Marek Torčík

Tu décomposes la mémoire

2023 | Paseka

À 3 h 37, le téléphone te réveille.

Ta mère parle à voix basse, et pourtant tu entends clairement chacune de ses syllabes.

« Marek, grand-père est mort. »

Dans cette phrase, tu ne perçois rien de particulier, rien de pressant, et donc tu ne parviens pas à te réveiller assez vite. Ta mère raccroche sans que tu aies pu dire quoi que ce soit. Tu t’assieds et tu te frottes les yeux.

Pendant un instant, l’obscurité sur les murs donne une impression d’uniformité, mais petit à petit, tu y découvres des zones perturbées par les lignes déformées de la lumière de la rue. Des taches sur lesquelles il t’est impossible de faire la mise au point.

Il te vient à l’esprit qu’il y a certaines choses dont tu n’as encore jamais parlé à personne. Comme par exemple qu’en classe de huitième, ce n’est pas Filip qui t’a fait tomber dans les escaliers. Tu es tombé tout seul, bêtement, et lorsque tu as repris tes esprits, tu as voulu profiter de la situation. À ta grande surprise, tout est passé relativement facilement. À peine quelques semaines plus tard, te voilà assis dans le bureau du directeur du nouveau collège, écoutant un homme grisonnant aux yeux pétillants. Il s’exclame : « Ici je ne tolérerai aucun harcèlement, ça non ! »

Tu as eu droit à une deuxième chance, selon ta mère, du moins.

« Essaye de ne pas te faire trop remarquer, d’accord ? » te sermonne-t-elle alors que vous avancez dans le couloir en direction de la salle de classe. Tu étais résolu à passer inaperçu. À ne pas être différent, à ne parler devant personne de ce qui occupait tes pensées. À ne pas montrer qui tu étais. Tu avais appris à surveiller soigneusement chacun de tes pas, à ne pas trop rouler des hanches et à ne pas dévisager les autres trop longtemps. Avant d’entrer dans la pièce, tu te racles la gorge, tu testes ta nouvelle voix, plus grave ; dès lors, plus personne ne te connaîtra intérieurement. Tu baisses la tête à chaque fois que les gars se mettent à parler de filles. Tu fais semblant, tu ris avec eux et, un peu plus tard, suivant l’exemple des autres, tu choisis la photo d’une femme nue comme fond d’écran sur ton téléphone.

En réalité, tu es bien incapable ne serait-ce que de la regarder. En revanche, tu te souviens bien comment, quelques jours plus tard, ton grand-père t’a arraché ton téléphone des mains. Vous lui aviez alors rendu visite à l’hôpital psychiatrique de Kroměříž ; il avait tendu la main, avait saisi le téléphone et manqué de tomber de son lit. Il avait passé un long moment à examiner l’écran en hochant la tête d’un air connaisseur.

Pourquoi n’en avais-tu parlé à personne ?

 

Ton grand-père est mort, mais le temps continue de passer. Le temps s’écoule ; dans les flots de lumière de la rue, tu cherches un souvenir, quelque chose qui te ferait revenir en arrière. Dans l’obscurité, on entend la respiration d’un autre corps ; Jakub pousse un grognement et se retourne dans son sommeil ; c’est la nuit, mais les sons qui retentissent dans la ville sont encore nombreux. Le bruit des voitures te parvient par la fenêtre ouverte ; dans la rue, un petit groupe d’hommes pousse des cris en rentrant d’un bistrot fermé. Parfois tu interceptes des bribes de mots étrangers, un rire. Tu n’as pas l’impression de pouvoir ressentir de la tristesse là-dedans. Pendant un instant, tu attends un changement, assis la tête légèrement inclinée, tes doigts tapotant distraitement l’écran de ton portable.

Ce qui manque autour de toi, tu ne le trouves pas plus en toi. Au lieu de tristesse, c’est un espace silencieux et sans paroles que tu tâtes. Tu t’étonnes un peu de ne plus réussir, d’un seul coup, à te rappeler la figure de ton grand-père, de ne voir à la place de ses traits réels que les visages de photographies anciennes.

