Zoe
(…)
Il serait injuste de dire que l’agence les avait laissés entièrement livrés à eux-mêmes. On répondait parfois à leurs e-mails, et, de temps en temps, Juli parvenait même à avoir quelqu’un au bout du fil. C’était notamment le cas lorsque l’employée de l’agence sortait de son abri anti-bombardements situé dans une bouche de métro pour se procurer à manger. Elle traitait ses messages depuis un bureau installé entre une colonne et un des murs de la station Arsenalna, la plus profonde au monde, à ce qu’on disait, de sorte qu’elle s’y sentait en sécurité. Elle avait expliqué en détails à Juli qu’elle commençait toujours par rédiger plusieurs dizaines d’e-mails à ses clients de l’Europe entière, puis qu’elle devait remonter d’une centaine de mètres, jusqu’à la surface, pour trouver du réseau. Bien sûr, la plupart des clients étaient désespérés, comme ce couple gay, des Anglais plus tout jeunes censés recevoir des jumeaux d’Ukraine et qui tentaient maintenant de rapatrier à l’Ouest la mère porteuse dans son neuvième mois, mais tout était devenu terriblement compliqué.
En ce qui concernait Zoe, elle était beaucoup plus succincte. Il fallait qu’on vienne la chercher à Kiev, c’est tout. Elle avait promis que la petite serait prête, et que ses bagages seraient bouclés à temps pour partir à Berlin.
À cause des barrages omniprésents, la traversée de la ville prit un temps infini. Plus ils approchaient de la maternité, plus le déplacement était lent, mais le GPS finit tout de même par les guider jusqu’à un bâtiment moderne. En voyant les places de parking vides, ils comprirent que les services de l’établissement étaient perturbés, mais le bâtiment était intact. Aux fenêtres, depuis cet angle, on voyait même briller un ciel bleu dont la lumière déclinait déjà, ce que Juli interpréta comme un bon présage.
– Un jour, on lui racontera qu’on a risqué notre vie pour elle, déclara-t-elle.
Franz coupa le contact et regarda autour de lui. Ils ne s’étaient pas encore retrouvés dans une situation véritablement pénible, de sorte que cette remarque lui faisait plutôt l’effet d’une menace et lui était un peu désagréable. Ils détachèrent leur ceinture de sécurité, leurs regards se croisèrent et ils échangèrent un signe de tête.
À nouveau, le vent glacial les enveloppa. Il devait faire dans les moins cinq, avec un ressenti de moins dix, du moins s’il existait par ici quelque chose d’aussi délicat que la température ressentie, se dit Franz. Ils franchirent rapidement la distance qui les séparait de la porte principale. Quand il saisit la poignée, il s’avéra qu’elle était fermée. Juli posa les mains sur les vitres et tenta de jeter un œil à l’intérieur, dans les couloirs sombres aux murs ornés de frises colorées. Franz toqua du doigt contre la porte.
À cet instant, une jeep militaire s’arrêta brusquement dans la rue et un homme en treillis en sortit. Juli se figea et Franz sentit l’adrénaline submerger son corps. L’homme monta les marches quatre à quatre, il se dirigeait droit devant eux en leur criant quelque chose qu’ils ne comprenaient pas et en gesticulant, l’air énervé.
Franz s’était déjà mis en position défensive quand une femme enceinte s’extirpa de la jeep avec difficultés. À cet instant, le militaire était en train de secouer violemment la porte, sans aucun résultat, et de faire des signes à la caméra placée au-dessus de l’entrée.
Franz prit une grande inspiration, et, surtout pour se calmer lui-même, il vint donner une tape amicale sur l’épaule de l’Ukrainien. Pendant ce temps-là, derrière la porte, le concierge était apparu et avait ouvert la porte ; à présent, il s’expliquait à toute vitesse avec le soldat. Juli aida la femme enceinte à entrer dans la maternité, où elle fut prise en charge par deux infirmières, tandis que le militaire remontait dans sa voiture et disparaissait.
