Emma Kausc

Perturbation de l’intrigue

2024 | Host

III. RITUEL POUR INITIÉS

2011

Une personne, et il s’agit souvent d’une femme, naît pour la seconde fois au moment où elle décide de ne plus être l’objet d’un regard oppressant. Elle choisit d’être celle qui regarde. Elle choisit d’être partie prenante d’un accord tacite entre deux paires d’yeux, d’une érotique consensuelle.

La littérature abonde en regards masculins auxquels on ne peut échapper. Ils s’attaquent aux femmes par derrière, incarnant la non-réciprocité. L’observateur commet une intrusion voyeuriste dans un monde privé. Un seul regard peut être le point de départ de vies entières qu’il s’agisse de celles dont la création implique directement les deux acteurs ou de celles cachées, imaginaires. Elles se déploient sur tout le pourtour de l’imagination au point que l’on en vient presque à oublier qu’il s’agit d’une relation où il n’y a que soi.

Lorsque je décrirai Alyona que j’ai rencontrée ce soir-là à Soho, je ne vais pas décrire une beauté existant uniquement pour comprendre l’intrigue, le sens du récit. Quand je retournerai au Swift, sur Old Compton Street, je reviendrai à l’exploration d’une histoire confirmée par la répétition. Parce que le sens d’Alyona se créait, et en fait continue de se créer, par la relecture de ses gestes et une mémoire faillible. Je veux qu’on regarde Alyona à travers mes yeux. Ceux qui survivent sont finalement ceux qui peuvent raconter. Les récits sont principalement aux mains des narrateurs. Le charme d’Alyona résidait dans sa posture peu commune, un effet dont elle était consciente depuis toujours. Dans la légère inclinaison de sa tête par laquelle elle exprimait de l’empathie. Elle signifiait ainsi : « Ce que tu dis me touche. » Une femme consciente d’elle-même.

Un homme pourrait écrire qu’il est entré et, tandis qu’il s’appuyait contre la porte, il aperçut la silhouette solitaire d’Alyona dans un coin de la pièce. Dans le Swift, un établissement dont le nom évoque un espace à temps limité et au flux continu de clients, sa silhouette entrerait en premier. Alyona aperçoit une ombre qui s’approche, se retourne dans sa direction et déclenche ainsi une série d’événements qui culmineront par sa mort tragique. L’homme s’assoit sans dire un mot ; tous deux sont entourés par un intérieur obscurci qui d’un pied s’avance vers la décadence art déco et qui est caractéristique des films noirs.

Le regard masculin ne parviendrait probablement pas à dissocier Alyona du danger qu’elle était censée représenter. J’ai l’impression que je ne commence à vraiment comprendre cela qu’en revenant en arrière. Je peux clairement nommer des rides auparavant juste floues et inquiétantes.

Je me sens surveillée. Et je me sens ainsi même quand je suis seule. Les femmes ne parviennent souvent pas à se départir de ce sentiment, leurs efforts n’y changent absolument rien. Les corps féminins existent à la fois comme une menace et comme une invitation à les punir pour tout ce qu’ils représentent dans notre société. Ils sont sous la surveillance constante des institutions, des gens et de la langue. Tous, sans exception, semblent attendre le moment où le corps cessera de satisfaire les attentes ; où il commencera à s’étioler et à se flétrir. Un corps qui ralentit est tout aussi dangereux qu’un corps qui change, qui défie la langue, les gens et les institutions. Sur les corps des femmes, on a construit des sociétés entières.

Les coulisses universelles des bars ont tendance à atténuer les nuances, à ne pas en tenir compte. Mais je devais, me dis-je, rencontrer Alyona précisément là ; dans aucun autre environnement, la rencontre n’aurait rempli son potentiel. Les bars ont leur histoire. C’est ainsi que la nôtre a commencé :

Pendant un certain temps, j’ai observé Alyona avec précaution. Elle lisait. Dès que je l’ai regardée ce soir-là, quelque chose a bougé en moi. Quelques jours après notre rencontre, je tombe sur un article concernant un mystérieux battement de cœur provenant d’un nuage cosmique de gaz. À première vue, il n’y a rien de mystérieux dans ce nuage. Mais à y regarder de plus près, il y a bien quelque chose. Son intérieur bat au rythme du trou noir avoisinant. Sous le rayonnement gamma, les deux structures semblent être inexplicablement liées, formant une connexion à travers des années-lumière. Comment un trou noir peut-il fournir de l’énergie au cœur d’un nuage, nul à ce jour ne peut l’expliquer. Naturellement, je relie les deux événements dans ma tête. J’ai rencontré Alyona et quelque chose a bougé en moi. L’écho d’un événement cosmique.