Tu essayes encore une fois de te le remémorer. Il ne reste plus rien de lui.

Tu composes le numéro de ta mère, car tu réalises que tu ne lui as même pas demandé comment elle allait.

Elle décroche rapidement, à peine as-tu porté ton téléphone à ton oreille.

« Je devais aller le voir ce matin. »

L’appareil laisse s’échapper sa voix dans la pénombre de la pièce, sa voix qui rebondit sur les murs et revient faiblement vers toi à travers l’espace.

« J’ai un sac de préparé pour lui, là, j’ai tout ce qu’il avait commandé. »

En revanche, il y a d’autres choses dont tu te souviens plutôt bien. D’autres visages, d’autres sentiments. D’autres histoires.

C’est sans doute parce que c’est justement de ta mère que tu as hérité l’histoire de ton grand-père. Tes souvenirs à toi restent refoulés à l’arrière-plan, comme des personnages en dehors de l’action. Des personnages qui semblent avoir fini de jouer leur rôle et qui attendent désormais, enfermés dans des pièces perdues dans la mémoire. C’est grâce à elle qu’il est devenu le grand-père que tu connais – que tu connaissais.

À quelques exceptions près, il a passé les dernières années de sa vie à l’hôpital psychiatrique. Un jour, il est devenu fou, tout simplement, et il a commencé à voir des choses que personne d’autre ne voyait. Les docteurs de l’hôpital psychiatrique de Kroměříž ont mis cela sur le compte de sa maladie, de l’excès d’alcool et de cigarettes. Et puis ses poumons, aussi. Détruits, corrodés par le goudron. Ils ne parvenaient plus à garder la mémoire, et celle-ci a commencé à s’effriter avec eux.

Ta mère se le remémorait souvent. Petit, déjà elle te racontait ce que cela voulait dire, de grandir avec quelqu’un comme lui, ce que l’alcool avait fait à ton grand-père, combien de fois elle et ta grand-mère avaient attendu, patiemment assises devant le bistrot pendant des heures, juste pour ne pas le suivre à l’intérieur.

Elle s’arrêtait en général à une nuit bien concrète. À celle qui avait tout changé. À chaque fois elle revenait dessus tout aussi bouleversée et déconcertée, comme si chaque retour devait ouvrir une voie nouvelle, les portes de pièces restées fermées jusque-là, et qu’elle réalisait quelque chose qui lui avait échappé dans le passé.

Ton premier souvenir de ton grand-père est enveloppé d’une brume particulière ; tu as parfois l’impression de te l’être inventé. Tu n’avais pas cinq ans ; plantés en contre-haut de l’hôtel Jan, vous observiez la Bečva sortie de son lit, recouvrant la cour de récréation jusqu’au parking. Tu tenais la main de ton grand-père tandis qu’en contrebas l’eau brune et mousseuse léchait les façades des immeubles en préfabriqué. Ton grand-père suivait tout cela en silence puis, d’un seul coup, il t’a indiqué une volée tournoyant dans le ciel et a proféré : « Tu les vois ? Y sont désorientés, parce qu’y’ont pas où atterrir. Normalement, voler au-dessus de l’eau, ça leur pose pas de problème. Y sont bien trop malins pour ça, y sont capables de revenir au même endroit d’une année sur l’autre. » Bouche bée, tu avais le regard fixé sur lui, dévorant chacun de ses mots. « Imagine un peu une hirondelle ; d’un seul coup, y’a plus rien de pareil en dessous d’elle. Bah ouais, la nature les a dotées d’une boussole, un tout petit bout de métal là-dedans, dans le bec, et grâce à ça elles volent sur des longues distances, même à l’aveuglette. Mais pour atterrir, elles ont quand même besoin de voir. » Il déplace son doigt vers la traînée noire qui, à intervalles réguliers, vole vers le bas et émet un long cri désespéré. « Là, regarde. Y essayent de retrouver l’endroit où y ont l’habitude d’atterrir, c’est sûr. »

Tu déglutis. Aujourd’hui, tu perçois l’écho de ce souvenir d’une façon différente, plus nette. Tu es à peu près sûr que ni l’un ni l’autre n’avez alors pensé que tout ce qu’il avait dit marchait également pour les gens, que nous aussi, nous essayons sans cesse de revenir à nous-même, à des endroits qui ne sont plus les mêmes depuis déjà bien longtemps.

