UNE
Les corps des vieilles femmes n’existent réellement pas. Ce qui existe, c’est cette limite d’âge imprécise, non définie mais bien ferme, passée laquelle leurs corps cessent d’être visible. Si on alignait des vieilles femmes et qu’on leur demandait de se déshabiller, on verrait que sous leurs vêtements il n’y a rien : rien que du vide. Un vide qui commence sous la gorge et se termine vers les genoux, à partir desquels se trouvent les jambes, toujours visibles. Cette disparition de surface n’intéresse personne. Les journaux n’en parlent pas, vous ne tomberez pas dessus sur internet, ni même dans les livres qui pourtant, de temps en temps, ont tendance à mentionner les phénomènes étranges qui existent dans le monde. Chaque jour, des tonnes d’os et de muscles, des hectolitres de sang disparaissent sans laisser de trace ! Et la police ne mène pas l’enquête, personne n’en parle à l’assemblée, personne n’organise de manifestation contre ça. La seule réaction qui existe à cette perte de matière sans précédent est, dans le meilleur des cas, un sourire condescendant.
En essayant de boutonner sa robe dans le dos, Marie pince sa peau sèche et ridée. Ça fait mal, et ça lui fait peur. Depuis combien de temps son dos ressemble à ça ? En quelle année le tissus normal de sa peau s’est-il mis à devenir cette pellicule sèche qui s’est progressivement répandue sur tout son corps comme une impitoyable éruption cutanée ? Pourquoi elle n’avait rien remarqué avant ? Pour quoi elle n’a rien fait pour empêcher ça ? Les bras lui en tombent. Si elle met une veste personne ne remarquera rien. Si elle décide d’enlever sa veste, probablement que personne ne fera de commentaire sur ces quelques centimètres de peau sur lesquelles le tissu n’est pas boutonné. Personne ne viendra la voir pour s’écrier : Mais enfin ! Comment avez-vous pu vous permettre de sortir habillée comme ça ! Partez d’ici, et à reculons s’il vous plaît, que personne ne voit ça. Tout de même, Rózalia ne va pas aimer ça, il est fort probable qu’elle le lui reproche. Elle prendra ce ton insupportable, ce chuchotement sifflant, en se collant tout près d’elle de sorte à ce qu’elle ne puisse manquer la moindre syllabe de sa critique. D’un autre côté, Marie pense toujours qu’elle s’en prendra à elle, d’une manière ou d’une autre. Il y a toujours quelque chose qui la met de mauvaise humeur et sa mère est toujours la responsable. Maman, je t’en prie… Maman, pourquoi tu as fait ça ? Mais à quoi tu pensais, maman ? Mais maman, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?
Maman peut tout prendre, elle est assez vaste et forte pour ça, elle peut porter toutes les plaintes imaginables.
Elle va laisser sa robe comme ça, sans boutonner le haut. Cet emplacement sec, mort, sur son dos la fait se sentir mal et elle veut oublier ça le plus vite possible, le mettre au rebut comme un vieil objet qui ne sert plus à rien, dont personne n’a besoin, mais ce n’est pas possible, elle est obligée de porter sa peau, elle doit porter son châtiment.
Cela fait très longtemps qu’elle ne se touche plus réellement. Elle ne fait que le nécessaire et, la plupart du temps, elle se débrouille pour ne pas toucher son corps à main nue. Quand elle teint ses cheveux elle porte des gants jetables, quand elle se savonne elle utilise un gant de toilette. Dans la plupart des cas, il est possible d’éviter le contact direct. C’est seulement quand se lave la vulve qu’elle est obligée d’écarter les lèvres de l’index et du pouce et, à chaque fois, elle fait du mieux qu’elle peut pour minimiser la surface de contact avec ses doigts. Tous les soins qu’elle se prodigue sont minutieux, certes, mais elle ne va jamais au-delà du strict nécessaire. Il s’agit d’actes de respect de soi qui répondent à l’image qu’on se fait généralement des soins qu’on doit se prodiguer. Rien de plus. Elle a l’impression de prendre soin de quelqu’un d’autre qui serait à sa charge, dont elle ne pourrait pas se débarrasser, même si elle le voulait vraiment.
