Dimanche des rameaux
12 avril 1903
(Commencement)
Le signe
« Il se passe quelque chose », nota ce dimanche-là avant le déjeuner, dans son épais journal, Méthode Le Quarante-troisième, assis à sa vieille table de chêne en compagnie d’une lampée d’une vin rouge légèrement plus âpre que celui que l’on trouve là-bas, dans le monde lointain des fleuves indolents et des vastes plaines, car dans la vallée de montagne où il se trouvait les grains de raisin dépassaient rarement la taille de prunelles et ils étaient d’ordinaire atteints par le gel avant d’avoir le temps d’arriver à maturité. Ce sera certainement par la volonté de Dieu, se disait-il tant au sujet du vin que des étranges présages qu’il consignait sur une feuille volante en les alignant bien les uns à côté des autres dans l’espoir qu’un jour en découle une signification évidente.
Le présage d’aujourd’hui, c’était les bottes trempées d’Anne de la Croix qu’il avait remarquées pendant la messe, au moment où il avait déposé l’hostie dans sa bouche. Le feutre gris était imbibé d’eau presque jusqu’aux chevilles, ce qui formait des cartes sombres. Il savait que pour se rendre à l’église la vieille femme prenait un raccourci par l’étang communal, elle faisait ça chaque dimanche car le samedi elle aimait bien boire son petit coup de gnole de prune et, le matin venu, elle avait du mal à se lever. Il le sentait à son haleine quand il lui donnait l’absolution, toutefois dans cette commune même les petits enfants savaient marcher sur l’eau sans aucun risque et ce, même les jours où le vent du nord soufflait en bourrasques, que dire alors d’un jour comme celui-ci où pas la moindre feuille d’arbre ne tremblait. Quand on était adulte on ne laissait que très rarement à la surface calme de l’eau quelques légers cercles ondoyants, et il ne fait aucun doute que les hommes qui rentraient de l’auberge en passant par l’étang avaient largement plus levé le coude que cette vieille Annie qui, une fois la semaine, chassait la froidure de ses os et d’occasionnels cauchemars de son vivoir à coups de gnôle. Par la fenêtre de son bureau, Méthode regarda la girouette à hélice en cuivre qui lanternait, immobile, sur le toit de la mairie. C’était dimanche et ici le vent ne souffle jamais le dimanche. C’est pour cette raison que les habitants de cette localité le nomment jour de l’immobilité. Quel que soit le temps durant la semaine, vent violent, bise et pluie cessaient le dimanche. L’eau avait-elle besoin de descendre du ciel sur la terre qu’elle se disséminait en minuscules gouttelettes suspendues dans les airs, presque inertes et qui attendaient lentement, patiemment, le moment opportun où elles pourraient, discrètement, se coller aux choses et aux êtres qui perturbaient la quiétude de ce jour saint. En ces temps et ces lieux, ces eaux-là n’étaient pas nommées brouillard car embrumer et brouiller la manifestation des choses n’avait aucun sens, il s’agissait au contraire de l’affiner, de la couvrir des voiles permettant de chercher dans les choses d’autres sens et significations que ceux qui apparaissaient évidents lors des journées claires et ensoleillées.
En ce jour où tout commença il n’y avait pas le plus petit nuage dans le ciel et sur cette toute petite ville qui porte le nom de Saint-Georges, le matin s’était levé tranquillement, doucement, sans brouillard. Le silence matutinal n’avait été perturbé que par les cloches de l’église qui accompagnaient les paroissiens sur le chemin de la messe, résonnant faiblement à proximité de l’église et semblant sonner trop fort au loin, dans les champs. Pour les habitants c’était là une évidence anodine et ils ne s’interrogeaient aucunement sur le bien-fondé physique de ce phénomène inhabituel car ils ne se doutaient pas qu’il était atypique, il leur semblait même logique. C’est que dans la commune, qui n’était pas si grande de sorte que le haut clocher blanc de l’église avec sa grande horloge était visible depuis toutes les maisons, il n’était pas important d’entendre la cloches sonner fort tandis que dans les champs et les bois, l’annonce du midi ou de l’angélus était utile à chacun. C’est seulement bien plus tard qu’Ulysse Pasteur, en rapportant dans sa valise en bois, entre autres choses utiles, un manuel de physique newtonienne rédigé par l’illustre seigneur Alexandre de Fauvert dès l’an 1853, mènera les habitants à distinguer ce qui était habituel de ce qui était simplement ordinaire. Ce sera toutefois en un temps où l’on n’entendra plus les cloches car leurs voix épargneront leur temps pour les jours où il sera nécessaire qu’elles sonnent en continu, parce que rien d’autre ne pourra recouvrir le vacarme de l’ouverture des portes du nouveau siècle… mais n’anticipons pas, tout cela n’aura lieu que bien plus tard. Ulysse Pasteur et sa valise en bois étaient encore loin ce matin-là.