Alyona leva les yeux de son livre et regarda dans ma direction. Je ressentis sur moi un regard semblable à celui qu’elle avait probablement ressenti sur son corps il y a quelques minutes à peine. Quand nos yeux se rencontrèrent, je remarquai un léger sourire sur son visage. Aucune de nous deux ne détourna le regard. Son sourire s’élargit, elle fronça le nez avec amusement. Elle remis ses cheveux derrière l’oreille, puis regarda, incertaine, en direction du livre. Quand elle reposa son regard sur moi, elle fit un signe vers la place vide à côté d’elle. Elle n’oublia pas de lever un sourcil de manière interrogative.

« Préfères-tu certains genres ? En évites-tu d’autres ? » Je poursuis ma question en m’asseyant et en posant ma veste à côté de moi. À une époque où il était impensable de s’adresser à une personne du même sexe, d’exprimer une attirance par des mots, les deux parties comptaient avant tout sur le regard. Et sur son pouvoir révélateur. Alyona marque une page et referme le livre. Elle m’incite à réagir. « Mort sur le Nil ».

« Tu préfères donc les cellules grises, » dis-je.

« Certainement » rétorque-t-elle en s’appuyant sur le livre avec son coude. Elle soutient son visage avec le pouce et l’index. Elle m’observe avec curiosité. Comparée à la légèreté de l’étage qui a donné son nom à l’établissement, la cave du bar a une atmosphère complètement différente et plus pesante. L’esthétique repose ici sur une palette plus sombre et plus profonde. Les lumières sont placées bas et l’intérieur, constitué de chêne sombre, exerce sur vous une étrange puissance. Les tables s’encastrent parfaitement dans les niches rondes. À l’intérieur, les canapés sont recouverts de cuir rouge. Les soirées se terminent ici, elles n’y commencent pas. « Je ne lis pas de romans policiers, » commence Alyona en regardant mon reflet dans le miroir, « je ne lis pas de romans policiers pour découvrir qui l’a fait. » À ce dernier mot, elle me regarde directement. « De toute façon, je n’y arrive jamais, je n’ai pas la tête pour ça. » Lorsque je reste silencieuse, elle continue. « Ce que j’aime en eux c’est la certitude d’un dénouement. » Elle semble pensive.

Peut-être que jusqu’aux dernières secondes elle n’était pas consciente de ce qu’elle allait dire. Cette prise de conscience a émergé au moment même de sa formulation. Cela me trouble, ce qu’elle a dit ce soir-là. Contrairement à Alyona, les mystères suscitent en moi de la peur. Il est inutile d’essayer de les comprendre, ils ont existé et existeront en dehors de nous. Cependant, son affirmation me confronte plus que jamais, inlassablement, à une possible réalité. Dans quelques mois, dans un an, elle sera portée disparue, l’enquête sera close. Telle sera l’expression officielle — la photographe Alyona Shevchenko a disparu. Ce que j’aime en eux c’est la certitude d’un dénouement. Alyona n’a pas disparu comme ces femmes qui rentrent seules chez elles tard le soir. Elle n’a laissé aucun message. Son numéro de téléphone est devenu silencieux, puis ses comptes sur les réseaux sociaux ont également disparu. Elle ne s’est confiée à personne parmi ceux que la police a interrogés. Elle n’a pas retiré d’argent de son compte et ne s’est pas comportée différemment dans les semaines précédentes. Les gens ont tendance à ne remarquer que ce qui a un certain sens pour eux et à en faire ensuite un souvenir. Maintenant qu’Alyona n’est plus là, je me remémore des conversations oubliées depuis longtemps. « …donc la vie elle-même implique toujours l’acceptation du désir indéniable de la quitter. » Elle boit une gorgée dans un verre fin. « C’est aussi pourquoi j’aimerais faire de New York, Londres et Odessa un seul endroit. »

« Chez toi, on te préparait les plus gros en-cas de tous ? » je pose un point d’interrogation entre nous.

J’ai essayé de paraître concentrée, sans signes d’ivresse due à l’alcool et au bruit environnant. Mais on ne peut contrôler son corps, j’ai vainement lutté contre ma respiration accélérée. L’expérience des immigrés est difficile à traduire pour quiconque ne l’a pas vécue. La clé pour décrire la vie des immigrés est, au mieux, la contradiction. De toutes manières, certains pourront penser et penseront que je me contredis moi-même et ils n’auront pas tort non plus. Les vies dans des pays étrangers vont à l’encontre du temps maternel. Dans une autre langue, on revit à nouveau des jalons de nos vies, rejetant la personne qu’on était autrefois. On lutte contre le temps.