Ils avaient donc réussi à entrer à l’intérieur. Mais, maintenant, le concierge ne voulait pas les laisser accéder à la réception. Tout ce qu’il avait compris, apparemment, c’est qu’ils ne parlaient ni ukrainien, ni russe, et cela lui semblait louche, probablement. Ou peut-être qu’il attendait de recevoir un pot-de-vin : Juli savait que l’Ukraine souffrait d’un taux de corruption élevé. Elle tira de son sac à main une chemise contenant des documents méticuleusement classés et les disposa sur le guichet. Le gardien désigna le téléphone qu’il finit par décrocher, mais ne parvint à joindre personne et recommença cinq minutes plus tard, comme si, entre temps, l’appareil avait eu le temps de refroidir ou de réfléchir à leur proposition. Cette fois, sa tentative fut couronnée de succès, mais le seul résultat immédiat fut qu’il leur montra des chaises alignées le long d’un mur, puis retourna à ses écrans : l’un diffusait les images transmises par les caméras de sécurité et l’autre les actualités, volume à fond.
– J’ai eu peur, j’ai cru qu’il voulait nous faire monter dans sa voiture, dit Franz.
– Moi, au début, j’ai cru que c’était sa femme.
Dehors, la nuit tombait lentement, les lampes de secours illuminèrent légèrement le couloir. Après une demi-heure d’attente, le téléphone de Franz se mit à vibrer dans sa poche. Avant de décrocher, il montra l’écran à Julie, puis appuya sur l’icône du haut-parleur afin qu’ils puissent les tous les deux entendre Inna.
C’était la première fois qu’ils parlaient avec elle depuis l’accouchement. L’avant-veille, elle leur avait envoyé un message laconique : « Baby ok ». Franz avait montré le message à Juli dans la salle de bain de l’appartement de Schlegelstraße, et ils s’étaient serrés dans leurs bras sans dire un mot. Ensuite, Franz avait ouvert une bouteille de champagne et avait plaisanté en disant qu’au moins, la gestation pour autrui avait l’avantage que la mère pouvait fêter la naissance de son enfant immédiatement.
– Et elle peut aussi faire tout de suite l’amour, puisqu’on n’a pas dû la charcuter et qu’elle n’est pas à moitié morte, avait ajouté Juli une heure plus tard en se pelotonnant contre lui.
À présent, dans son anglais approximatif, Inna s’excusait de ne pas avoir pu répondre au téléphone, ni à leurs messages. Tout de suite après l’accouchement, il avait fallu qu’elle s’occupe de sa grand-mère et qu’elle la fasse sortir de la ville d’Irpin occupée. Tout s’était bien passé, l’accouchement et l’opération de sauvetage, même si, à cause d’une alerte au bombardement, Inna avait dû donner naissance dans la cave de la maternité, et sa grand-mère avait dû faire une partie du chemin dans un charriot de supermarché déglingué ; elle était arrivée à bon port bien avec une des roulettes en moins.
– On est à la maternité, on est venus chercher Zoe, dit Juli.
Le téléphone resta un moment silencieux, puis Inna répondit :
– C’est bien que vous soyez là. C’est justement pour ça que je vous appelle.
– Pourquoi ? demanda Franz dès qu’elle eut achevé sa phrase.
– J’aimerais vous demander d’emmener ma grand-mère. Avec vous, en Allemagne.
Juli regarda Franz. Toute sa vie, son maladroit David s’était efforcé de rester juste, et il était resté naïf par la même occasion ; s’il y avait ici quelqu’un qui était capable de faire preuve de stratégie, c’était bien elle et personne d’autre. Bien sûr, ils auraient pu emmener la grand-mère ; bien sûr, c’était leur devoir moral. Mais cela pouvait aussi signifier qu’Inna allait refuser de leur donner son bébé. Et ça, ç’aurait été le pire cauchemar qui soit. Ils s’étaient forgé l’image d’une femme intéressée, prête à faire commerce de son propre corps, ce à quoi elle avait tout à fait le droit, mais que savaient-ils d’elle, au juste ? C’était peut-être la première fois qu’elle donnait naissance, et ça avait pu la chambouler. Mais, en réalité, ce n’était probablement qu’une femme apeurée qui avait besoin qu’on l’emmène dans un endroit sûr, ce qui était tout à fait compréhensible. Le problème, c’est qu’une personne dans cet état pouvait succomber à ses hormones, c’est-à-dire à ce qu’il y avait de plus incertain en elle.
