Alexej Sevruk

L’Européenne: Récits de Polésie

2023 | Argo

En fait, mon patronyme ne devrait pas être Antonivna, mais Vaclavivna. Mais quand mon père nous a abandonnées, j’étais très en colère contre lui. Et lorsque, plusieurs années plus tard, j’ai reçu ma carte d’identité, c’est le nom du père des autres enfants de ma mère que j’ai fait inscrire. Et ça m’est resté.

Son premier mari s’appelait Dovgalenko, c’était un paysan du coin, de Hloukhiv. C’est avec lui que maman a eu Nastia. Et, pendant la guerre russo-japonaise, il n’avait pas du tout envie de se battre. Un jour, il a appris qu’à Jytomyr, il y avait un Juif qui savait régler ce genre de problème. Pour une somme modique, il faisait une intervention médicale grâce à laquelle les hommes étaient débarrassés de leur devoir de servir sous les bannières du tsar les à l’autre bout du monde, tout en restant en parfaite santé, opérationnel, et, surtout, capable d’effectuer les travaux de la ferme. Dovgalenko s’est donc rendu là-bas, et le Juif lui a fait une incision dans le tympan, ce qui l’a rendu sourd d’une oreille et par conséquent inapte au service militaire. Le problème, c’est que ce médecin à la sauvette devait avoir une hygiène déplorable, car, peu de temps après, Dovgalenko a été pris de fièvre et est mort d’une septicémie.

Eh oui, les hommes tentaient toutes sortes d’astuces pour se faire réformer. Mon beau-père, par exemple, fumait du thé afin de faire monter sa tension artérielle, et c’est comme ça qu’il a évité d’être enrôlé pendant la Première Guerre mondiale. Il a réussi son coup. Je ne sais pas si ça lui a créé des problèmes de tension, mais il avait une santé de fer. Finalement, il est mort de faim. Il buvait de l’eau et gonflait, à tel point qu’il ne pouvait plus bouger, sa peau se craquelait et il ne pouvait plus se lever…

Après Dovgalenko, un certain Anton Vojnalovitch a fait son apparition. Va savoir où ils s’étaient rencontrés ? Toujours est-il que maman, en tant que jeune veuve et héritière d’une ferme isolée avec son étang, quelques âcres de forêt et des champs, était un bon parti. Vojnalovitch était officier dans l’armée du tsar, il avait pris du galon pendant la guerre russo-japonaise, en somme, paradoxalement, la guerre avait pris un homme à ma mère, mais elle lui en avait apporté un autre, peut-être meilleur que le premier. Cette fois, il ne s’agissait plus de mariage arrangé, de patrimoine à rassembler et à faire fructifier. Ensemble, ils eurent cinq enfants avant qu’il ne reparte à la guerre, en Serbie cette fois, et qu’il y tombe héroïquement pour le tsar et la mère patrie.

Mais, là encore, la guerre intervint. Tout comme elle avait déjà pris un homme à ma mère, elle lui en donna un autre. Makon Vaclav Janovitch, né dans la ville de Beroun, en Bohême, et employé dans une cimenterie avant la guerre, avait échafaudé pour survivre le moyen suivant : suivre le prêtre qui bénissait les soldats avant l’assaut. Tandis que les troupes chargeaient l’ennemi en poussant des cris héroïques, il avait vu le prêtre partir en sens inverse et se précipiter dans les fourrés, parmi les herbes hautes, et se cacher entre les chardons, laissant juste dépasser le pompon de sa barrette. Il avait donc décidé de rester près de lui. Le curé lui crie et lui fait signe de déguerpir en disant :

– Va-t’en, pécheur ! Va donc te battre pour sa majesté l’empereur !

Et mon père qui lui répond :

– Mon père, c’est que j’ai très envie de vivre !