Un jour, elle a lu un fait divers : une femme a étouffé son mari, souffrant de démence, avec un coussin. Elle devait s’occuper de lui depuis trois ans. Au tribunal, la femme a mentionné le fait qu’elle ne pouvait plus le regarder, elle n’en pouvait plus. Oh, Marie la comprenait si bien ! Même si elle n’aurait jamais dit une chose pareille à voix haute. Elle se serait plutôt montrée choquée, comme tout le monde. C’est terrible, une chose pareille, non ? À se demander ce qui se passe dans la tête des gens pour qu’ils aient des idées aussi horribles !
Elle met sa veste et se coiffe, il reste dans son peigne encore plus de cheveux que d’habitude. Elle a peur de finir, dans quelques années, comme une poupée qui moisit dans un grenier, de celles qui perdent des touffes entières de cheveux quand on leur caresse la tête. Près des racines, elle voit des raies grisonnantes. Elle avait prévu d’aller chez le coiffeur avant le mariage pour recouvrir de la façon la plus convaincante possible ces marques criantes de vieillissement. Heureusement qu’il était encore possible d’y faire quelque chose, ce n’était pas aussi désespérant qu’avec ses paupières, dont la peau flasque lui pèse tant sur les yeux que ça lui provoque parfois des maux de tête. Ou la peau de ses joues qui pendouille et se plisse à la mâchoire et qui lui donne un air de bouledogue triste. Ou encore la peau de ses mains, froissée et sèche comme un tas de feuilles mortes. Heureusement, les cheveux, c’est facile de s’en occuper. Il suffit d’une séance chez le coiffeur et les cheveux gris disparaissent pour plusieurs semaines. Seulement, Marie n’a pas pu y aller.
Sa coiffeuse, une femme bavarde qui fait sans cesse des bruits de bouche a changé ses horaires de façon à pouvoir rentrer chez elle plus tôt et les horaires qui convenaient à Marie étaient déjà complets.
« Vous ne pouvez vraiment pas me trouver une petite place ? C’est pour le mariage de ma fille… » avait supplié Marie.
« Non, pas moyen ! » avait répondu la coiffeuse d’un ton sans appel. Marie aurait bien aimé lui passer un savon pour cette désobligeance hautaine, mais au lieu de ça, elle lui dit au revoir poliment, avec l’intention de raccrocher. Sauf que, juste avant qu’elle ne puisse le faire, sans qu’elle lui ait rien demandé, la coiffeuse se met à lui décrire dans le détail toutes les circonstances qui la poussent à rentrer chez elle si tôt : elle a des soucis avec son fils, qui traîne dehors avec ses copains et refuse de dire à ses parents où ils vont. Souvent, il sent la cigarette et l’alcool, et elle a peur, vraiment, elle a peur que ça n’aille plus loin, alors elle est chez elle plus souvent, comme ça elle peut surveiller son fils après l’école.
Marie ne tenait pas vraiment à subir ce déballage, alors elle est restée muette, en espérant que la coiffeuse finisse par comprendre. Mais la coiffeuse n’attend vraiment pas de réaction. Marie tient son téléphone à distance de son oreille et elle sent la colère s’accumuler en elle. Elle a tellement envie de faire taire cette coiffeuse, de couper court à ce flots d’apitoiement, mais quelque chose la retient. Quelque part, son esprit fatigué est bien conscient que nous faisons tous ça, nous avons besoin de nous assurer que les autres nous écoutent, que notre parole parvient vraiment jusqu’à eux, alors nous les embobinons avec nos mots et nous les pressons, comme le ferait un serpent : Et maintenant, vous m’écoutez ? Et là ? Et comme ça ? Maintenant, c’est sûr, vous m’écoutez certainement, voilà, comme ça, vous ne pouvez presque plus respirer et vous allez enfin m’écouter pour de bon.