– On aimerait bien vous aider, dit Juli, le regard planté dans les yeux de Franz, mais il faut qu’on réfléchisse à la meilleure manière de s’y prendre. Et puis, on n’a même pas encore pu récupérer Zoe. Ça fait au moins une heure qu’on attend dans un couloir de la maternité que quelqu’un s’occupe de nous.
À nouveau, à l’autre bout du fil, le silence.
– Elle est avec moi, dit Inna tout bas. Il faut que vous veniez ici et que vous nous emmeniez tous, sinon, vous ne l’aurez pas.
– Mais, attendez… dit Franz, le souffle court, comment ça se fait que Zoe soit avec vous ? Ça ne va pas, c’est contraire à tout…
– Il faut que vous veniez, c’est tout. Maintenant, on est un peu comme une famille.
L’infirmière les mena au bout d’un long couloir qui tournait sans arrêt d’un côté, puis de l’autre. Au plafond couraient des conduites d’eau chaude enveloppées de plaques en métal argenté, et, à certains endroits, de l’eau gouttait des canalisations pour former des flaques couleur de rouille. Franz entendait un grondement dans les conduites – à moins qu’il ne commence à dérailler à cause de tout ça ? Il n’avait pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures, et passé la plupart de cette période au volant, Juli ne l’ayant relayé que deux fois, pour deux heures environ. Même si elle avait un double des clés de la voiture, elle n’aimait pas conduire, surtout dans des endroits qu’elle ne connaissait pas. D’un autre côté, ça ne faisait jamais que vingt-quatre heures, et il trouvait bizarre, pour ne pas dire inquiétant, le fait qu’on puisse passer ainsi d’un univers à l’autre, en l’espace d’une seule journée.
Devant eux, l’infirmière marchait si vite qu’ils avaient du mal à la suivre. Elle leur dit qu’elle était seule pour assurer sa garde. Pour finir, ils durent passer dans un autre bâtiment où on rassemblait les enfants issus de gestatrices de toutes les maternités de Kiev, parce que, à ce qu’elle disait, on ne savait pas encore ce qu’on allait faire d’eux. Pour Franz, les choses étaient claires : ils étaient obligés de les entreposer à la manière d’une marchandise que le client n’avait pas encore récupérée.
– Toujours rien ? demanda Juli, marchant au pas de course.
Franz vérifia l’écran de son téléphone et hocha la tête.
– À tous les coups, elle bluffait. Sinon, elle aurait déjà envoyé la photo. Elle veut qu’on vienne la chercher, c’est pour ça qu’elle a écrit l’adresse sans envoyer la photo de Zoe.
– Moi, je comprends qu’elle veuille partir d’ici.
– Bien sûr que c’est compréhensible ! répondit Juli en haussant la voix.
Malgré ce qu’elle avait écrit dans son article pour Die Zeit, à présent, elle avait honte des accents métalliques que produisait son allemand alors qu’il résonnait dans ce souterrain de Kiev. L’infirmière se retourna et lui lança un regard réprobateur.
– Bien sûr que c’est compréhensible, répéta Juli sur un ton plus doux, mais on ne va pas la laisser nous faire du chantage, quand même. Et puis, ce n’est pas la peine de me dire ce qui est compréhensible et ce qui ne l’est pas, nom de Dieu.
Ils arrivèrent enfin au bout du couloir. L’infirmière ouvrit une lourde porte d’acier qui était visiblement censée résister à une explosion, et il s’avéra qu’elle étouffait parfaitement les sons. Par la fente séparant les deux battants, des pleurs d’enfant se déversèrent sur eux, et, dès que l’infirmière eut ouvert la porte à fond, ils virent une pièce où une vingtaine de petits lits étaient entreposés le long des trois murs, l’un à côté de l’autre, tous occupés, garnis d’un nouveau-né.