 

Tu as dix ans. À part la quantité de livres entamés et le fait que tu ne parles presque à personne, il n’y a rien de bizarre chez toi. Tu ne peux cependant pas en dire autant de Marián, un garçon arrivé dans ta classe en milieu d’année scolaire. Marián était réservé ; il portait des jeans bizarrement étriqués ; il avait des cheveux noirs un peu longs. En fait, tu l’avais tout d’abord associé à la description du professeur Severus Rogue. Des cheveux noirs et gras, un nez crochu et une peau jaunâtre. Sauf qu’au lieu du visage jaunâtre, sa peau était foncée et semée de petites taches blanches. Il croisait les jambes lorsqu’il était assis et, à l’école, il passait tout son temps tout seul. Il avait une drôle d’odeur et, de ta place, son cou élancé faisait penser à celui d’une fille. À cette époque, c’est sur Marián que toute la classe a concentré son attention. Les autres garçons vidaient régulièrement le contenu de la poubelle dans son cartable ; en cours de sport, ils faisaient exprès de le heurter. Par la suite, dans les vestiaires, tu avais remarqué des ecchymoses sur tout son corps. C’était un pédé et une pédale et il tordait du cul comme si la route était pas droite et c’était un sale enculé. « Pire qu’une gonzesse, » lui criaient-ils à la récréation, tandis que les professeurs s’en allaient dans leur salle ou plutôt faisaient semblant de ne rien entendre. Toi aussi, tu balançais ces mêmes mots autour de toi tout en espérant que personne ne remarquerait tes jambes croisées, tes regards sur les corps en sueur dans les vestiaires. Car tu te souvenais encore. Tu savais encore ce que c’était, d’être de l’autre côté. Jusqu’à récemment, c’est toi qui étais la cible de tels mots. Toi-même, tu étais un pédé. Un intello. Et tout un tas d’autres choses. Toi aussi tu rentrais à la maison avec un cartable à la bretelle arrachée, avec un tee-shirt amoché.

À l’intérieur de ce souvenir, tu es assis à ta place et tu regardes par la fenêtre d’un air absent. Marián revient du tableau, où il a été interrogé par la professeure pendant trop longtemps peut-être. Le fort parfum d’adoucissant de ses vêtements est toujours gravé dans ta mémoire. Il est presque rassis lorsque Filip, depuis le pupitre derrière lui, fait tomber sa chaise. Le temps ne s’arrête pas. Le temps s’accélère, les bras de Marián volent vers le ciel et sa tête heurte le rebord du pupitre. Le vacarme de la chaise est suivi d’un coup sourd. Un choc étouffé. Le silence. Tout s’est passé plus vite que ce que ton cerveau est en mesure d’assimiler. Tu te souviens plus de la succession des sons que du mouvement lui-même. Plus que de la réaction des autres, de la flaque de sang qui s’écoule du corps du garçon. Du corps fragile qui ne correspond pas à la norme, comme le tien.

Tu as honte de toi ; voilà des images sur lesquelles tu ne reviens qu’à contrecœur, seulement lorsque tu es entouré par le silence et l’obscurité et que tu n’as pas le choix. Te rendais-tu alors déjà compte à quel point tout cela te touchait ?