Alyona se mord les lèvres. Elle fixe le livre, hoche la tête puis cligne lentement des yeux. Soudain, elle expire bruyamment. Elle comprend : « Pendant les quatre premières années, nous avons déménagé dix-sept fois. Notre famille a réussi à fuir l’Union soviétique uniquement parce que nous avons prétendu être juifs. Beaucoup de gens ont réussi à obtenir un billet d’avion de cette manière. Ce n’est qu’après un certain temps en Amérique que j’ai réalisé que les immigrés n’ont pas de certitudes réconfortantes, nous devons toujours espérer des lendemains meilleurs, plus radieux. J’avais les plus grands en-cas. Et si quelque chose tournait mal et que nous devions partir rapidement. »

Elle lève les yeux du livre. Ses pupilles sont dilatées. « J’y ai développé au fil des ans une haine pour les normes routinières de la vie en banlieue. Avant la fac, je me suis installée pendant un an chez mon père à Odessa et j’ai enseigné l’anglais. Je me suis rendue compte là-bas de ce besoin terrible de voyager. Il est très puissant, je ne peux pas y résister. »

« Ça doit être agréable, » dis-je comme quelqu’un qui a toujours eu peur de partir à la découverte. L’Europe représentait pour moi le trajet entre Prague et Londres.

« Oui, ça l’est ! »

Je regardais Alyona et réfléchissais aux mystères et à leurs dénouements. À ce moment-là, James, le disparu, et son récit inachevée s’insinuèrent dans mon esprit sans que je ne m’en rende compte. Bien qu’il ait disparu récemment, tout le monde attendait en fait déjà la découverte de son corps. Vous ne le retrouverez jamais. Quelqu’un d’autre avait décidé de son récit.

Chaque relation a sa propre langue et chaque langue est un rituel pour initiés. Si une personne ne maîtrise pas cette langue, elle commence généralement par pointer du doigt. Les amoureux de la grande littérature ont toujours eu le sentiment de découvrir des corps célestes inconnus. Le corps d’Alyona n’était pas seulement l’enveloppe d’une personne dont je tombai rapidement amoureuse. C’était un lieu de rencontre. Malgré toute l’histoire, j’aurais juré que c’est la première fois. Des baisers, des caresses, des frissons d’excitation. On parle souvent du désir féminin comme de quelque chose d’inévitablement grotesque. Il n’y a rien de grotesque dans le besoin de pointer du doigt certaines parties du corps d’Alyona, de créer un rituel pour initiés avec une langue secrète entre nous deux. Si, après des siècles, on retrouvait des vestiges de rituels d’un amour disparu, ils seraient à peine déchiffrables.

Quand je parle de la relation comme d’une langue, je me dois de mentionner qu’à ce jour, j’entends des voix. Mais seule la sienne, la nôtre, fait sens. Dans la forêt amazonienne, il existe une tribu qui ne parle jamais de ce qu’elle n’a pas vécu directement. Ses membres n’ont pas de récit sur l’ancienne histoire, pourquoi le devraient-ils ? Ils n’étaient pas là. Quand j’y pense maintenant, notre histoire presque antique ne fait pas sens sans la présence d’Alyona.

Nous nous sommes promenées de Soho jusqu’à Borough. Quelque part près du Millennium Bridge, elle me demande si je sais que de l’autre côté le Globe de Shakespeare n’est en fait qu’une reconstruction, une réplique construite à des centaines de mètres du théâtre original. Je ne pouvais pas ne pas le savoir. Après tout, je l’ai étudié. Mais quand c’est toi qui as donné des mots aux événements, j’ai entendu l’écho de quelque chose de lointain, de plus réel que notre présent, me suis-je dit.

Elle continue avec passion : « Le Globe original a été détruit par un incendie au début du XVIIe siècle, quelque chose comme ça, » Alyona regarde en direction d’un récit perturbé. Presque avec impatience, timidement, je m’approche de quelques pas. « Ça a poussé là récemment », murmure-t-elle en me tirant vers elle. C’est janvier et à Londres, il fait extraordinairement froid. J’aimerais lui demander ce qu’elle fait dans la vie, observer l’expression de son visage, un éventuel changement d’intonation. Je n’arrivais pas à la situer. Mais à vrai dire cela m’était égal.

J’invite Alyona à prendre un petit-déjeuner et dans deux jours, je réalise que le lien entre nous n’a pas besoin de preuves. Et ça même si la littérature aime rassembler des éléments de preuve et explique l’amour de manière approfondie. Les canons le disent clairement. Le lien ne croîtra pas proportionnellement avec le temps, il persistera entre nous avec cette grandeur terrible que suggérait l’événement cosmique caché dans notre regard réciproque.

