Kristina Hamplová

Lover/Fighter

2024 | Dokořán

Je me faufilerai hors de la folie comme une souris hors d’un pantalon, vous verrez !

Ladislav Klíma

Je devrais y faire quelque chose. Il faut que j’y fasse quelque chose.

Une, deux, trois, quatre, inspire profondément irrigue tout ton corps.

Smack One

PROLOGUE

Reconnaître quelqu’un qui prend des stéroïdes, ce n’est pas difficile. Tout ce que ça demande, c’est de savoir ce que vous cherchez et d’être un peu patient. Peu à peu vous remarquerez le vieillissement prématuré du visage, couvert des chaînes montagneuses de l’acné, les rougeurs sur la peau, le ventre enflé. Vous verrez aussi, assez rapidement, la calvitie gagner du terrain comme un troupeau affamé qui dévore tout sur son passage et, sur tout le corps, des muscles tendus, anguleux, qui n’ont rien de naturel ; enfin ça, c’est dans le cas où la consommation est accompagnée d’un entraînement approprié. Là où les effets des stéroïdes anabolisants sont le plus visibles, c’est sur les épaules et le dos. Modeler ces parties-là, c’est beaucoup de boulot, mais les saupoudreurs n’ont en général besoin que de quelques mois pour que les deltoïdes se mettent à dépasser de leur épaules comme des ailes saillantes et que se fassent une place dans leur dos les énormes mottes du trapèze, alors ils ont l’air d’avoir de la pâte à pain qui a levé sous la nuque.

On parle aussi de l’influence des stéroïdes sur la personnalité et, à ce sujet, une erreur est fréquente : les anabolisants n’augmentent pas l’agressivité, ils ne vous donnent pas envie de frapper quelqu’un juste comme ça, ils ne font qu’augmenter l’assertivité. Au contraire, une grande partie des consommateurs fait état d’une circonspection qui prend source dans cette confiance en soi chimique. En général, les saupoudreurs se sentent plus capables, plus forts, de bonne humeur, et ce n’est que lorsqu’ils laissent tomber les anabolisants qu’ils vivent une baisse vertigineuse du moral, voire la dépression.

Le Sirdine, très prisé ces derniers temps, est un extrait de la chair bleue d’une variété de perroquet très répandue et n’a rien à voir, et de loin, avec les stéroïdes. C’est une substance hallucinogène très forte qui éveille chez ceux qui en prennent une agressivité chaotique. La joie procurée par le Sirdine ne dure que quelques heures et, bien plus que d’un sentiment de bonheur au sens vrai du terme, on peut parler de déferlement d’une sorte de malveillance brusque et doucereuse. Dans l’ensemble, avec Oxana, Diana ou Trena, pour appeler les stéroïdes classiques comme le font les saupoudreurs, vous savez à quoi vous attendre. Prendre du Sirdine, par contre, c’est se lancer en territoire inexploré où n’importe quoi, n’importe qui, peut être aux aguets.

Les bastons d’utilisateurs de Sirdine sont exceptionnellement drôles à regarder. C’est aussi pour ça que cet extrait est très prisé pour certains sports de combat spectaculaires. Si jamais il vous est arrivé de voir, ces derniers temps, une personne en mordre une autre avec fougue ou l’étrangler d’une manière particulièrement créative, il s’agissait très certainement d’un sirdinien.

Les effets physiques du Sirdine ne sont pas facile à identifier du premier coup d’œil. Même en cas de prise d’une grande quantité on n’observe pas de dilation de la pupille, de mâchoire crispée, ou au contraire la fameuse gestuelle « tordue » qui trahit le consommateur de Pervitine.

Le Sirdine ne cause rien de tout ça, il n’attaque même pas le cœur ni les reins. Hormis la croissance de la masse musculaire, le seul effet visible à long terme est une augmentation de la pilosité. Il semblerait que les consommateurs de longue date, et pour l’instant quelques personnes seulement sont repérées, sont couverts de toison comme des moutons.