Ton grand-père se complaisait à déclarer que la seule chose qu’Hitler avait jamais faite de bien, c’était d’envoyer les tsiganes et les pédés aux camps. Dans son univers, les mots n’avaient aucun impact sur les corps qu’il visait ; il s’agissait toujours uniquement de pouvoir enfin dire tout haut la vérité. « Putain, on est libres ici, non ? » hurlait-il en s’adressant à la télévision à chaque fois que quelque chose ne lui plaisait pas, à peine quelqu’un protestait-il. Il n’accordait pas d’attention à la douleur provoquée par la parole, un impact comparable à un coup à la tête. Après tout, les mots sont bien incapables de rendre la vie impossible, d’accumuler des œdèmes dans la mémoire. « C’est rien que des bêtises insensées », disait ta mère, se rassurant ainsi elle-même, principalement. Pas une seule fois ton grand-père n’a fait le lien entre ce qu’il disait et les coups de poing au visage de son propre petit-fils.

Tu sais désormais que tout aussi facilement qu’un mot peut devenir arme, la langue est en mesure de se substituer à la violence. Le poing n’est souvent qu’une phrase intelligible pour tous.

Marián avait alors été emmené, laissant toute la classe sous le choc. Personne n’avait ouvert la bouche, n’avait osé bouger de sa place. Mais le lendemain, tout avait continué comme d’habitude. Tu ne t’étais même pas arrêté au pupitre vide ; tu avais fait semblant de ne pas entendre les cris venant du bureau du directeur, où la mère du garçon voulait qu’on lui explique dans le détail ce qui s’était passé.

Quelques mois plus tard, en cours de sport, Filip – qui était parvenu à s’en tirer comme par miracle – t’avait bloqué le diaphragme. Marián était alors de retour ; il était revenu ; au début, tous marchaient sur des œufs et Filip était furieux. Votre professeure principale l’avait volontairement fait assoir à côté de Marián, « il faut que vous appreniez à vous respecter l’un l’autre, » avait-elle ordonné, refusant d’en parler davantage. Filip avait besoin d’évacuer ailleurs sa colère accumulée et sa frustration de l’ennui. Vous faisiez alors du saut en longueur, ton tour est arrivé, tu as pris ton élan, tu as compté tes pas, plus que trois, plus que deux, tu as levé les bras… et juste avant que tu prennes appel, Filip t’a fait un croche-pied. Le sang de ta lèvre fendue par tes dents avait la même couleur que celui récemment enregistré dans ta mémoire. Il n’y en avait pas autant, cependant son arrière-goût vibre aujourd’hui encore à travers ton corps.

Tu te souviens de l’été où tout a changé. De l’obscurité à la fenêtre de l’appartement de quelqu’un d’autre, de la chute juste avant ; de la façon dont certaines choses sont liées les unes aux autres, même si toi, tu ne le vois pas forcément. Tout est interconnecté. Même l’attaque de ton grand-père et le visage fâché et malheureux de ta mère. Tu te souviens des jours d’avant et des jours d’après, et à nouveau il te vient à l’esprit qu’il y a des choses dont tu n’as encore jamais parlé à personne.

Jamais tu n’as cru aux histoires reposant sur un point de vue unique. Si hier encore je t’avais posé la question, tu aurais répondu qu’il ne se dégagerait rien de sensé de tes souvenirs de ton grand-père, qu’en somme il y avait trop de choses dont tu ne savais absolument rien, tant de choses dont tu ne te souvenais pas. De plus, tout n’avait pas trait à lui. Souvenirs manquants, trous dans la mémoire. Et si la réponse était ailleurs ? Et si la clé se trouvait justement dans ces trous, dans lesquels il suffirait d’insérer des images sans rapport et de montrer que même les histoires étrangères en apparence sont liées les unes aux autres.

C’est ta mère qui a rendu son humanité à ton grand-père. De toute la famille, elle seule était disposée à s’occuper de lui. À comprendre que les gens pouvaient changer. À lui donner une seconde chance. Comme celle qui, à l’époque, t’avait été donnée à toi aussi, qui t’a été donnée tant de fois à toi aussi et qui te sera donnée encore tant de fois dans ta vie. Pour vous deux, elle a sacrifié un bout d’elle-même, et toi tu ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi.