(…)
Depuis qu’elle est à la retraite, elle doit compter à la couronne près. Si elle n’avait pas ses revenus supplémentaires avec les gardes d’enfants, elle ne voit pas comment elle pourrait couvrir ses dépenses mensuelles. Elle préfère ne pas penser au temps qu’il lui reste à être en capacité de travailler. Elle se sent comme une machine qui n’a pas le droit de s’enrayer.
Le loyer augmente un peu chaque année. Son montant ressort tranquillement sur le contrat de location, qu’il faut signer de nouveau chaque hiver. Parfois, c’est à cause de l’inflation, que la propriétaire manie comme un sabre tranchant, parfois la raison en est le prix courant du marché et, d’autres fois, la propriétaire mêle savamment les deux arguments. Régulièrement, Marie se demande ce qu’elle pourrait bien vendre en cas de besoin. Les bijoux de sa mère, très certainement, et puis… il y a aussi la voiture. Mais franchement, elle n’en tirerait pas grand-chose. Et puis, surtout, elle ne veut pas se priver de ce sentiment agréable de pouvoir partir quand bon lui semble. Peu importe où elle irait, pourquoi elle partirait, ce qui importe le plus c’est que cette possibilité existe. C’est le fait qu’elle ait le choix. Qu’elle ait encore le choix.
Marie allume la radio. L’une de ces stations où la musique n’a pas d’importance diffuse justement un entretien avec une mademoiselle-je-sais-tout dont elle n’a jamais entendu parler de sa vie. À sa voix, elle ne doit pas avoir plus de trente ans et elle parle de la disparition d’espèces entières, du risque accru d’effondrement, et de la survenue de grands changements imprévisibles comme l’émergence de maladies inconnues, par exemple. Marie trouve étonnant, et un peu suspect aussi, que cette femme parle avec tant d’assurance de choses aussi compliquées, sans montrer la moindre hésitation ni le moindre doute. Elle parle de façon fluide, comme si elle avait tout écrit à l’avance et qu’elle était en train de lire. Où est-ce que cette jeune femme peut bien trouver une telle assurance, un tel naturel ? Et d’ailleurs, comment donc peut-elle savoir tout ça ? Comment se fait-il qu’elle ne soit pas comme Marie, étreinte par le sentiment permanent que sa parole n’intéresse personne, que si quelqu’un fait mine de s’intéresser à ce qu’elle dit, c’est tout simplement que cette personne fait semblant ? La voix affirmée de cette femme à la radio suscite de la tristesse en Marie, ouvre en elle un gouffre dans lequel elle ne veut vraiment pas regarder. Heureusement, l’entretien est vite fini et c’est au tour des informations. Il y est mentionné qu’un homme s’est immolé pour protester, mais Marie ne saisit pas contre qui ou quoi : la présentatrice marmonne la fin de sa phrase et déglutit bizarrement comme si elle n’était pas très sûre d’elle ou qu’elle voulait, à dessein, passer la cause sous silence. Marie se dit que l’homme en question a sûrement laissé quelqu’un derrière lui. Une femme ? Des enfants ? Des frères et sœurs, peut-être ? Ou des parents ? S’il voulait protester, il aurait tout de même pu choisir un moyen qui ne heurte personne. Et puis, comme d’habitude, aux informations ils vont bien plus parler de la manière dont il a quitté ce monde que des raisons de son action, si sérieuses fussent-elles. On ne peut pas partir comme ça, sans se sentir responsable de ceux qui restent.
Elle commence à avoir la migraine, alors elle éteint la radio. De toute façon, tout ce qui est important se passe sans qu’elle y participe, sans son accord. (…)
(…) Elle prend un chemin qui monte légèrement. Le ciel est si bleu, si pur, qu’on dirait que quelqu’un l’a lessivé spécialement pour ce jour. C’est exactement à ça que doit ressembler le jour du mariage de ma petite fille, se dit Marie, C’est tout à fait ce qu’elle mérite.