Ces dix dernières années, j’ai été inculpée pour une bonne grosse liste de délits, depuis la contrebande d’oiseaux exotiques jusqu’à la cession de drogue à une personne mineure. Même si, pour la plupart d’entre eux, ce sont des affabulations, je suis involontairement devenue une figure de la fièvre du Sirdine. C’est vrai que je fais partie des personnes dont l’histoire est intrinsèquement liée à cette substance et que je ne peux pas nier avoir, d’une certaine façon, participé à l’épidémie de consommation de chair bleue de perroquet qui agite Prague ces temps-ci. Croyez-moi, on m’a cassée la gueule plus d’une fois à cause de ça. J’ai moi-même pris du Sirdine, pour la première fois en 2014 et pour la dernière en 2023.

Malgré tout ce qu’on raconte sur moi, la chair de perroquet ne m’a jamais rapporté un centime. Je n’en ai jamais donné à un mineur non plus, même si j’ai été responsable de la mort d’une jeune personne. Le but de ce récit n’est pas de laver mon nom, c’est plutôt de balancer ceux des autres. À l’origine de la sirdinomania il y a eu, à part moi, trois autres personnes : un biologiste passionné des quartiers sud, le dealer d’une petite ville et mon ex petite amie. L’une de ces personnes est morte à présent, et les deux qui restent, je les emmerde.

*

2014

JEUDI SOIR : SOUS LA LUMIÈRE DES LAMPES, JE ME SENS BELLE COMME UNE POP STAR

C’est sans doute un peu gênant à dire, mais ma ville natale a été ruinée par les cyclistes. J’habite dans une petite ville hideuse et bouffie, coupée en deux par la piste cyclable la plus passante de la région Centre-Bohême. Les habitants ont, depuis longtemps, abandonné le combat contre cette invasion sportive : soit ils ont fini par poser leurs fesses sur un vélo, soit ils se sont habitués à ces déferlements de bouffons casqués comme on se fait à une hémorragie interne impossible à arrêter.

Si quelqu’un s’embêtait à écrire un guide touristique sur notre petite ville, voilà ce qu’il y aurait en première page :

La boisson traditionnelle est la bière sans alcool Birell, saveur pamplemousse.

Le costume traditionnel est la panoplie de cycliste.

Tous les samedis sont fériés.

La place centrale du village est une piste cyclable.

En réalité, la piste cyclable fait bien plus qu’office de place du village. C’est le centre, un équateur, une aorte. De la même manière que les gens qui vivent sur la côte océane rattachent leurs rituels à la mer, nous, nous avons la piste cyclable pour nous accompagner à travers toutes les phases de la vie : les enfants y apprennent à patiner, on y va pour picoler, des accords s’y concluent entre voisins, des troupes d’amateurs y jouent des comédies à la française de bas étage, les Rois mages passent par-là, et les vendeurs de marché y trimballent leurs lourds sac à dos remplis de poteries hideuses. L’été, les sabots de chevaux épuisés résonnent sur l’asphalte brûlant, ces chevaux qui doivent, année après année, sans cesse rapporter les bijoux de la couronne de Prague jusqu’à un château proche. En résumé, la piste cyclable est tout pour nous.

Ils ont coulé de l’asphalte le long de la rivière après les crues de 2002. Après les inondations on s’est pris une déferlante de pognon. Les crues, c’est l’un de mes tout premiers souvenirs : je suis debout sur la passerelle et en-dessous flottent des équipements ménagers. On dirait un défilé de mode sauvage, sauf qu’à la place des mannequins ce sont des meubles de cuisine et des machines à laver qui défilent. Nous, on habitait sur les hauteurs, alors depuis cette époque toutes les catastrophes naturelles me paraissent au moins un peu marrantes.