Le prêtre l’exhorte à nouveau, recule encore un peu, se recroqueville dans son immense champ de seigle, et mon père le suit non sans conserver une distance respectueuse. Le curé le gronde et le menace de le dénoncer, mais mon père ne dit rien : il se demande si l’ecclésiastique sera capable de le reconnaître. Et c’est comme ça que notre cavalerie les découvre, alors qu’elle se prépare à une contre-offensive. Ils sont mis aux fers, et, après un bref interrogatoire, placés dans des fermes pour travailler.

Un jour, on amène mon père à Hloukhiv, et on dit à ma mère :

– Tenez, madame, voici un ouvrier. Il serait bien dommage de ne pas employer la force de travail des prisonniers ennemis alors qu’ils sont nourris gratuitement. Quant à vous, vous avez rudement besoin de bras pour travailler à la ferme. On viendra le contrôler de temps à autre.

Et c’est ainsi qu’ils se sont mis à vivre ensemble. Ma mère aurait bien pu se débrouiller toute seule, à vrai dire, et c’est d’ailleurs ce qu’elle a fait pendant la majeure partie de sa vie. Mais est-ce qu’on peut s’opposer aux ordres de l’État ? On lui avait attribué un prisonnier, un jeune homme bien bâti et qui parlait la langue de chez nous, qui plus est. Elle l’a pris sous son aile. Il est resté avec elle et ses enfants jusqu’à la fin de la guerre. Et c’est ainsi qu’en 1919, je suis venue au monde.

 

* * *

 

J’ai eu une enfance heureuse, évidemment. Qui n’aime se plonger dans ses souvenirs d’enfance ? Les baignades dans l’étang, les promenades à cheval, les jeux insouciants… Mais aussi beaucoup le travail, un travail dur, une besogne harassante du matin au soir. Je n’allais pas encore à l’école que, déjà, je devais m’occuper de notre vache. Tant qu’elle broutait tranquillement, tout allait bien. Mais, un jour, elle est devenue folle, elle s’était peut-être fait piquer par des taons, va savoir, toujours est-il qu’elle est partie à travers les buissons, elle a pris un raccourci, un chemin qui n’en était pas un, elle a coupé à travers champs puis a traversé les jardins avoisinants. Moi, je la suivais en criant :

– Arrête-toi, la vache ! mais elle ne m’écoutait absolument pas.

Elle était si grande, et moi si petite en comparaison, à peine une grenouille. Elle a fini par s’arrêter dans le jardin d’un de nos voisins qu’on appelait le père Panfel. La voilà qui se met à brouter tranquillement sous un pommier, et moi qui me tiens à côté d’elle, en train de pleurer. En voyant ça, le père Panfel se met à rire. Puis il me prend par une main, saisit un bâton dans l’autre et nous reconduit jusqu’à la cour de notre maison, qui était à deux bons kilomètres de là. Et il demande à ma mère :

– Pourquoi diable envoyez-vous une gamine aussi petite garder les vaches ?

Maman ne lui a probablement rien répondu. Reconnaître qu’elle avait fait une erreur, pour elle, aurait été un signe de faiblesse. Mais elle n’était pas bête au point de vouloir prouver qu’elle avait agi correctement. Je suis donc retournée pour un temps à mes oies ou mes cochons, je ne sais plus trop. Je m’occupais de tout, et il y avait beaucoup de travail. Petit à petit, je ne pouvais plus voir la ferme en peinture. Je t’ai déjà raconté qu’un cheval a voulu me manger, une fois. Ensuite, j’ai failli me noyer à plusieurs reprises. J’avais été aspirée par un tourbillon dans l’étang de Hloukhiv.

Une fois, je m’étais planté une écharde de poirier si profond dans le pied que j’en beuglais comme notre vache, et je n’ai pas pu marcher sans canne pendant longtemps. Mais, une autre fois, il m’est arrivé quelque chose de bien plus mystérieux : je me suis perdue. Pas dans un endroit que je ne connaissais pas. Je connaissais trop bien les environs, au contraire, mais j’ai perdu le sens de l’orientation. J’étais déjà plus grande, à l’époque. Je revenais de quelque part, sans doute de chez ma marraine, qui m’aimait encore plus que ma propre mère, je crois. C’était un soir, à la fin de l’été, la nuit tombait relativement tard et j’étais restée longtemps chez elle. Je marchais sur la route de Hloukhiv quand, soudain, je reviens à moi, comme si quelque chose m’avait arraché au flot de mes pensées, comme si j’avais été frappée par la foudre. Comme si je m’étais réveillée sans savoir du tout où j’étais. Tout me semblait familier, et pourtant étranger. Mon cœur se met à battre la chamade et une question me tourmente : « Mon Dieu, mais où est-ce que je vais ? »