Juli en eut le souffle coupé. La plupart des enfants dormaient, mais plusieurs d’entre eux hurlaient à pleins poumons. Ils demandaient de la nourriture, de l’amour, un retour dans la matrice originelle, et ceux qui avaient faim ou se sentaient abandonnés, mécontents, réveillaient les autres avant de sombrer eux-mêmes dans le sommeil. L’infirmière saisit un biberon de lait et se mit à faire la tournée.
Sur une table, un autre biberon rempli de liquide grisâtre était posé, mais ni Juli ni Franz n’osèrent lui venir en aide. Tout cela était trop effrayant. Juli avait déclaré qu’un jour, ils diraient à leur enfant qu’ils avaient risqué leur vie pour lui. C’est avec cette idée en tête qu’elle était partie pour Kiev, pour cette mission de sauvetage qui devait faire d’eux des héros, au moins partiellement, puisqu’elle n’avait pas été capable de mettre au monde elle-même son bébé. Elle se sentait blessée quand elle entendait ses amies raconter leurs difficultés pendant la grossesse : ce qu’elles avaient en tête, c’étaient des nausées ou l’apparition d’un petit duvet sous le nez. Moi, j’ai fait deux fausses couches ! avait-elle envie de leur crier. Et, la deuxième fois, c’était presque un bébé, déjà ! Mais elle gardait ses réflexions pour elle, évitait de mentionner son presque-bébé et ne divulguait même pas l’opération spéciale non militaire qu’elle allait mener en Ukraine. Le temps de raconter viendrait ensuite, quand elle les croiserait au parc, avec sa poussette. Et, ces derniers mois, elle s’était mise à penser qu’il ne s’agirait pas d’un énième récit déprimant de gestation pour autrui qui susciterait au mieux des regards compatissants, mais d’une histoire de responsabilité, de courage, une histoire dramatique, celle d’une mission de sauvetage à travers la moitié de l’Europe. Vous avez peut-être vu sur Facebook mes photos de Kiev, lancerait-elle, et, tandis qu’elle commenterait la situation du pays dévasté par l’agression russe, Zoe respirerait tranquillement dans sa poussette, constituant son propre réseau de synapse entre ses neurones pour devenir, un jour, aussi intelligente que Juli et réussir sa vie comme elle.
Mais, à présent, Julie n’avait plus guère envie de prendre des photos. Cette vingtaine d’enfants quasiment identiques, dans cette salle souterraine, lui rappelait vaguement un film de science-fiction. Elle n’avait pas du tout le courage de chercher lequel de ces petits êtres, qui n’étaient désignés que par des numéros, pouvait bien être Zoe.
– Depuis le début de la guerre, vous n’êtes que le troisième couple à venir chercher un enfant, dit l’infirmière dans un anglais étonnamment bon. Nous ne savons vraiment pas ce qu’ils vont devenir. Vous savez que, tant que personne n’est venu les chercher, ils n’ont même pas de nationalité ? D’un point de vue légal, ils ne sont même pas ukrainiens.
Ça, Juli et Franz le savaient très bien, et, à vrai dire, ça les arrangeait plutôt. Ils voulaient une petite Allemande comme d’autres veulent un petit Français, une petite Anglaise ou un petit Belge.
– C’est fait de telle façon que les mères porteuses doivent immédiatement donner leur enfant alors que les clients, eux, ne sont pas tenus de les récupérer. On suppose que, du moment qu’ils ont payé une somme pareille, l’enfant est important pour eux. Seulement, avec la guerre… dit l’infirmière, et elle se mit à se lamenter.
Juli sortit de son sac à main un dossier contenant des documents qu’elle tendit à l’infirmière ; celle-ci disparut dans une pièce de derrière qui devait servir à la fois de bureau et d’entrepôt. Par la porte entrebâillée, ils la virent ouvrir un épais classeur.
Juli et Franz échangèrent un regard qui ne disait rien d’autre que le fait qu’ils étaient là, tous les deux. Il ne disait même pas clairement s’ils étaient ensemble ou non.
– Numéro cinq, cria l’infirmière.