L’inondation a fini par emporter la passerelle, la ville en a ensuite fait construire une nouvelle avec les millions qui ont pu être dégagés des berges embourbées. Cette nouvelle passerelle est visible depuis la ville d’à côté : c’est une célébration de la survivance, de la nouvelle identité de la commune, des lendemains radieux remplis de Prosecco et de Border collies. Pour qu’il soit bien clair que cette nouvelle passerelle était toujours destinée aux seuls piétons ils ont planté à chaque bout un grand clou immonde d’un demi mètre de haut, pour faire barrage. Pendant longtemps, ces clous ont été les sculptures les plus laides de tous les environs.

Il a fallu pas mal d’années pour que la ville réussisse à trouver quelque chose qui les surpasse en mocheté : chaque village de la région (comprendre le long de la piste cyclable) a pu se choisir une pièce d’échecs pour le représenter. Les citoyens de notre petite ville ont voté sur internet pour choisir, à l’unanimité, le pion. Ils en ont donc fait couler un de deux mètres de haut qu’ils ont placé avec fierté à côté de la piste cyclable. Des fois, j’ai même pas besoin de me foutre de la gueule ma ville natale, ils arrivent très bien à s’humilier tout seuls.

La dernière sculpture-injure s’ajoutera à notre panorama provincial en 2022. Il s’agira d’un grand thermomètre en marbre que la mairie inaugurera pour célébrer le fait que nulle part ailleurs dans notre pays il ne fait aussi chaud qu’ici. Hourra.

Mais là, nous sommes en septembre 2014, longtemps avant le pion et le thermomètre, je suis adossée contre ce clou reluisant à un bout de la passerelle et je fixe du regard la nuit, sur la piste cyclable. Julie se trouve près de la rambarde et s’étire vers le bas. Aujourd’hui, on va se faire péter la gueule. Sur la piste cyclable, bien sûr, où ça pourrait bien être, autrement ?

On le sait déjà parce que, le matin, Julie a reçu un sms qui disait ça :

Vien a minuit a lair de repos, on va te kc la gueule.

L’aire de repos, c’est comme ça qu’on appelle les bancs en béton semés sur les bords de la piste cyclable. C’est horrible comme ils sont inconfortables, ils servent tout juste à refermer les attaches des rollers, ou encore à ce que les ados s’asseyent sur les dossiers pour picoler au calme.

Le problème, c’est que le long de la piste, il doit y en avoir au moins quinze et que, du coup, on sait pas trop où aller si on veut se faire foutre une raclée.

Je vois personne, déclare Julie, ils doivent être plus loin.

Alors on remonte le long de la rivière.

Marcher dans le sens inverse du courant, c’est comme monter une pente, le chemin nous semble interminable. C’est quoi, ça, sur ta chaussure ? me demande Julie d’un ton agacé. J’ai marché sur une bouteille de Jelzin cassée, je lui dis. Elle dit : la boisson des débiles et des femmes enceintes, sur un ton de grande sagesse. Ensuite, on marche sans rien dire.

Il est déjà minuit, mais la vraie nuit n’est pas tombée cette fois, le ciel a juste pâli en mode taches irrégulières, comme s’il avait été délavé. En face, venue de nulle part, se lève une bourrasque. Le genre de vent brusque dont on sent qu’il vient de loin. Il déchire le paysage en petits morceaux, découpe les distances, nous jette aux yeux les arbres qui se trouvent au loin tandis qu’on ne voit presque plus ce qu’on a devant le nez.

C’est peut-être pour ça qu’on remarque presque pas les quelques avant-bras éclairés qui surgissent du néant devant nous. Là, un drôle de rassemblement nous attend, en formation : six filles, et chacune braque sur nous la lumière étincelante qui se trouve à côté de l’objectif de leurs téléphones. Elles nous filment. Quand je réussi à y voir un peu autour de moi, je me rends compte qu’en réalité elles ne sont pas six, mais sept : l’une d’elles a son avant-bras encore caché dans le noir. Ça lui donne une certaine importance : elle n’a pas besoin de bouger le petit doigt, elle a des gens pour ça.