Autour de moi, une marée de fleurs d’achillées, d’armoise et de gratterons, et la rumeur des sauterelles qui laisse progressivement la place au chant nocturne des grillons, plus vif, plus clair. Je regarde autour de moi et je vois d’un côté, au loin, la masse sombre d’une forêt, d’un autre côté le clocher de l’église de Zabolot, et enfin, en direction de Verlok, le tertre des Chinois, et je me dis : « Ah, ça y est, je sais où je suis, il faut que je parte par là. »

Je me mets donc en route, je marche un moment et je me rends compte que je suis de nouveau en train de m’éloigner de Hloukhiv. Au carrefour suivant, je bifurque et je prends un raccourci, mais, quelques instants plus tard, je me retrouve à nouveau près du tertre des Chinois. À cet endroit, des Chinois avaient été enterrés. Le soleil se couchait, le ciel s’obscurcissait, la lune brillait de plus en plus, la forêt était de plus en plus sombre, et le grésillement bienveillant des sauterelles avait depuis longtemps cédé la place à l’inquiétant chant des grillons : je faisais tout mon possible pour réfléchir et comprendre la situation. Mais, à nouveau, je vois que je me dirige vers le clocher de Zabolot, et je me mets à trembler de tout mon corps bien que la nuit soit chaude. Je me mets à courir pour fuir le tumulus, je cours, je cours et, finalement, je m’en rapproche encore.

On disait que, sous ce tertre, trois cents Chinois étaient inhumés, mais en réalité, il était difficile de savoir combien ils étaient ; sans doute beaucoup moins. Ils étaient venus aider les Russes à conquérir l’Ukraine. Des brigades internationales, comme on disait. Des régiments de prisonniers. Les personnes âgées racontaient qu’ils portaient de fines tresses noires et mangeaient des serpents marinés dans la saumure comme nous, les Ukrainiens, mangeons des cornichons ou des tomates. Des vipères, des couleuvres et autres vermines, enroulées, entortillées, plongées dans des bocaux de trois litres. Ils étaient réputés pour leur cruauté. Et ils avaient été pris en embuscade à cet endroit. Soit par les troupes Symon Petlioura elles-mêmes, soit, et c’est plus probable, par un régiment de résistants mené par un de ses atamans, Sokolovski ou Mordalevitch.

Ce fut la fin du voyage pour ces camarades chinois d’un pays frère venus de leur lointaine Mandchourie. Leur dernière demeure les attendait ici, dans les steppes boisées d’Ukraine, sous cette terre noire et fertile si vaste, chez nous, qu’il y en a assez pour tout le monde. Et personne n’était venu réclamer ces morts, on les avait enterrés les uns sur les autres, comme c’est l’usage dans les steppes. Ensuite, les communistes leur avaient peut-être érigé un petit monument, je ne sais plus, ça fait bien des années que je n’y suis pas retournée.

En tous cas, l’endroit était sinistre, inquiétant. Comme je m’étais déjà retrouvé plusieurs fois de suite au même endroit, je me suis mise à réciter le Notre Père, et c’est là que j’ai eu comme une révélation : je savais très exactement qu’il fallait que je contourne le tertre, et par où il fallait que je continue. J’ai donc bifurqué derrière le monticule, et j’ai vu distinctement la silhouette de mon père en train de s’approcher, une lampe à pétrole à la main. Comme je restais sans bouger, il est venu jusqu’à moi et m’a dit :

– Où étais-tu donc passée, ma fille ? On s’est fait du souci pour toi.