Elle regarde attentivement autour d’elle, mais elle ne reconnaît personne. Elle est la seule à venir du côté de Róza. Son mari, le père de Róza, est mort il y a trois ans et les grands-parents les ont quittés quand elle était encore petite. La famille du côté paternel vit, pour la plupart, de l’autre côté du pays et bien qu’ils aient eu l’intention de venir, des circonstances diverses les en ont empêchés : sa cousine a une grossesse à risque, son cousin a trouvé un travail à l’étranger et il est encore en période d’essai ce qui ne lui permet pas de prendre un congé pour rentrer en Tchéquie et sa tante, que Róza adore, est à l’hôpital, à attendre qu’on l’opère de la hanche. Róza a pris tout cela avec un calme et une compréhension que Marie a trouvé admirables. Elle n’a fait de reproches à personne et a écrit un petit mot à chacun pour leur signifier que ce n’était pas grave et qu’ils pourront fêter son mariage ensemble plus tard.
Róza équilibre le manque de famille à son mariage par la présence de ses amis, Marie en connaît un certain nombre : Šarka, la témoin, ses camarades de classe en primaire. Les amis de ses années d’études, elle aurait du mal à les identifier.
Elle en avait rencontré certains lors d’une fête d’anniversaire de sa fille, quelques années auparavant. Elle en connaissait d’autres de vue, par des photos, mais elle ne faisait pas partie de ce chapitre de la vie de Róza, sa fille ne l’y a d’ailleurs jamais invitée. Marie ne pouvait que poser des questions circonspectes, en faisant bien attention à ne pas l’agacer en se montrant trop curieuse. Elle avait néanmoins réussi à obtenir quelques informations précieuses : elle savait que le cercle d’amis de Róza était de cinq ou six personnes avec lesquelles elle passait ses week-end, certaines fêtes, et qu’ils partaient parfois pour quelques jours ensemble, pour des vacances brèves et peu onéreuses.
Marie est contente que sa fille soit heureuse et vive sa vie comme elle l’entend. Il y a pourtant une chose qui la chagrine, en même temps elle a honte de ce sentiment et elle n’en aurait jamais parlé à personne : pendant ses années d’études, Róza a pris un ton condescendant, légèrement arrogant, qu’elle adopte avec sa mère chaque fois qu’elles commencent à discuter d’un sujet un peu plus complexe que la famille ou ce qu’elles ont lu dans les journaux. Marie a l’impression que ses opinions mettent sa fille en colère et que la seule chose qui lui permet encore de passer du temps avec elle, c’est simplement le fait qu’elle se contienne. Pourtant, elle fait des efforts pour suivre sérieusement les informations et l’actualité, mais à chaque fois qu’elle veut étaler fièrement ce qu’elle a appris devant Róza, sa fille se met à hocher la tête avec de petits mouvements rapides, impatients et affiche un sourire figé qui n’a rien de naturel, comme s’il avait été tatoué sur son visage. Il est évident qu’elle souhaite que sa mère en finisse au plus vite. Ses yeux semblent lancer les éclairs d’une supplication : Je t’en prie, je t’en prie, tais-toi, sois un peu raisonnable pour une fois. À chacune de ces joutes humiliantes, Marie fait semblant de ne pas remarquer la réaction de Róza, mais cette éblouissante humiliation lui brûle la rétine à chaque fois, encore et encore.
Bien vite, elle cesse de proposer de nouveaux sujets de conversation et se contente d’attendre patiemment que Róza en mette d’autres sur la table. Elle pose les pieds dans le paysage de leurs conversations avec les plus grandes précautions, le moindre petit pas mal pondéré pourrait signifier le déclenchement d’une mine qui ferait voler en éclats un cessez-le-feu soigneusement élaboré.
Elle n’est pas sûre que Róza ait remarqué ce changement dans leur communication.