Pendant que Julie et moi on s’approche de l’aire de repos, avec ce vent venu d’ailleurs dans les cheveux, les lampes des portables me donnent l’impression d’être dans une salle de concert. Le public à sept têtes nous accueille d’un silence exalté. Il nous attend. En soi, ça me gênerait plutôt, j’aime pas du tout être attendue, même par mon ennemi. Julie, elle se prend jamais la tête avec des trucs débiles comme ça : elle sait très bien que ce soir, c’est nous les stars, et les stars prennent jamais le mic avant minuit. Je la suis, et son assurance est contagieuse : sous la lumière des lampes, je me sens belle comme une pop star. Alors non seulement t’es une connasse mais en plus t’es débile ! La fille avec ses bras cachés dans la nuit a finit par briser le silence et me casser mon délicieux délire. C’est Sasha.

Voilà ce que je sais d’elle : avant, on se connaissait plutôt bien. C’est vrai qu’elle a quelques années de moins que moi, mais nos mères étaient copines. Sa famille vivait dans une grande maison, elle avait un chien et un père blindé de thunes qui travaillait du côté des Émirats et qui n’était jamais là. Sasha adorait nager, elle était persuadée qu’elle avait un lien avec l’eau beaucoup plus fort que n’importe qui d’autre, elle était même un peu pénible avec ça, personne n’avait le droit de dire devant elle qu’il aimait se baigner, autrement ça la mettait en rogne. Mais bon, tout ça c’était il y a hyper longtemps, à l’époque où on pouvait même pas choisir avec qui on allait jouer, du coup on fait comme si c’était jamais arrivé et qu’on se souvenait pas l’une de l’autre. Aujourd’hui, Sasha est belle comme une poupée Bratz et, jusqu’à cette nuit, je la trouvais même plutôt sympa. Je me souviens aussi qu’en cours de ski elle avait vomi dans le remonte-pente et qu’elle sortait avec un garçon qui doit être vraiment plus âgé parce que quelqu’un m’a dit qu’il passait la chercher à l’école en voiture.

Donc, Sasha annonce à Julie qu’elle est une connasse. Puis un crochet du droit sort de la nuit et Julie se prend un bon bourre-pif. Moi, je suis plutôt choquée, mais après je me rappelle que ça filme. Je veux certainement pas être sur la vidéo plantée comme une débile à regarder. Pendant que je m’efforce de cogner, je suis rongée par l’idée que, si ça se trouve, je me bagarre dans le mauvais camp. C’est qu’en réalité je connais presque pas Julie et, pour le dire franchement, elle est assez cheloue. Mais j’ai pas du tout le temps de réfléchir et, en plus, ces filles ont vraiment l’avantage. Défendre les faibles, c’est toujours une bonne chose quand même, peu importe qui a raison. Pendant ce temps, Julie tire les cheveux de Sasha comme une cheffe. Possible que même avec leur surnombre elle se serait très bien débrouillée toute seule.

La première vraie rixe de ma vie dure un temps pas possible, au moins cinq heures, franchement, mais je trouve ça pas mal amusant. On se fout sur la gueule, on se pourchasse autour de l’aire de repos et peu à peu l’aube se lève. Le soleil tombe sur le béton froid, le vent se calme. On respire profondément, on se bouscule un peu plus doucement. Quelques filles sont déjà par terre, accoudées, à nous regarder. Ça fait longtemps que ça filme plus, c’est dans la boîte mais on n’a pas encore envie de finir et de rentrer chez nous. J’ai le tibia écorché et le genou en vrac, le sang coule sur ma jambe et me chatouille, comme si une petite souris me courait dessus.