Et il m’a pris dans ses bras. C’est alors que j’ai éclaté en sanglots.

* * *

Pourquoi est-ce qu’il nous a quittés ? Je ne lui ai jamais posé la question. Comme pour beaucoup d’autres sujets, d’ailleurs. Ça me désole, à présent. Mais il y avait tant de travail. Et puis, à l’époque, ça ne se faisait pas de discuter avec ses parents ouvertement, comme avec des amis. Sans compter qu’il était plutôt taciturne, surtout après sa convocation par le Guépéou, il ne disait plus rien du tout. Il ne parlait pas beaucoup avec maman, il maîtrisait mal l’ukrainien. Quoiqu’à la fin de sa vie, il n’avait presque plus d’accent, c’est vrai, mais même à cette époque, je n’avais pas l’idée de lui poser des questions sur son passé. Il avait peut-être l’impression que maman était trop vieille pour lui. Il faut reconnaître qu’il était plutôt jeune et, de toute sa vie, il n’avait rien connu d’autre que le dur labeur de la cimenterie et la boucherie de la guerre. Il rêvait certainement d’une autre vie. Dans leur bêtise, les jeunes gens s’imaginent souvent qu’ils trouveront le bonheur ailleurs, avec une autre personne. Mais ce n’est pas vrai. Et puis leurs noms : Václav a Ludmila… Ils auraient pu former un beau couple. Comme dans les Vieilles légendes de Bohême

Cette femme avait dû l’ensorceler. Il fallait qu’elle croise son chemin. Une fois, deux fois… Elle lui avait donné à boire. Elle l’avait peut-être écouté, il avait besoin de parler. Et il l’avait suivi, s’était occupé de ses enfants.

Il n’avait même pas jeté un regard vers moi. Que Dieu le juge.

Ludmila née Harbar, ma mère, ne laissait aucun doute sur la répartition des rôles dans sa ferme : qui portait la culotte, comme on dit, et qui n’était qu’un hôte de passage. La vie avait fait d’elle une femme sévère, énergique et autoritaire ; on aurait dit qu’elle avait décuplé son caractère héréditaire. Sévère, elle l’était non seulement avec son entourage, mais aussi avec elle-même. Toute sa vie, elle fut maigre comme un clou ; elle vécut jusqu’à l’âge de cent ans, eut sept enfants et Dieu lui permit de voir ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants. Elle considérait la gourmandise et la fainéantise comme les pires des vices, et n’hésitait pas à prendre son nerf de bœuf pour corriger ses fils déjà adultes – le plus jeune avait à peine dix ans de plus que mon père – quand elle estimait qu’ils méritaient une correction. Tous ont fait des études plus ou moins poussées, mais à quoi bon, au final ? Car tous, les uns après les autres, ont été engloutis par la guerre suivante. Il n’est resté que Volodia, tu te souviens certainement de lui.

Une anecdote illustre parfaitement son caractère. Ça s’est passé chez nous, à la ferme : un jour, alors que mon père nous avait déjà quittés, nous étions allés nous coucher tôt car c’était le temps des moissons, et il fallait se lever avant l’aurore, le lendemain. Mais peu après, on est réveillés par des coups à la fenêtre. Dans la cour, au clair de Lune, se tenait un homme qui titubait, un ivrogne. Il disait :

– S’il vous plaît, braves gens, montrez-moi la route de Potijivka.

Mon père était déjà parti, et mes frères ainés étaient probablement en train de faire leurs études.

La porte de la maison était fermée à clé, bien sûr, mais la situation était déplaisante. Personne dans les environs, la ferme la plus proche était à plusieurs kilomètres. Sans trop réfléchir, ma mère prend un peigne sur le métier à tisser, l’enveloppe dans un tissu pour donner l’impression qu’elle tient un revolver Nagant et vise l’ivrogne à travers la fenêtre. Elle lui dit :

– Tu vois ça ?

En entendant la voix de ma mère, l’homme se tait.