Marie regarde attentivement autour d’elle, mais elle ne voit ni Róza ni aucun visage connu. Autour d’elle, des jeunes gens qu’elle ne connaît pas sortent des voitures, se saluent, se font la bise. C’est déconcertant à quel point ils sont tous beaux, ils irradient d’une poignante lueur argentée d’autant plus frappante que, de toute évidence, ils n’en ont pas la moindre idée. Elle émane d’eux comme si de rien n’était, comme si elle ne pouvait pas faire autrement que de passer au travers de ces jeunes hommes et femmes, éblouissants de vie.
Marie a le sentiment de s’immiscer dans un événement où elle n’a rien à faire. Personne ne la salue, personne ne vient lui parler. Elle arrange ses cheveux aplatis et sa robe froissée, mais c’est inutile, ses efforts sont ridicules, ils ne font que montrer plus ostensiblement encore à quel point elle est hors-jeu.
« Madame Dostálová ! Madame Dostálová ! »
Son cœur bondit.
« Ah, vous êtes là ! »
Šarka, la témoin de Róza, qui a pour tâche de s’occuper des invités et du planning, se rue vers elle. Marie la connaît depuis des années et elle l’aime beaucoup. Šarka est une fille polie et joyeuse, qui s’est toujours bien comportée avec Róza et Marie ne doute pas qu’elle se comporte bien aussi avec son père et sa mère, qu’ils sont très certainement fiers d’elle et n’ont pas l’impression d’être des imbéciles à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche.
« Róza demande après vous », lui confie Šarka, essoufflée. Marie a l’impression d’être enfin devenue visible dans ce flots d’inconnus. Bien évidemment, qu’elle a sa place ici, bien sûr que sa présence est importante, sa fille a besoin d’elle !
« Où est-elle ? »
« Dans le restaurant », dit Šarka en faisant un geste de la main vers un lieu situé derrière elle.
« Il s’est passé quelque chose ? »
Elle hausse les épaules : « Je ne crois pas. Elle a juste dit qu’elle vous avait appelé plusieurs fois et que ce serait très gentil de votre part d’aller la voir. »
Marie sait que Róza n’a pas pu utiliser une tournure telle que ce serait très gentil de sa part, mais elle apprécie que Šarka ait eu le tact de l’ajouter vite fait à son message.
Elle fouille dans son sac à main, trouve son mobile et reste consternée. Cinq appels en absence. Évidemment, elle était en route, elle ne pouvait pas répondre, d’ailleurs elle n’avait même pas entendu la sonnerie. Pourtant Róza lui a déjà montré quelques fois à quel point il était facile, tellement facile d’utiliser un kit mains-libres.
« Il suffit d’appuyer là et tu peux parler tout à fait normalement. Tu vois ? Tu comprends ? »
Marie avait acquiescé, mais en réalité, elle savait très bien qu’elle n’allait jamais utiliser le main-libres. Maintenant elle se reprochait, tout de même, de n’avoir pas entendu son téléphone. Et s’il était arrivé quelque chose à Róza ? Elle remercia Šarka et se mit à courir en direction du restaurant. Quelques personnes se retournèrent sur elle, d’un air surpris, avant de se mettre à chuchoter, mais Marie s’en fout, elle s’en fout complètement ! Elle doit trouver Róza au plus vite et l’aider !
Elle arrive à toute allure dans le restaurant et, tout d’abord, elle ne voit pas sa fille. Štěpán se trouve là, debout, en compagnie de ses parents et d’un vieil homme, qui doit certainement être son grand-père. Marie a beau être pressée, elle les salue d’un signe de tête et se dirige vers eux. Elle ne veut pas être impolie, ça n’irait pas du tout. Les parents et le vieil homme lui serrent la main, Štěpán lui fait la bise. C’est lui qui a eu l’idée de la saluer comme ça, il y a un moment déjà, et même si elle n’aime pas trop ça, elle ne l’en a jamais empêché. Les joues qui se touchent lui font penser à deux limaces collées. Néanmoins, elle n’a jamais eu le courage de dire à Štěpán d’arrêter et de la saluer de façon plus habituelle, en lui serrant la main par exemple. Les parents de Štěpán lui demandent tout de suite si son trajet s’est bien passé et sa mère l’invite à prendre un verre avec eux, mais Štěpán ne la laisse pas finir. Il lui coupe la parole et sa mère lui lance un regard mécontent que seule Marie remarque, et elle ressent pour elle une forte sympathie.