Très loin. Encore que le train qui allait le ramener de ces lieux lointains fût en chemin, dévorant inexorablement mile après mile.
Ce jour-là, comme tous les dimanches, une meute de loups fit halte dans le village. Le temps de la messe dominicale la commune leur appartenait. On disait qu’ils gardaient les maisons pendant que leurs occupants étaient à l’église, mais ils devaient probablement juste contrôler leur territoire. La meute arriva comme toujours vers les sept heures et demie, alors que le soleil était déjà au-dessus de l’horizon, pour que tout le village voie que tout irait bien, que tandis qu’ils écoutaient la parole du Seigneur, le Seigneur veillait par l’intermédiaire des loups sur leur maisons et leurs cours aux portes et portails non verrouillés. Et les loups se comportaient comme se comportent au matin les loups finissant de digérer leurs victimes nocturnes. Paresseusement couchés sur la place, près de la statue de Saint Joseph, patron de tous ceux qui se rendaient dans le monde éloigné des fleuves indolents, des vastes plaines et des champs plus fertiles. À l’ombre des trois vieux tilleuls ils attendaient humblement d’avoir fini de digérer, ouvrant grand la gueule pour bailler, profitant du calme de cette journée de printemps.
Ils étaient encore là au moment où Méthode Le Quarante-troisième regardait la place par la fenêtre de son bureau. Les villageois qui s’en revenaient de la maison du Seigneur étaient justement en train de passer auprès d’eux. Personne ne prêtait grande attention à la meute. Les hommes se contentaient de lever nonchalamment leurs chapeaux lorsqu’ils passaient à côté des imposantes louves et les femmes fléchissaient légèrement les genoux en signe respect, reproduisant la révérence que leur avait peu de temps auparavant enseignée Angela, fille du notaire et officier d’état civil Olszány, qui avait passé sa jeunesse dans une ville du monde des plaines et avait appris de nouvelles bonnes manières sans lesquelles une femme, actuellement, ne peut devenir une dame. Seul Cornélius Le Maïeur s’inclina bien bas, cérémonieusement, devant la meute. C’était son obligation puisqu’en tant que maire élu il était le représentant des gens de la commune. Le plus fort des combattants de la meute, un robuste mâle noir, se mit sur ses quatre pattes, renifla ses bottes et frotta son long cou contre sa cuisse. Tout allait bien…
Les gens en manteau d’hiver, sous lesquels ils commençaient à faire chaud en cette arrivée du printemps, rentraient sans se presser en leurs foyers. Ils posaient sur les fourneaux casserole d’eau pour la soupe et cocotte de viande de mouton puis savourant qui du tabac, qui la senteur des bourgeons prêts à éclore, qui encore le calme et le silence, ils laissaient le dimanche couler vers son midi.
Patiemment, sans un bruit, les trois vieux tilleuls projetaient leurs ombres vernales encore longues sur la terre tout juste dégelée et les enfants désœuvrés folâtraient avec les louveteaux, agaçaient les vieilles louves dont les mines montraient qu’elles ne souhaitaient rien d’autre qu’un moment de calme et qui, pourtant, ne cachaient pas à la face du monde leur joie sans paroles, l’amour et la fierté qui montaient en elles à la vue de cette jeunesse bondissante, lupine autant qu’humaine. Même les vieux chasseurs dont les coins de gueules jamais ne voyaient sécher le sang des biches occises se laissaient, en ce jour de l’immobilité, tirer les oreilles et la queue sans faire montre de leur autorité naturelle, ne serait-ce que par un grognement ou un retroussement de babines… La Bible, qui comprend cette image des lions et des agneaux vivant conjointement en paix, trouvait chaque semaine sa réalisation sur la place centrale de ce village sis entre de hautes montagnes, dans l’un des nombreux bout du monde existants.
Tous les nouveaux arrivants avaient besoin de beaucoup de temps pour s’habituer à cette réalité et le reste du monde n’en apprit jamais rien, car pour l’univers éloigné des plaines cette réalité était si inconcevable et incompréhensible que personne n’en aurait jamais rien cru. Par conséquent les quelques initiés auxquels le destin avait permis de s’égarer jusqu’à ces confins non oubliés de Dieu, voire encore habités par Dieu, préféraient garder ça pour eux.
Le prêtre Méthode Le Quarante-troisième, lui aussi, avait mis beaucoup de temps à s’habituer aux états de fait locaux. Des semaines durant, les loups, les vents et les miracles avaient suscité sa frayeur, il se souvenait encore aujourd’hui que la peur l’empêchait de dormir la nuit, jusqu’au moment où il avait fini par comprendre que ce petit bout de terre était tout simplement une création de Dieu, à l’instar de la baleine ou l’ornithorynque par exemple, et que Dieu ne faisait qu’y montrer sa grandeur et son ineffabilité.