 

Au matin, tu te réveilles fatigué et confus ; dans ta tête une seule question, une seule phrase. Tu ne te souviens plus où tu l’as lue. Mais qui suis-je pour moi-même pour devoir m’en souvenir et y revenir si souvent ? Tu ouvres les yeux et l’espace devant toi est un mur blanc – un mur solide, sans ombres, auquel il manque envergure et profondeur. Tu fermes les yeux. Autre chose que cela, réponds-tu à voix basse, puis tu les ouvres à nouveau. Déjà les bruits de la rue se fracassent contre la vitre. Quelque part en contrebas, la ville passe : les voitures s’arrêtent encore aux carrefours ; encore les tramways et le bruit du feu de circulation. Son rythme alterné perturbe le tapotement de ton cœur ; c’est un problème auquel tu fais face depuis l’enfance ; d’un seul coup, les contractions du muscle sont irrégulières, l’intervalle entre les battements se prolonge. Jakub te dit de consulter un docteur.

Pendant la nuit, le feu de circulation reste silencieux ; néanmoins, son bruit continue dans la mémoire.

En tâtonnant, tu attrapes ton téléphone sur la table de nuit et tu appelles ta mère. Le bruit de l’atelier résonne dans les blancs après les mots.

« On ne me laissera rentrer que cet après-midi, » dit-elle dans un murmure, sa voix se brisant légèrement.

Le visage de ta mère, tu arrives à te le remémorer. Ton grand-père l’avait tourmentée une bonne partie de sa vie ; ce n’était qu’exceptionnellement qu’elle repensait à son enfance avec tendresse.

« De toute façon, j’ai encore des choses à terminer. Je sais bien que le monde ne va pas s’arrêter de tourner pour lui. »

Tu t’assieds et tu allumes la lampe de chevet, même s’il fait déjà jour dehors. Si tôt, la langue dans laquelle tu penses ne t’évoque pas cet outil inquiétant et dangereux. Cette chose avec laquelle tu serais capable de donner des coups, sans même parler d’une chose avec laquelle tu décrirais la sensation de la disparition de ton grand-père et le fait que tu es incapable de dire qui il représentait pour toi, tout comme parfois tu ne parviens même pas à exprimer qui tu es, à décrire la présence d’un autre corps à tes côtés, la chaleur de l’étrange certitude que ce corps restera ici un certain temps encore.

Inspiration, expiration, craquement à l’intérieur du sommier.

Cette certitude se transvase dans les images, les bruits alentour. Tout comme lorsque le tempo du feu de circulation influe sur ton rythme cardiaque ou lorsque la régularité des cris venant de la rue interrompt le flux de tes pensées. En admettant que tu sois capable ne serait-ce que d’insinuer, de distinguer dans un alignement de mots ce que tu ne parviens pas à prononcer, est-il possible d’exprimer une chose sans qu’en apparaisse une autre, réduite en plusieurs fragments incomplets ?

Tu promènes ton regard autour de la pièce afin de t’en persuader. Afin de t’approcher de la vérité. Mais tu ne fais qu’évoquer une nouvelle série de souvenirs. Ils arrivent soudainement, de façon décousue ; certains n’ont qu’un vague lien avec ton grand-père, d’autres aucun lien du tout.

Tu as cinq ans et ton père t’a emmené faire du pédalo sur le lac de barrage de Plumlov. Tu vois toute la scène de loin, debout sur la berge, suivant des yeux la version enfant de toi qui s’éloigne sur l’eau.

Toi-enfant est hypnotisé par la vue d’un requin géant suspendu au toit du bureau de location. Dans l’obscurité, sur la surface immobile de l’eau, deux silhouettes s’en vont vers le milieu du lac. Toi-enfant regarde le requin disparaître tandis que, dans ta tête, des images créent d’autres requins. Ils nagent sous la surface, et à chaque tressaillement du pédalo, toi-enfant s’imagine leurs gueules percutant la coque. Ton père tend le bras pour indiquer la silhouette d’un château non loin, et sa montre est éjectée de son poignet. Sa trajectoire mène directement sous la surface sombre, vers le royaume des requins inventés où, au bout de plusieurs kilomètres, elle s’enfoncera dans le fond sablonneux. Scène dans laquelle le Cœur de l’Océan fait tourbillonner les sédiments marins. Plan sur le visage de Rose, plan sur l’équipe d’archéologues, plan sur ton père qui, l’air exalté, enlève son tee-shirt et se jette à l’eau en disant Reste ici.