« On verra ça plus tard », dit Štěpán comme s’il la sermonnait. « Róza est aux toilettes, c’est au fond. » Il dit ça d’un ton aimable et détaché, mais ferme. Comme quelqu’un qui est habitué à dire aux autres ce qu’ils doivent faire et qui n’a aucun doute sur le fait qu’il sera écouté.
« Elle a dit que vous sauriez quoi faire, vous, sans aucun doute », ajoute la mère de Štěpán. « C’est bien que vous soyez arrivée. »
« L’arrivée des derniers secours », ajoute le vieil homme avec un sourire.
Marie comprend qu’il ne doit rien y avoir de grave, autrement Štěpán serait avec Róza et pas ici, en train de bavarder avec sa famille. Elle le regarde et, immédiatement, il lui fait un sourire, presque un sourire de petit garçon.
Son visage lisse, rond, lui évoque une tomme de fromage et ça l’agace : il y a en lui quelque chose de perpétuellement content, comme si parmi toute les formes, tailles et couleurs qui existent en ce monde il n’aurait pas pu souhaiter un meilleur visage que celui-ci. Marie détourne bien vite le regard et elle se hâte en direction des toilettes pour dames. Mais elle ne voit pas Róza. L’une des cabines est fermée. Marie frappe à la porte : « Tout va bien, ma puce ? »
Il y a un instant de silence avant qu’une voix surprise ne réponde : « Oui, ça va. Et vous ? »
« Pardon ! » lance Marie. « Je cherche ma fille et elle… »
« Maman ! » entend-elle derrière elle. Marie se retourne et elle voit Róza. Elle est magnifique, vêtue d’une longue robe rose pâle, une couronne de fleurs sur la tête. Elle semble sortir tout droit d’un illustré, elle est une apparition brumeuse qui, en un instant, s’évanouit dans les airs.
« Je suis aux toilettes des hommes », dit Róza d’un air renfrogné. L’impression de féérie disparaît aussitôt. Elle se retourne et sort, Marie la suit sans un mot.
« Il n’y avait personne ici, justement » explique Róza en toute hâte. « Et maintenant, quand ils voient que je suis là, ils vont ailleurs. »
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demande Marie. « Tout va bien ? »
Róza hausse les épaules, les coins de sa bouche retombent et son menton se met à trembler.
C’est exactement l’expression qu’elle prenait quand elle était petite et qu’il lui était arrivé un petit tracas. Marie ne l’avait pas vue faire ça depuis des années. Elle croyait que ça avait disparu avec son enfance, tout comme le duvet sur le corps ou les dents de lait, mais pourtant la petite fille en Róza, celle qui voulait être dans les bras de sa maman et pleurer dans ses cheveux quand elle avait peur, était toujours là, quelque part enfouie sous toute cette masse sérieuse et adulte, comme sous une lourde enclume, mais toujours vivante.
Sans rien dire, Róza indique un emplacement sous son ventre. Tout d’abord, Marie ne comprend pas son geste, sa première idée est que sa fille serait en train de lui annoncer qu’elle est enceinte. Néanmoins, elle aperçoit aussitôt une petite tâche rouge. Elle est effrayée. Du sang ? Pourquoi personne ne s’occupe d’elle ? Puis elle remarque que la tâche est trop petite, qu’elle est rouge clair. Elle se penche pour regarder ça de plus près.