– Si tu ne fous pas le camp immédiatement, je vais te montrer la route directe pour Potijivka, et tu vas le regretter !

Il faut dire que pour aller à Potijivka, il faut passer par Osytchki, qu’on appelait autrefois Ljachki car il y avait plein de Polonais par là-bas, puis par Zanky et Doubovnyk, ce qui fait une bonne vingtaine de verstes. Bref, ça faisait une bonne trotte. Le fait qu’il demande la route de Potijivka n’avait rien de bien extraordinaire en soi, mais quand quelqu’un te réveille la nuit, se tient dans ta cour, ivre mort, l’air patibulaire, et te demande de sortir pour lui montrer comment faire pour se rendre au diable vauvert, c’est inquiétant. En voyant ce qu’elle tenait à la main, le gars s’est mis à balbutier, puis il a enjambé la clôture, est retombé de l’autre côté avec un bruit sourd, s’est relevé immédiatement et a disparu dans le noir.

Et cette histoire a une chute. La même nuit, l’ivrogne en question est passé de maison en maison en dérangeant systématiquement tous les habitants, généralement des femmes, pour leur demander la route de Potijivka. Mais il n’a fait de mal à personne, heureusement, en tout cas pas directement. Seule une veuve en a fait une vraie crise de nerfs. On disait qu’elle était possédée par la peur. Il paraît qu’elle ne pouvait plus se retenir d’uriner. Elle restait assise toute la journée sur un seau, et, dès qu’elle voulait se lever et faire quelque chose, il fallait qu’elle se rassoie. Pour chasser cette peur obsédante, on utilisait méthode particulière, que seules les femmes pouvaient pratiquer. Certaines vieilles savaient le faire, et ma marraine était l’une d’entre elles.

J’ai été témoin plusieurs fois de la chose pendant ma vie, et ça m’a toujours fascinée. Je regrette de ne pas avoir demandé à quelqu’un de m’apprendre. Aujourd’hui, je n’ai plus personne à qui m’adresser. On ne trouve pas ça dans les livres. Mais c’est peut-être mieux ainsi, finalement. Quand il était petit, ton oncle se réveillait la nuit, grimpait au mur, exactement comme ce Juif fou, griffait le crépi en poussant des hurlements terribles. Un chien énorme l’avait traumatisé, il avait dû s’enfuir. Il avait franchi une palissade deux fois plus grande que lui. Il ne savait pas très bien lui-même comment il était arrivé là. Il disait qu’il n’aurait jamais cru pouvoir faire une chose pareille. Il avait réussi à échapper au chien, mais il était resté possédé par la peur, et il fallait l’extirper de lui.

Babounka Maryna, ma belle-mère, savait elle aussi faire ça. Un jour, alors qu’elle venait de Tchajkivka pour nous rendre visite – ce qu’elle faisait assez souvent, surtout quand l’un de ses enfants, chez qui elle habitait, l’avait mise en rogne –, on lui a demandé de le faire pour notre fils. Il fallait prendre un œuf de poule frais et faire rouler l’œuf sur la tête du possédé. Sur toute la tête, de la nuque jusqu’au front, puis d’une tempe à l’autre, et en suivant un schéma très précis. Pendant ce temps, on récitait une prière spéciale que je ne connais pas. Et quand c’était fini, il fallait casser l’œuf. L’intérieur était devenu tout noir, et au centre, là où se trouve le jaune, il y avait une sorte de monstre minuscule, comme un ver. Il fallait alors tout jeter au feu, œuf compris. Et la personne était guérie.

Ce jour-là, quand on a fait venir ma marraine pour soigner cette pauvre veuve, elle est venue chez nous et nous a raconté ce qui l’amenait à Hloukhiv. Elle disait :

– Il y a un imbécile qui s’est promené, la nuit dernière, en faisant peur aux femmes. Il est passé chez vous ?

En entendant ça, ma mère s’est mise à rire et a raconté son histoire. Elle a dit :

– Je lui ai si bien montré la route de Potijivka qu’il a sauté par-dessus la clôture. Et, s’il n’était pas ivre mort, il s’en souviendra jusqu’à son dernier jour.