Le fait qu’aient lieu, du point de vue des habitants du monde des vastes plaines, ici, à Saint Georges, des miracles quasi quotidiens et que presque n’importe qui pouvait les accomplir, y compris ceux qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, y compris des pécheurs, il avait préféré ne pas le déclarer aux représentants du Saint Siège. D’une part pour ne pas les irriter, d’autre part pour éviter qu’ils ne l’excommuniassent en tant que fol et juridiquement irresponsable à qui ne serait reconnues ni retraite, ni indemnités de bouche et vêture, qui reviennent de droit aux prêtres ayant accompli leur service. Dans le tiroir de la vieille table de chêne, sur laquelle il écrivait son journal et ses prêches hors du commun, il avait enfermé quelques feuilles de papier jauni sur lesquelles, des années plus tôt, peu après son entrée dans cette paroisse, il avait noté toutes les choses extraordinaires dont regorgeait ce recoin du monde. Fort heureusement, il avait été assez perspicace pour ne jamais les adresser à personne. Si bien que nul n’avait à se creuser la cervelle sur les raisons pour lesquelles Georges Le Chuchoteur, bûcheron de son état, n’utilisait pas de hache pour couper les arbres mais s’en allait par la forêt, posait son oreille sur les troncs des sapins et des chênes et quand il entendait que le temps donné à l’arbre était accompli, il chuchotait : « Tombe, ton heure est venue ! » Alors l’arbre tombait à terre de telle façon que le poids de son tronc, dans sa chute, arrachait du sol ses racines.
Personne n’avait donc non plus à se soucier du cas de Marie aux doigts tendres comme la mousse, qui d’une imposition de mains ôtait la maladie aux gens et qui, tous les soirs, lavait longuement ces mains transies à l’eau glaciale du ruisseau et tout le mal et la douleur étaient emportés vers en bas, vers le monde des vastes plaines et des fleuves indolents. Personne ne se doutait de l’existence de Vincent Le Casseur qui, dans la carrière, cassait la pierre en jouant sur un vieux flûtiau de métal, ni d’André Demichamp qui d’une simple prière relevait du sol le blé brisé par la grêle et, au printemps, retenait l’éclosion des bourgeons de pommiers et cerisiers de sorte qu’elle n’ait pas lieu avant la fin des dernières gelées… N’eut été le fait que le temps mûrissait également sur cette petite ville, et le fait que le nouveau siècle qui approchait à pas rampants et implacables devait être plus fort, plus intelligent et plus beau que toutes les ères qui l’avaient précédé, personne n’aurait jamais rien su de tout cela, ni même de la résurrection d’Ulysse Pasteur, de son grand amour pour la belle Julie du monde des vastes plaines, ni de sa mission encore plus grande qui du monde des temps anciens avait fait pour de bon un monde de légendes anciennes.
Au début de la fin de cette époque, après la messe, le prêtre Méthode Le Quarante-troisième regardait par la fenêtre du presbytère la meute de loups et la bande de gamins sur la place du village et, comme chaque semaine, il avait le sentiment aujourd’hui aussi que Dieu, qui n’avait pas besoin d’être crucifié pour affirmer aux gens que l’éternité existait, lui parlait.
Midi finit de sonner. Les maîtresses de maison regardaient dans leurs marmites en se disant qu’il était temps d’appeler leurs rejetons et leurs maris à passer à table. Au même instant le loup noir, le meneur de la meute releva la tête, dressa ses oreilles et sa queue. Tous les enfants, loups comme humains, se calmèrent et le groupe des loups quitta le village presque sans un bruit car au loin, quelque part, le cœur d’une biche frappait ses derniers coups, pulsant son sang rouge clair dans ses membres et ses organes pour les garder chauds et juteux jusqu’à ce que viennent s’y planter les crocs des seigneurs de ces montagnes.
Tous les enfants s’en retournaient chez eux retrouver leurs mamans et leurs assiettes, la prière du repas et les fumets du rôti dans lequel ils mordraient avec la même gratitude, le même plaisir, que leurs homologues loups.
« Tu fais bien, mon Dieu, de garder ce jour dans le calme et la paix », dit en se signant devant son repas Méthode Le Quarante-troisième, et il rompit le pain encore chaud que, comme chaque semaine, lui avait apporté Aurel, le fils d’Isidore Le Boulanger. Il ne savait rien des projets de Dieu et il ignorait qu’avant la fin de cette journée le messager des temps nouveaux, avec ses bottes ferrés et son grand manteau vert molletonné, entrerait au village apportant une valise remplie de miracles de l’existence desquels Dieu lui-même ne se doutait pas.
Traduit du tchèque par Eurydice Antolin.