Ils se regardèrent à nouveau, mais, cette fois, quelque chose s’était glissé dans leur regard, quelque chose de neuf qui se condensa entre eux et rebondit en tintant sur le sol en béton. Comme une pièce, lorsqu’on tire à pile ou face. Franz prit Juli par la main et ils firent quelques pas jusqu’à un petit lit recouvert d’une couverture violette.
Le bébé dormait, il avait un peu de salive blanche séchée au coin des lèvres. L’infirmière sortit un linge humide et essuya la salive comme si elle lustrait une marchandise devant des clients, au dernier moment.
– Vous pouvez nous montrer ses documents ? demanda Juli.
L’infirmière retourna dans le bureau et en ramena des papiers qu’elle avait pris dans un classeur. Tous étaient rédigés en cyrillique.
– Elle vous ressemble, dit-elle à Juli avec un sourire, et elle lui tendit son acte de naissance provisoire.
Elle lui ressemble ? Franz avait l’impression que le bébé qui était devant eux ressemblait beaucoup plus à tous les autres bébés de la pièce qu’à eux deux. Non que ça puisse avoir un sens particulier : tous les enfants de la pièce se ressemblaient comme si leur visage reflétait la même expérience collective vécue. Pendant un instant, il eut le sentiment qu’ils auraient pu choisir n’importe quel bébé, et que cela n’aurait rien changé. Est-ce que Juli n’avait pas dit que presque tout en l’humain était créé par la société ? Est-ce qu’elle ne lui avait pas déjà expliqué plusieurs fois que nous ne sommes rien d’autre qu’une construction sociale portant des fringues par chères produites dans des sweatshops, des ateliers de misère ?
Juli tenta quelques instants de déchiffrer l’acte de naissance puis se tourna vers l’infirmière, mi-désespérée, mi-en colère :
– Qu’est-ce qui me dit que c’est bien notre enfant ?
– Je peux vous le traduire, proposa la femme. Mais il y a la signature de la mère porteuse et le cachet de l’agence. Tout est en règle.
– En fait, on n’est pas sûrs que la mère porteuse n’ait pas gardé l’enfant, intervint Franz afin de désamorcer le conflit. Au téléphone, elle nous a dit que le bébé était avec elle. C’est une situation un peu désagréable, mais nous ne la croyons pas vraiment.
– C’est tout à fait exclu, affirma l’infirmière. Comme je vous le disais, la mère est tenue de donner son enfant juste après la naissance, elle ne le voit pas. C’est un point essentiel, vous comprenez.
– Dans des circonstances normales, peut-être, répondit Franz. Evidemment, nous n’avons pas l’intention de soupçonner qui que ce soit, mais vous comprenez bien qu’il nous faut des garanties. Est-ce qu’il serait possible…
– Il faut qu’on fasse un test ADN, l’interrompit Juli.
Franz la regarda d’un air surpris et l’infirmière poussa un soupir.
– Je vous conseille d’emmener votre fille rapidement, avant que la ville ne soit encerclée, et de faire faire le test une fois en Allemagne. Ici, personne ne sera en mesure de le faire.
– C’est notre droit ! aboya Juli.
– Mais nous n’avons pas les moyens. Vous ne voyez pas que nous sommes dans une cave ? dit la soignante en agitant les bras.
– C’est notre droit, répéta Juli.
– Je pense que c’est aussi notre droit qu’on ne bombarde par nos hôpitaux. Et vous, vous avez les moyens de faire en sorte que ça cesse. Mais vous ne les utilisez pas comme vous le pourriez. Voilà pour ce qui est de vos droits !
– Et si on se rend compte que ce n’est pas Zoe ? demanda Juli plus bas, consciente soudain de sa faute d’occidentale. Admettons qu’on fasse le test en Allemagne, et ensuite ?
– C’est elle. C’est l’un des rares bébés qui a la chance qu’on soit venu le chercher. Et je vous en remercie, dit l’infirmière sur un ton conciliant. Vous savez, ça arrive aussi dans des circonstances normales. Qu’est-ce qui se passe quand le bébé a un bec-de-lièvre, à votre avis ? Ou quand il lui manque un doigt ? Ou quand le couple se sépare pendant les mois de gestation ? Ici, en Ukraine, on dispose d’établissements où on envoie ce genre d’enfants abandonnés. Vous ne voulez tout de même pas que ce soit le cas de votre fille ? Ce ne sont pas des endroits très agréables, croyez-moi, même quand on n’est pas en guerre.
