elle savait. Ils en avaient si souvent parlé. Son écriture était sacrée.

Ils avancèrent donc dans la forêt, il la tirait vers le sommet de la colline, il la tirait sous ces nuages fatidiques et détrempés, parmi les chênes et les sapins, ils croisaient des hêtres forts et gris, avec leurs feuilles cuivrées et leurs lisières distinctes, ces lisières distinctes des Silhouettes qu’il était décidé à laisser derrière lui, à surmonter ; il la tirait à flanc de collines et à travers les ruisseaux, parmi les ronces et dans la bruine, comme si tout l’avenir de la littérature tchèque – non, mondiale ! en dépendait. Renata ne ramassait même plus de champignons, elle laissait des bolets à l’abandon, dans le silence de la forêt, tandis que là-bas, devant eux, les attendait la mythique lisière de la forêt …

Car il était écrit : si on va du pré vers la forêt, la lisière recule devant nous : cette motte, ce buisson, ce petit bouleau lui aussi, ils font encore partie du pré, le pré ne veut pas les abandonner. Le pré est toujours un peu plus grand quand on vient du pré que quand on vient de la forêt. Quand on vient de la forêt, la lisière glisse en pente douce et soudain, un buisson d’aubépines, un pommier sauvage, une bande d’herbe écrasée, des pousses de sapins, un chardon : tous font partie de la forêt, encore et toujours. Plus on regarde attentivement, plus la lisière s’éloigne. Et en examinant chaque brindille, chaque brin d’herbe le long du chemin, c’est le pré tout entier qui fait partie de la forêt, au final.

Lentement, sans tambours ni trompettes marines, la bruine se transforma en pluie, et ils se retrouvèrent bientôt au-dessus d’un village, près d’une vilaine maison récente flanquée d’un grand garage et d’épicéas bleus, et Jiří Buřeň lança un regard triste vers la forêt, plus haut.

– On aurait dû descendre quand on était près du fenil, dit-il en hochant la tête.
– Mais on pourra toujours revenir ici.

Sous les nuages, la nuit s’éclaircit.

– Je sais pas. Je connaissais pourtant bien le coin.
– Tu le retrouveras la prochaine fois.

La vérité, c’est qu’ils étaient passés à l’endroit qu’il cherchait – si tant est qu’on puisse passer deux fois au même endroit –, ils y étaient passés, mais il ne l’avait pas reconnu. Du tout.

Il ne voulait pas que Lisières de la forêt se termine par une mort de plus, ça lui aurait semblé trop facile, mais Lisières de la forêt ne voulaient pas se terminer sans point, elle s’effritaient et s’étiraient de plus en plus, jusqu’à cette chambre d’hôpital où monsieur Kolčava était allongé et regardait Renata sans comprendre.

Et Renata le regardait, ce vieillard décharné aux cheveux coupés court.

– J’ai failli ne pas te reconnaître, Jiří, voulut-elle dire.

L’infirmière entra avec une bassine et une serpillère. Elle se dirigea vers Jiří.

– Alors, monsieur Buřeň, qu’est-ce qui s’est encore passé ?

S’il l’avait pu, Jiří lui aurait donné une gifle pour avoir prononcé ces mots.

Renata se détourna de monsieur Kolčava, la peur dans les yeux. Elle se précipita vers l’infirmière, se mit à l’aider, à éponger les vomissures.

– Jiří, excuse-moi. Jiří, murmurait-elle d’une voix éteinte, et Jiří tomba de la colère dans la tristesse ; il n’avait plus envie de dissimuler ces vomissures, il aurait préféré se noyer dedans.

Elle avait à présent l’âge qu’il avait alors, dans la forêt. Ils n’avaient jamais commencé à vivre ensemble, et ne s’étaient jamais vraiment séparés. Ça s’était effrité. Dilué.

On dit que certaines cellules du corps humain peuvent vivre jusqu’à dix-sept jours après la mort de la personne.

Il regarda la porte. Elle était restée ouverte, une fois de plus. Puis il regarda Renata. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux mois. Est-ce que ça faisait longtemps ?

Elle avait toujours très bonne mine.

Il grogna quelque chose qui aurait dû vouloir dire :

– Tu as une nouvelle coiffure.
– Quoi ? demanda-t-elle. Tu veux de l’eau ? Tu as soif ?

Puis ils restèrent assis, longtemps.

Elle parla des nouveaux livres. Elle avait amené des oranges.

– Ça fait un peu cliché, pas vrai ? dit-elle d’un air coupable.

Ça sera coupé au montage, voulut-il dire. Il fit au moins un sourire. Elle lui donna un quartier d’orange.

Il avala de travers. Il avala de travers et vécut encore quelques instants, ça pourrait finir comme ça, se dit-il.

Finalement, Renata se leva, jeta les épluchures d’orange à la poubelle, déposa un baiser sur son front, sortit dans le couloir et ferma la porte derrière elle.

Et, pour une fois, Jiří Buřeň désira violemment que cette porte soit resté ouverte.

 

 

Traduction: Benoit Meunier