Et elles riaient toutes les deux en pensant à la manière dont ma mère avait agi. Que pouvait-elle faire d’autre ? Les hommes étaient tous partis, les femmes devaient faire se débrouiller comme elles le pouvaient.

Ensuite, je lui ai demandé :

– Maman, et vous n’avez pas eu peur qu’il ne se laisse pas prendre ?

À vrai dire, il faisait nuit, et ma mère savait se montrer très convaincante… Elle m’a répondu :

– Pourquoi donc avoir peur ? J’étais chez moi. J’aurais pris mon nerf de bœuf ou ma hache pour me défendre. J’aurais lâché le chien sur lui. Tu crois que c’était le premier ivrogne contre lequel il fallait que je me défende ?

Et je savais qu’elle en était tout à fait capable.

Je pense que mon père, à ses côtés, ne se sentait pas très à l’aise. Sans compter que mes frères et sœurs, plus âgés, ne nous aimaient pas, lui et moi. Quand ils passaient près de nous, ils nous traitaient de Boches – en ce qui me concerne, ils le faisaient ouvertement. Le fait qu’il ait été soldat dans l’armée autrichienne, et qu’il soit Tchèque, qui plus est, dépassait complètement leurs capacités de compréhension. Ils lui jouaient des tours, et ma mère était obligée d’intervenir, mais, bien sûr, elle était souvent du côté de ses enfants. Il faut dire qu’au final, c’était lui l’étranger, l’intrus, et moi, je n’étais qu’une pauvre bâtarde. À l’école, les enfants m’appelaient Makonka, ce qui me plaisait bien, surtout venant des garçons, mais j’ai préféré devenir Marija Antonivna Vojnalovitch.
L’allemand, il le parlait assez bien. Parfois, il m’aidait à faire mes devoirs. Quand c’était des mathématiques, il comptait en tchèque : jedenkrát, dvakrát… Il m’apprenait à bien prononcer l’allemand, sans accent ukrainien. Et plus tard, pendant la guerre, ça m’a servi.

Quand le bruit s’est répandu qu’il y avait dans la rue Cihelná une certaine Marija qui parlait allemand comme si elle était Volksdeutsche, les Allemands sont venus la chercher pour qu’elle leur serve d’interprète. Mais quand ils sont partis, j’ai jeté mon dictionnaire au feu. J’étais terriblement en colère contre eux. Je détestais les Allemands. Et puis, ç’aurait pu être dangereux.

Si on trouvait chez toi un livre en allemand publié à Berlin, on pouvait t’accuser d’avoir collaboré. Avec les collaborateurs, on ne prenait pas de gants. Les prisonniers de guerre étaient bien mieux lotis. Ils étaient nourris, puis on les envoyait au travail, ils aidaient à réparer tout ce qui avait été détruit pendant la guerre : les ponts, les routes, les bâtiments…

Et ils avaient une chance de pouvoir rentrer chez eux, un jour. Alors qu’avec les collaborateurs, la procédure était rapide. On les fusillait, puis on les jetait dans une fosse commune. Mais, avant, on les faisait déambuler dans les rues en les harcelant. S’ils n’avaient rien à offrir au nouveau gouvernement, évidemment. Comme le vieil Omeltchouk, par exemple. Celui-là, il savait se débrouiller. Il sentait d’où venait le vent et savait retourner sa veste.

Et c’est au milieu de cette atmosphère joyeuse de lilas en fleurs et d’exécutions sommaires que la belle-mère de ma grand-mère, baba Viera de Korostychev, est venue nous rendre visite.

En fait, c’était plutôt son ex-belle-mère, mais c’était une relation de cœur. Quand elle était au Kazakhstan, baba Viera, la sœur d’Ivan, avait épousé un Allemand de la Volga dont la famille avait elle aussi été exilée dans la région à cause de leur nationalité. Mais le mariage n’avait pas duré longtemps ; l’Allemand était parti pour Moscou, et s’il n’a pas été fusillé depuis, il est probable qu’il soit déjà très vieux, car il était un peu plus âgé que Viera.