« J’ai fait tomber du ketchup et je n’arrive pas à l’enlever », soupire Róza. « Je t’ai appelée pour te demander si tu pouvais trouver de ce savon spécial, au fiel, en chemin, mais tu répondais pas. »
Marie est soulagée que Róza ne soit pas blessée, mais au lieu de ça, elle dit : « Tu sais bien que manger avec sa robe de mariée, c’est avec une serviette au cou et une autre sur les genoux, enfin. Sinon un malheur arrive forcément. »
Marie se surprend elle-même. Cette règle si souvent répétée, est sortie de sa bouche avec la soudaineté de postillons. Elle aurait vraiment préféré dire à sa fille quelque chose de réconfortant, mais aussi d’énergique, de sorte à ce que Róza sache clairement quoi faire et soit, en même temps, apaisée par la présence de sa mère. Sauf que c’est le genre de mots qui se cachent loin de l’horizon de Marie, elle ne peut qu’entrevoir leurs contours indistincts. Elle a beau s’étirer du mieux possible, elle ne peut pas les atteindre.
Heureusement, la tache sur sa robe est assez petite. On ne peut la voir que si on vise cet endroit précis et qu’on l’observe attentivement. De près, elle a l’air placée là volontairement par une couturière qui aurait voulu attirer discrètement l’attention sur les organes reproducteurs de la mariée : Ne craigniez rien, futur époux, tout va pour le mieux en ce monde ! Marie trouve cette idée amusante et elle sourit.
Róza remarque son sourire, et ça l’agace : « Si c’est pour te moquer, je ne te retiens pas ! » s’emporte-t-elle. « J’espérais que tu pourrais me dire quoi faire, mais au lieu de ça, tu te fiches de moi. »
Marie lève les mains vers elle, comme pour une supplication : « Ma petite Róza , ce n’est pas ce que je pensais. Ce n’était pas contre toi. »
Róza secoue la tête et se détourne.
« Tu as essayé avec du produit vaisselle ? »
« Juste avec de l’eau et du savon. J’ai l’impression que j’ai empiré les choses. »
« Bon, on va essayer le produit vaisselle et si ça ne marche pas, on essayera le vinaigre. »
« Tu veux que demande en cuisines ? »
« Reste là, je m’en occupe », répond Marie d’un ton décidé. « Ne t’inquiète pas, ça va aller. Ne te stresse pas, ma petite fille à moi. »
Elle s’incline vers Róza et dépose un baiser sur son front. Sa fille se laisse faire. Toute sa posture corporelle donne une étrange impression d’abandon, comme si le mariage était fini depuis un moment et qu’elle pouvait enfin lâcher la bride à toute la fatigue accumulée. Marie se précipite dans les cuisines du restaurant. Quand elle ouvre la porte, une vapeur dense l’aveugle un instant et lui pique les yeux. « Vous ne pouvez pas entrer ici, madame », aboie une voix d’homme. « Si vous avez faim, il vous faudra attendre un instant comme les autres. Le service arrive dans quelques minutes. »
Marie parvient enfin à y voir et elle identifie l’homme auquel appartient cette voix, un cuistot élancé à la courte barbe rousse et au crâne chauve. Il ressemble à un fauve que, par manque d’attention, on aurait laissé se faufiler dans les cuisines.
« J’aurais seulement besoin de produit vaisselle et de vinaigre », explique Marie.
« Et moi j’aurais besoin d’une jeune minette et d’une paie de patron ! », lui rétorque-t-il, provoquant des éclats de rire parmi ses collègues. Marie observe ces rangées de dents brillantes qui claquent entre elles comme les rouages d’une grande machine terrifiante dans lesquels elle serait soudain tombée. Elle s’approche du cuistot, si près qu’elle sent l’odeur de son corps, un mélange de sueur et de quelque chose de frais, d’étonnamment stimulant, comme s’il venait juste de cisailler des herbes aromatiques.
« Désolée, mais je n’ai pas de temps à perdre », dit Marie en haussant la voix. « Alors je répète : est-ce que vous pourriez me donner du liquide vaisselle et du vinaigre, s’il vous plaît ? »
L’homme ouvre de grands yeux étonnés. Sans un mot de plus, il fait signe à un de ses collègues, qui apporte tout de suite les deux.