Les deux femmes les plus importantes de ma vie ont été dangereusement proches des catastrophes. Elles jouaient avec le feu. Contrairement à ma mère, Alyona était — Alyona est — quelqu’un qui ne déclenche pas d’incendies dévastateurs. Elle éveillait la chaleur nécessaire à la survie humaine.

 


 

III. LA SEULE ET UNIQUE CATASTROPHE DE SA VIE

 

Malheureusement nous ne vaincrons pas la technologie, seulement des êtres humains. Alyona voulait constamment surpasser quelque chose et quelqu’un ; ça commençait par ses propres limites et finissait par celles des autres. La seule exception dans ce combat perdu d’avance contre les machines était le film Blade Runner. Alyona pouvait passer des heures à écouter le monologue sur l’incrédulité humaine et les vaisseaux de guerre sur le chemin d’Orion. Elle semblait réellement soulagée quand le réplicant Roy Batty parlait des moments qui se perdent comme les larmes dans la pluie. La technologie avait reconnu sa propre défaite et Alyona entrevoyait une lueur d’espoir. De plus, la défaite des machines avait permis de sauver un être humain.

Un jour, en rentrant du travail, je trouvai Alyona recroquevillée sous une couverture sur le canapé; ses membres serrés contre son corps, elle répétait le monologue du réplicant avec les mêmes pauses dramatiques. Puis elle ferma les yeux un moment et sourit tendrement. Elle resta ainsi pendant quelques minutes. Puis elle se leva et retourna à ce qu’elle était en train de faire comme si cela n’avait été qu’un rêve. Je regardais Alyona avec un peu d’étonnement. Mais maintenant, à vrai dire, je me sens bête. N’est-ce pas finalement les plus petites choses, les découvertes les plus insignifiantes de la vie quotidienne qui finissent par déterminer tout le reste ? Accorder une telle importance à un film de science-fiction des années quatre-vingt n’est pas plus absurde que de prendre des décisions en fonction de présages apparemment fatidiques ou de chats traversant la route.

Quand je demandais à Alyona d’où lui venait cette haine des technologies, elle revenait toujours à un seul moment (et à aucun autre) de son propre passé : au onze septembre. C’était, comme elle disait, la première et pour longtemps l’unique catastrophe de sa vie. Bien sûr dans ma tête, je crée maintenant la suite du récit du battement de cœur commun au nuage cosmique et au trou noir. Cette coïncidence cosmique me semble semblable à la susdite solidarité humaine après un ouragan, à cette incroyable élan d’énergie. Le onze septembre, en revanche, est à la base du vocabulaire catastrophique. Peut-être que tout a commencé là. Peut-être que c’est précisément le onze septembre qui a appris à Alyona à détruire.

Les gens qui se trouvaient à New York à ce moment-là n’ont jamais omis de mentionner à quel point ce mardi matin semblait beau. Un ciel d’un bleu éclatant, aucune nuage, un temps clair. Les pilotes n’avaient pas loué les conditions climatiques avec autant d’enthousiasme depuis longtemps ce jour-là, pouvait-on lire dans les journaux. Elle étudiait à New York à l’époque, se trouvant seulement à quelques pâtés de maisons du World Trade Center. Peu de temps après la catastrophe, les gens commencent à traquer la langue comme du gibier. L’effort pour appréhender les coupables se transforme en une discussion sur la manière dont le monde global parle du terrorisme. La conscience que les tours jumelles était un événement à ce point unique terrifiait Alyona ; nous avons cessé de voir les attaques. Elles sont invisibles et il est difficile d’en parler. Il n’y a rien à dire. Elle parlait de l’anxiété, des cyberattaques. Elles sont assez silencieuses, inaudibles. Rien ne clignote, rien ne résonne. Ce n’est pas comme dans les films. Les travailleurs se contentent généralement d’évaluer la source de l’attaque, de couper les connexions laissant le reste aux machines.

« Malheureusement nous ne vaincrons pas la technologie, seulement des êtres humains. » m’a-t-elle dit tandis que le générique défilait sur l’écran. Elle venait de regarder Blade Runner pour la énième fois. Dans notre monde cependant, les technologies n’ont pas reconnu leur défaite, c’est pourquoi Alyona voulait disparaître de Google, échapper aux algorithmes. La sinistre tranquillité qui régnait à New York après la chute des tours jumelles était de plus très semblable au silence au cœur de l’ouragan.

 

Traduit du tchèque par Katia Hala.