Juli s’appuya le dos contre le mur, puis elle posa les mains sur ses genoux, glissa le long du mur et se mit à pleurer, à moitié accroupie. Pas parce qu’elle était touchée, mais parce qu’elle était définitivement submergée par le sentiment de faute. Comment de telles choses pouvaient-elles se produire en Europe ? Des nouveau-nés abandonnés entassés dans une cave, dans une ville sur laquelle s’acharnaient des missiles sans raison valable. Les enfants de gens qui, comme toujours, voulaient avoir ce qu’ils ne pouvaient pas. Elle était sur le point de s’avouer qu’elle en faisait partie, mais, à cet instant, Zoe se mit à pleurer, elle aussi.
Franz, qui allait se pencher vers Juli pour la consoler, se figea.
– Vous voyez, c’est un signe de Dieu, dit l’infirmière à Juli. Vous êtes liées comme une mère et sa fille. Enfin, je devrais dire : en tant que mère et fille, vous êtes liées.
À la faible lueur de la lampe de bureau, Franz regardait Juli qui dormait, tournée vers le mur. Elle devait avoir juste les yeux fermés, elle ne dormait probablement pas, elle non plus, mais elle n’avait plus envie de parler et ne voulait plus regarder le monde. Zoe était allongée sur sa poitrine et elle était la seule des trois à s’être réellement endormie. Elle prenait ses aises entre les seins de Juli, la tête légèrement tournée vers Franz. À présent qu’il pouvait les examiner toutes les deux tranquillement, l’une à côté de l’autre, il voyait bien que Zoe avait effectivement les lèvres de la même forme que celles de Juli, minces et droites, surtout celle du bas. Au début de leur relation, quand ils s’embrassaient encore, il agaçait Juli en lui disant que sa lèvre supérieure était comme tiret entre ses deux joues.
Il ne prenait vraiment conscience qu’ils avaient un enfant qu’à présent. Et que la manière dont il était arrivé n’avait pas d’importance. Son grand corps était devenu un corps de père, et il allait à présent accompagner dans le monde quelque chose de fragile qui allait grandir tout doucement. Il allait l’accompagner et le protéger pour qu’il puisse évoluer jusqu’à avoir sa propre vie, une vie que, pour l’instant, personne n’était en mesure de prévoir.
L’infirmière était assise à son bureau, elle notait quelque chose dans des fiches puis envoyait des messages sur son portable, alternativement. La nuit était tombée depuis longtemps sur Kiev, le couvre-feu interdisait de sortir et elle leur avait permis de rester dormir à la maternité pour une nuit. Avant qu’ils ne s’installent dans son bureau, ils étaient retournés à la voiture pour récupérer la nourriture et les médicaments qu’ils avaient emporté de Berlin. Ils allaient repartir tôt le lendemain, il n’y aurait pas d’autre occasion de donner ces affaires à quelqu’un d’autre, et elles seraient certainement utiles ici.
Franz se souviendrait toujours ce qui s’était produit ensuite. Un obus qui avait explosé ? Non. Au moment où une larme coulait sous la paupière fermée de Juli, les sirènes s’étaient mises à hurler. Il ne s’était rien passé d’autre, mais la larme de Juli et le cri des sirènes devaient pour toujours rester liés dans l’esprit de Franz, comme si cette larme qui roulait sur le visage de la femme aimée était elle-même à l’origine du long gémissement nocturne. Une larme de Juli est une raison suffisante pour sonner l’alarme, se dit Franz, ému. À ce moment-là, ce genre de pathos lui faisait du bien.
Il se sentait enfin vivant, après si longtemps. Il toucha délicatement le visage du nouveau-né, juste pour en sentir la chaleur. Ensuite, il s’endormit à son tour pour plusieurs heures.
Et pendant qu’il dormait, Kiev se couvrait de neige.
(…)
Traduit par Benoît Meunier