Le combat se termine au moment où une ombre se dessine à l’horizon. Cette ombre s’appelle Zdeněk, c’est le père d’un garçon qu’on appelle Pélican, je vous dirai pas pourquoi. Il flotte vers nous, sur ses patins à roulettes, en agitant sa main entourée d’un gant de sport, d’un air menaçant et en même temps il est secoué d’un rire guttural et profond. Que vont dire nos parents de cette nuit blanche ?

On le salue poliment, on se ramasse de là, je cache ma jambe en sang, et on file chez nous retrouver nos Zdeněk à nous. La plupart des pères ici sont comme ça : habits de cyclistes, voix douces comme des serviettes-éponges et main levée juste pour rigoler. Viens la chercher ta baffe, disait toujours Zdeněk à Pélican quand il se comportait mal et, à chaque fois, un sourire en demi-lune s’étirait sur son visage. Zdeněk a eu des enfants tôt. Quand il a eu vingt-cinq ans, ils étaient déjà nés tous les trois. C’était un papa-mule, il traînait Pélican derrière lui dans un remorque jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour monter sur son propre vélo. La mère de Pélican, toujours soucieuse mais au final toujours prête à se laisser convaincre à n’importe quoi, s’occupait de ses enfants les cinq autres jours, quand le papa-mule était attelé à son bureau pragois et que son rire sonore faisait trembler les manettes de machines à café ou les tirettes de bière des brasseries pragoises.

Dans ce domaine, mes parents ont toujours été un peu différents et ils faisaient front avec fermeté devant nous. Je me faufile en silence dans l’entrée, j’ai faim, mais je peux pas faire une halte au frigo parce que ma mère est capable d’entendre le bruit de succion du joint de la porte même dans son sommeil le plus profond, et de surgir pour défendre la place. Depuis quelques années, mes parents ne parlent plus à personne ici, pas même à nous, leurs enfants. Pendant les repas de fête en famille, ma mère s’assied recroquevillée avec les genoux sous le menton, comme une ado, et elle lève sans cesse les yeux au ciel.

MERCREDI APRÈS-MIDI :

JULIE EST PARANO

La première fois que je parle à Julie, c’est la veille de la baston à la piste cyclable. Notre rencontre est assez romantique : elle se passe à la station-service.

Bon, on peut pas dire qu’on ne connaissait pas l’existence l’une de l’autre jusque-là non plus, mais dans une petite ville c’est plutôt par hasard qu’on prend l’habitude de parler avec telle personne et d’ignorer telle autre. Pour la plupart des gens vous devinez, en gros, qui ils sont, où ils habitent ou bien de quelle famille ils sont, mais vous pouvez pas passer votre temps à saluer tout le monde. En toute logique, on économise ses formules de politesse pour les gens plus âgés alors que les enfants et ados, tant qu’ils sont pas nettement des copains, on s’en fout un peu. Début septembre 2014 Julie n’était certainement pas ma copine.

À la station-service qui se trouve à la limite de notre petite ville dégueulasse, ils venaient d’emménager une zone « stop and relax », c’est-à-dire que dehors il y avait un beau banc en bois avec une table et à l’intérieur, ils vendaient des hot-dogs sauce chili. Oui, je sais, ça semble affreux, mais pour nous c’est le lieu idéal. C’est pas aussi cher que dans les cafés de la place ou à la pizzeria, les parents tombent pas sur toi la clope au bec comme au bord de la rivière, et personne t’embête comme à la gare.

Je sors tout juste de la cabine des toilettes, Julie est assise sur le lavabo comme une mygale et elle me regarde. Son regard me passe dessus de la tête à la pointe des orteils, les murs et le sol résonnent encore de la chasse d’eau et elle dit :

De ma vie j’ai jamais rencontré une fille sexy qui aurait pas de problèmes digestifs.