Quand ton père a refait surface, il n’avait pas sa montre. Ta mère te l’a raconté tellement de fois que tu ne te rappelles pas comment cela s’est passé, et c’est peut-être pour ça que tu n’arrives pas à voir ce souvenir de tes propres yeux. Avec le temps, sa version est devenue le modèle de l’événement réel, et tu ne fais plus effectivement la distinction entre l’histoire de ta mère et la situation originale.

Tu reviens souvent sur cette scène. Tu te remémores ta panique ; tu perçois les tremblements de colère qui traversent ton corps même après si longtemps. Tu avais eu l’impression que ton père était resté sous l’eau pendant des heures. Des jours, des siècles entiers s’étaient écoulés ; tu t’étais imaginé les pires scénarios : un requin avec une jambe d’homme dans sa gueule, le visage inerte de ton père descendant dans les ténèbres. Mais ton père était parvenu à s’arracher aux profondeurs pour remonter sur le pédalo, où il t’avait trouvé le visage violacé, plein de colère et de larmes.

Ce qui est curieux avec ce souvenir, c’est le nombre de versions qu’il en existe. Tu es le seul à te rappeler du requin sur le toit du bureau de location, le seul debout sur le pédalo au milieu de la masse d’eau, accablé par tout le fardeau du monde de l’enfance. Ton père, quant à lui, nie l’existence de la montre ; à la place de celle-ci, il se précipite à la rescousse d’un téléphone, d’un porte-monnaie ou de tout autre article lui semblant à ce moment plus essentiel pour la vie d’un humain. Il ne sait pas avec certitude si c’était un pédalo ou une barque. Finalement, c’est peut-être véritablement ta mère, qui a repris tout cela des autres, qui est la plus proche de la version originale. Son récit n’est émoussé que par le passage du temps, isolé de la mémoire, parce que pour elle, tout cela n’a jamais vraiment eu lieu.

Que sont les souvenirs sinon des histoires. Je te les rappelle en supposant qu’ils appartiennent à la même personne que celle tu as autrefois été. Tu les tisses en toile ; tu es assis dessus comme si c’était eux, justement, qui te maintenaient à flot. Mais en réalité, à chaque narration, ils se transforment en autre chose, en quelque chose de lointain.

Quelques mois après la scène du pédalo, un autre fragment : toi et ton père êtes à l’hôtel dans lequel il travaillait autrefois. Pendant que tu regardes Cartoon Network, ton père est sous la douche. À la maison, vous n’avez pas cette chaîne, et tu as donc les yeux rivés sur l’écran. Il y a quelque chose qui empeste affreusement dans la pièce. Ton père sort de la salle de bain ; tu lui cries que ça pue horriblement ici, qu’il veuille bien se relaver les pieds. Tu te souviens qu’il lui a ensuite fallu aller quelque part et que tu as continué à regarder la télévision jusqu’à ce que l’image devienne neige. Mais les limites de ce souvenir ne sont pas plus réalistes que le point d’intersection de toutes les autres versions enregistrées : tu le connais plutôt en tant que texte que tu te récites à haute voix, modifiant certaines scènes, des détails plus ou moins petits, en fonction de la personne à qui tu le racontes.

Il t’en vient immédiatement un autre : ton père et toi êtes debout devant le lavabo, toi sur un tabouret, lui les pieds bien sur terre. Tous deux avez les joues couvertes de mousse blanche que vous retirez en longues bandes avec des rasoirs. Le tien n’a pas de lame, c’est vrai, mais cela ne t’empêche pas d’imiter les gestes appliqués de l’homme à côté de toi. Dès que vous avez terminé, vous rincez la mousse dans le lavabo et ton père essuie ton visage avec une serviette. Il dépose ensuite le rasoir à côté du sien, dans un gobelet, et tout ce rituel te comble de bonheur.