Un soir, donc, sa mère a sonné à la porte de notre vieille maison. Dieu sait comment elle avait eu l’adresse, toujours est-il qu’elle était là, sur le seuil de notre porte, avec une grande valise et des vêtements élégants quoiqu’un peu usés et sali par la poussière des routes, au printemps. Cela n’avait rien d’extraordinaire : à l’époque, les gens étaient toujours par monts et par vaux. Certains revenaient du front, d’autres des camps de travail ou de prisonniers, tout le monde cherchait son foyer, sa famille, et il régnait une telle solidarité entre qu’on laissait dormir chez soi des inconnus parce qu’on leur faisait confiance, tout simplement. Ainsi, ils étaient nombreux à défiler sous notre toit.

Je me souviens par exemple d’un certain soldat, très maigre. Je lui ai fait chauffer sur la cuisinière un seau d’eau pour qu’il puisse se laver dans l’auge, et quand il a retiré et déposé en tas ses vêtements dans un coin, je les ai vus remuer tant ils contenaient de poux. J’ai tout jeté au feu en lui disant :

– Je vais t’en donner d’autres, peut-être un peu usés, mais propres.

Des poux à la maison : il ne manquait plus que ça…

On a donc accueilli l’ex-belle-mère de ma belle-sœur, on l’a nourrie, on lui a fait chauffer de l’eau, on l’a fait entrer dans la pièce commune. Et quand elle a ouvert sa valise, j’ai cru que j’allais faire une attaque. Posé sur le dessus, il y avait un gigantesque portrait d’Adolf Hitler. Je lui ai demandé si elle n’était pas folle, d’apporter sous notre toit des horreurs pareilles. J’ai immédiatement jeté le portrait dans le poêle, et je crois qu’elle n’a pas protesté. Il s’est avéré par la suite qu’elle avait été secrétaire auprès d’un Gebietskommissar, je ne sais plus où, et à présent, elle rentrait chez elle, en Russie. On lui a donné des vêtements discrets et fait promettre sur tous les tons de ne jamais parler de sa carrière, de ne même pas y faire la moindre allusion, et que, si elle avait encore des portraits d’Hitler, ou bien des lettres, des actes officiels en caractères gothiques et marqués d’une Hakenkreuz, bref, quoi que ce soit qui ait rapport avec l’occupant, de les brûler immédiatement, car le tribunal populaire est cruel et sans merci.

Et, sur ces entrefaites, notre voisin Omeltchouk Oleksandr Grygorovitch, nous a fait le plaisir de nous rendre visite pendant plusieurs jours. Pour ma part, je pensais qu’il serait parmi les premiers qu’on passerait par les armes. Il n’avait pas été policier à proprement parler mais avait souvent aidé la police allemande, et on savait que c’était un informateur particulièrement zélé, qui recherchait activement les éléments anti-aryens, surtout les Juifs fortunés. Et le voilà assis, un brassard rouge sur l’avant-bras, en train de se balancer sur notre chaise.

Il prenait ses aises, sirotait le thé du samovar dans un verre à thé et faisait comme si de rien n’était, mais il avait l’œil aux aguets et on voyait bien qu’il cogitait, il cherchait à comprendre quelle était la relation entre nous et cette personne qui parlait russe, mais avec un léger accent. Il était clair que la belle-mère devait partir. Je lui ai emballé quelques provisions et au petit matin, avant l’aube, je l’ai emmenée dans le brouillard, à travers le jardin et le pré, jusqu’à la rue Leninova. Puis, d’un pas léger de promeneuses, on est descendues jusqu’à la Myka et on a suivi la berge jusqu’au confluent, dans le centre-ville. Ensuite, je lui ai montré la route de Kiev, en passant par Kotcheriv, et je lui ai expliqué où elle pouvait rejoindre la vieille route, si elle le souhaitait.

Puis je l’ai remise à Dieu.

 

Traduit par Benoît Meunier