« Merci bien », dit Marie avec un sourire. Elle veut tout de suite repartir, mais quelque chose la retient. Elle se demande si elle n’a pas été trop cassante et désagréable. Elle ne tient vraiment pas à ce que quelqu’un se plaigne d’elle comme d’une vieille dame autoritaire surgie dans les cuisines sans ambages pour leur donner des ordres.
« Nous avons juste besoin de faire disparaître une tache au plus vite », explique-t-elle sur un ton d’excuses. « Un mariage sans tache, ce n’est plus un mariage. »
Personne ne lui répond, ils ont tous la tête penchée vers leur travail, ils découpent, tranchent, mélangent. Marie a eu son moment d’attention et il est passé, maintenant elle doit reculer vers le fond de la scène à nouveau. Elle leur fait un geste de remerciement, et personne ne lui fait un geste en retour.
Elle retourne aux toilettes où Róza essaye des postures apparemment nonchalantes qui lui permettraient de cacher la souillure de la main, comme une enfant qui espère que sa petite bêtise ne sera pas remarquée. Elle arrête dès qu’elle voit sa mère revenir. « Tu as trouvé quelque chose ? »
« Oui », dit Marie en secouant le flacon avec fierté. « Il vaut mieux que tu enlèves ta robe, ce sera plus facile. »
« Et si quelqu’un entre ? »
« On le mettra dehors ! »
Marie appuie son dos à la porte et Róza se met à se déboutonner avec le plus grand soin. Marie se dit que sa fillette ne s’est plus déshabillée devant elle depuis de nombreuses années. Quand elle vient en week-end, elle s’habille dans sa chambre ou dans la salle de bain, dont elle sort toujours en armure complète. Tout est bien strictement tiré et boutonné jusqu’au cou, comme si elle ne voulait pas que sa mère aperçoive ne serait-ce qu’un tout petit peu son corps.
Mais maintenant, Marie peut voir à quel point la peau de Róza est claire et souple. On dirait une fine pellicule précieuse que les gens ordinaires ne doivent toucher que du bout des doigts, avec grande prudence, pour ne pas qu’elle se déchire. Marie n’arrive pas à imaginer qu’un jour, dans le futur, sa fille aussi connaîtra la sclérose, les rides, le dessèchement, persévérant et malin. Róza enlève sa robe et, avec précautions, la donne à sa mère. Cette dernière la lance sur son épaule et indique à Róza de se placer contre la porte, à sa place. Elle trouve l’emplacement sali et, délicatement, elle frotte le produit vaisselle de sorte à ce qu’il ne s’étale pas plus sur le tissu que nécessaire. Puis elle rince à l’eau. Elle répète plusieurs fois, fait de même avec le vinaigre. La tache réduit vite, disparaît et après quelques essais, il n’en reste plus la moindre trace. Ensuite, Marie sèche l’emplacement mouillé sous le sèche-main en s’efforçant de tenir le textile bien tendu pour ne pas qu’il se froisse. Tous ses gestes sont rapides, précis, et pleins de respect, comme si elle était en charge d’un tissu sacré. La foule des fidèles devait l’apercevoir dans un instant, ils avaient fait un long voyage éprouvant pour cela et ils ne méritaient pas qu’on leur gâche le plaisir en leur racontant ce qui s’était passé en coulisses.
Une fois la robe prête, Róza la passe à nouveau. Marie la lui boutonne et remet les épaules bien droites. Róza se regarde dans le miroir. Ses yeux ne laissent rien voir, ni soulagement ni joie et, tout à coup, Marie trouve que sa fille a l’air bien plus âgée. Très brièvement, elle aperçoit en elle la femme qu’elle sera dans quelques dizaines d’années : svelte, mais avec un corps déformé qui fait penser à une feuille qui manque d’humidité. Elle secoue la tête pour chasser cette image. Róza remarque son geste, se penche vers sa mère et lui chuchote : « Merci beaucoup. Je suis tellement contente que tu sois là. »
Et à partir de cet instant, Marie a réellement sa place au mariage. (…)
Traduit par Eurydice Antolin