Le problème survient lorsque tu avances le temps de quelques années et que le toi angoissé trouve, dans le paquet de photos qu’il emporte avec lui dans son déménagement pour l’université, la scène du lavabo fidèlement capturée.

Peu importe ce que la photo est censée montrer, ce que tu vois, c’est un souvenir.

Tu essayes maintenant de déterminer le moment où quelqu’un – ta mère, probablement – a pris cette photo, et tu ne te souviens alors plus de rien d’autre. Qu’est-ce qui a conduit à cette photo ? Tout au plus sens-tu à nouveau le plastique glisser sur ta joue lisse, la mousse diluée par l’eau dans le lavabo. La condensation sur le miroir.

En quelque sorte, cette photo est devenue le modèle d’une réalité, le patron d’un faux souvenir. Tu l’as vue pour la première fois alors que tu avais quelques années de plus, quelqu’un a dû te la montrer, à moins que tu ne te sois glissé dans le placard et n’ai emporté en cachette des piles d’albums dans ta chambre. Ne te souviendrais-tu pas de tout cela de façon erronée ? déformée ? Peut-être que c’est ton père qui a raison, que tu as associé plusieurs souvenirs. Ce qui en résulte n’a de sens pour personne d’autre.

 

Avant même de déménager à Prague, de terminer tes études et d’enfin te défaire de tout ce qui te liait aussi bien à l’endroit où tu avais grandi qu’à ta propre famille, tu pensais n’avoir rien en commun avec ta mère. Nous n’avons rien à nous dire. Tu fais tourner cette phrase sur ta langue ; tu l’invoques comme une incantation, pour t’arracher. À la douleur, à la honte, à tout ce qui te fait peur aujourd’hui encore.

Tu te lèves, tu attrapes un tee-shirt par terre, tu le passes par-dessus ta tête. Dans la cuisine, tu prépares du café ; en attendant que le contenu d’une tasse au moins tombe, goutte après goutte, dans la cafetière, tu es assis sur le rebord en bois de la fenêtre, le dos appuyé au mur. Tu vois la cour devant toi, la large cour divisée en une grille de jardins et de surfaces de parking bitumées. D’ici, on aperçoit les pointes des flèches d’une église, mais surtout des fenêtres, et encore d’autres fenêtres.

Quand tu étais petit, chaque fenêtre, chaque reflet dans celle-ci – même le reflet de ta fenêtre dans une fenêtre de l’immeuble d’en face, par exemple – représentait pour toi une nouvelle façon de t’évader. Jeter un coup d’œil à l’intérieur signifiait jeter un coup d’œil dans les vies des autres et, l’espace d’un instant au moins, ne pas penser uniquement à la sienne. Tu sais maintenant que si tu regardes suffisamment de près, tu trouveras forcément, quelque part à l’intérieur de chaque histoire et de chaque fenêtre, le reflet faussé et déformé de toi-même. Tu penses qu’une chose ne te concerne pas, et pourtant il y a toujours ne serait-ce que ton ombre qui t’apparaît derrière la vitre.

Tu te souviens de ce jour de l’été 2007 où, pour la première fois, une ambulance a emmené ton grand-père de son appartement au dernier étage d’un centre d’hébergement de Přerov et toi, depuis la fenêtre, tu regardais dans la cuisine sombre de quelqu’un d’autre, et dans le reflet de la lumière des lampadaires, tu observais ton propre visage. Il ne t’était même pas venu à l’esprit que les événements des semaines précédentes avaient conduit jusqu’à cet endroit précis, et que les sons renvoyés par les murs et parvenant jusqu’à toi par la fenêtre ouverte et tout un tas de portes ouvertes pouvaient être porteurs de quelque chose de plus que d’un simple son.

 

Traduit par Anaïs Raimbault