Comment on peut avoir l’idée de dire une chose pareille ? Mais je suis flattée. Julie enchaîne : écoute, t’as tes copines ici, et moi je hoche la tête avec fierté, elles sont dehors, pour la plupart elles viennent de Prague, elles sont venues parce qu’aujourd’hui c’est mon dernier jour d’interdiction de sortie. J’ai interdiction de sortie, mais je peux promener le chien (il est couché sous la table) et je peux aussi manger des hot-dog chili au stop and relax pour avoir des problèmes digestifs comme toutes les filles sexy.

Tu sais, il y a quelqu’un qui en a après moi. J’ai besoin de protection, me dit Julie et c’est seulement là que je m’aperçois qu’elle a l’air bizarre comme ça, recroquevillé sur le lavabo et aussi qu’elle est habillée comme une cinglée avec sa doudoune de sport sur son corset rouge et noir et ses cheveux ébouriffés avec de tout petits élastiques colorés. Tu veux pas en parler aux filles qui sont dehors, je lui propose. C’est pas qu’elles sauraient quoi faire, mais j’ai pas envie de tout leur répéter.

Julie est une fille du bois. C’est pas son nom de famille ou quoi, ça veut dire qu’elle vit dans les immeubles d’en haut, près de la forêt. Je sais pas si tous ceux du bois sont parents ou pas, c’est juste qu’on les appelle comme ça. À la base, ces immeubles ont été construits pour les employés de l’agence forestière ou une organisation de ce genre. En tous cas, les du bois se sont installés ici longtemps avant l’inondation, longtemps avant la piste cyclable, longtemps avant les jeunes couples pleins d’avenir avec prêt immobilier, comme mes parents ou le père de Pélican. La grande sœur de Julie avait été mon coach de gym au Sokol et elle connaissait tous les anciens. Chaque fois qu’elle rentrait du gymnase elle refermait les fenêtres de maisons délabrées sur l’avenue principale, évidemment elles n’y sont plus aujourd’hui, en disant bon sang, Vohejl, ils vont encore le cambrioler, le malheureux se bourre tellement la gueule qu’après il ne trouve même plus la porte contre laquelle il est appuyé, alors ils doivent ouvrir la fenêtre pour lui.

Quelqu’un en a après moi, répète docilement Julie aux filles dehors. Elle est encore assise les genoux sous le menton, une L&M light incandescente entre ses doigts tremblants. Pas de chance, l’une de nous laisse échapper un petit rire, mais il est tellement bref qu’il ressemble à un hoquet.

Bon et comment tu le sais, ça ? On demande à Julie et elle dit qu’il s’agit pas tant de ce qui se passe, qu’il se passe pas grand-chose, que c’est plutôt comme quand on a un plus one sans savoir qui c’est. Par exemple, elle dit, tu arrives à l’école le matin et tu trouves quelqu’un assis à ta place, de temps en temps tu as des appels en numéro masqué et personne ne parle.

Le regard de Julie fait le tour du parking, et nous on fait pareil. Nous on voit personne. Elle nous supplie : quand je partirai, vous pourrez regarder si personne me suit ? On la regarde très attentivement et en silence total, pour ensuite pouvoir dire avec la conscience tranquille qu’elle est vraiment éclatée. Et puis on changera de sujet, pour parler de quelque chose de plus drôle.

Mais quand même, ça nous lâche pas. Il faut que vous compreniez ça : on est en 2014. Les Millenials commencent tout juste à vivre tout ce dont on parlera sur radio Wave quelques années plus tard. La santé mentale n’a pas encore été inventée.

C’est-à-dire, on disait jamais de personne qu’il était « un gros ADHD » quand il s’ennuie ou qu’il est « atteint de TOC » quand on n’aime pas le désordre. On connaissait pas grand-chose à tous ces diagnostiques et les quelques-uns dont on avait entendu parler nous faisaient peur. Je me souviens plus qui, en premier, s’est permis de dire que Julie est parano. Mais pour nous ça signifiait deux choses : premièrement elle pouvait être dangereuse et, deuxièmement, c’est certaienement à cause de la beuh.

Traduit du tchèque par Eurydice Antolin.