Février 1954

 

Je n’ai jamais compris pourquoi les adultes disent à leurs enfants qu’ils ont tout intérêt à être gentils et obéissants. Si j’avais été une fille modèle, aujourd’hui, mon nom serait gravé dans la pierre tombale à côté de celui de mes grands-parents maternels, Mamie Elsa et Papy Mojmír, sur la tombe desquels Maman et moi allumions les cierges enchâssés dans des bocaux marron même si, pour le faire, nous devions d’abord traverser le cimetière jusqu’à sa partie supérieure.

Et tandis que le dimanche après-midi, lorsqu’il faisait beau, mes copines prenaient part aux promenades de famille dans un parc ou à travers la ville, Maman endimanchait Dagmar, Ota et moi-même, puis elle nous poussait à travers la porte de l’horlogerie qui jadis nous avait appartenu mais, à cette époque-là, Papa n’avait plus que le droit d’y travailler contre un salaire de misère et Maman, elle, de nettoyer le sol entaché, à titre bénévole.

Tous les dimanches, après le déjeuner, Maman lavait la vaisselle, se coiffait d’un petit chapeau noir, mettait Ota dans la poussette ou alors – quand il était plus grand – elle l’attrapait par la main, puis nous dirigeait vers le cimetière. Je trouvais cette marche interminable. Nous devions passer près de l’église et aller jusqu’à la rivière, traverser le pont, la ville basse qui, pour une raison inconnue, s’appelait Krásno1En tchèque : « beauté », longer le parc élancé du château jusqu’aux dernières habitations, entrer par la porte du cimetière, puis attendre que Maman eût balayé les pierres tombales, mis les fleurs dans les vases et allumé les cierges. Ce faisant, elle parlait aux morts et leur donnait les dernières nouvelles de Meziříčí2Valašské Meziříčí : ville de Moravie du Nord, leur disant qui était né ou mort, ce qui se racontait en ville, comment allaient nos voisins et ce que nous avions encore commis, nous, les enfants.

Je n’osais rien dire, moi, et ne faisais que soupirer bruyamment pour que Maman comprenne comme cette attente m’était désagréable mais, malgré tout, à chaque fois, elle finissait par me dire sous un ton de reproche :

– Ne fais pas cette moue. Sans eux, tu ne serais pas née.

Lorsque plus tard d’autres noms apparurent sur la pierre tombale – celui de Maman en faisait partie –, je me rappelai comme elle se tenait là tous les dimanches et parlait avec ses proches. J’étais rassurée qu’elle ait pu rejoindre ceux qui lui avaient tellement manqué.

Mon nom ne se trouve pas parmi ces inscriptions gravées en or pour la simple raison que, de temps à autre, on peut mettre à profit sa propre désobéissance, voire l’insolence. Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, arrêtez de lire ce livre ici-même. Et par précaution, ne le mettez jamais entre les mains de vos enfants.

 

 

(…)

 

 

Papa avait le don particulier de savoir marcher sans faire de bruit, si bien que, parfois, on eût dit qu’il n’était pas passé par la porte mais qu’il avait traversé les murs et les planchers à la façon d’un fantôme. Il passait ses journées au rez-de-chaussée à l’horlogerie, penché à son bureau, et il faisait des réparations. À force de rester tout le temps assis, il avait le dos courbé et marchait penché en avant. Il avait une chevelure abondante, mais déjà presque grise et ressemblait plutôt au père de Maman qu’à son mari.

Lorsque j’étais petite, tellement petite que je n’allais pas encore à l’école, et que mon frère Ota se cachait dans les jupes de sa mère, je me demandais comment notre jolie maman avait pu se marier avec un homme aussi vieux, et je posai donc la question.

– Elle a dû m’épouser, dit Papa. C’est tout de même à cause d’elle que je suis devenu gris.

– C’est vrai ça, confirma Maman et elle lui donna quelques tapes sur son épaule courbée. Mais tu es content, non ? D’après toi, qui à ma place te descendrait ces litres de thé jusqu’à l’horlogerie ? Sais-tu combien il y a de marches ?

Dix-huit. Les escaliers étroits avaient dix-huit marches. Depuis que l’horlogerie n’était plus à nous, mais à l’État, et que les maçons avaient muré la porte reliant le magasin à la cage d’escalier, avec chaque tasse de thé, Maman devait descendre dans la rue avant d’entrer dans la boutique par la porte principale, ce qui était désagréable, surtout en hiver ou par temps de pluie.

Dans la petite boutique, au milieu de ses horloges, Papa passait une éternité, non seulement les jours de la semaine où le magasin était ouvert, mais aussi le dimanche. Il ne montait à notre appartement du premier que pour manger et dormir. Pendant le déjeuner ou le dîner, il décrivait les mécanismes horlogers qu’il était en train de réparer, et Maman l’écoutait comme s’il lui racontait des épopées formidables. Avec nous, les enfants, il ne parlait pas beaucoup, et lorsque Maman devait partir et Papa, nous surveiller, il semblait complètement déboussolé. Ce n’était sûrement pas parce qu’il ne nous aurait pas aimés, mais plutôt parce qu’il ne savait pas s’y prendre avec les enfants. Alors, il attendait que nous poussions un peu et soyons prêts à écouter ses histoires d’horloger avec la même curiosité que Maman.

Ce dimanche où mon monde se mit à tourner dans une mauvaise direction, Papa était de mauvaise humeur, même s’il s’efforçait de ne pas le montrer au grand jour. Tout d’abord, je pensai qu’il était fâché à cause de mon bain glacé. Pourtant, cette fois-ci, je n’y étais pour rien. Maman célébrait son 30e anniversaire et Papa n’était pas dans son assiette, car la fête avait perturbé son ordre journalier. Il ne pouvait pas aller à son atelier pour réparer ce qui pouvait l’être. Il était obligé de s’asseoir dans le salon devant une table solennellement mise aux côtés de sa femme, de ses trois enfants et de sa belle-sœur Hana, avec qui il ne pouvait pas arranger sa relation, malgré toute la bonne volonté du monde.

La raison en était simple : sa belle-sœur était l’incarnation même d’un remords. Chacune de ses paroles, chacun de ses mouvements ainsi que son regard témoignaient de son désamour pour lui. Passer un certain temps à table avec elle était pour lui le même supplice que pour moi.

J’avais peur de Tante Hana. Elle restait assise comme un croque-mort noir et ne faisait que zyeuter. Jamais elle n’avait mis un vêtement de couleur. Par-dessus une robe aux manches longues, elle portait été comme hiver un chandail noir avec des poches, des bas noirs aux jambes, ainsi que des bottes avec des lacets qui montaient jusqu’aux chevilles. Je ne l’avais jamais vue sans foulard, ce que je comprenais assez car, même si elle ne devait pas être trop vieille, j’avais repéré des mèches de cheveux blancs sortant de son fichu.

– Pourquoi elle n’enlève jamais son pull ? ai-je demandé à Maman.

– Tu as remarqué comme elle est maigre ? m’a-t-elle répondu. Les gens maigres sont souvent frileux.

– Si elle mangeait comme il faut, elle ne serait pas aussi maigre. Elle ne fait que grignoter du pain qu’elle trouve dans ses poches ; pourquoi elle ne mange jamais rien de plus consistant ?

Ou alors les adultes avaient bien le droit de laisser les miettes partout, et les enfants pas ?

– Toujours des questions. En quoi ça te regarde ? Est-ce que Tante Hana te dit ce que toi, tu devrais faire ?

C’était vrai. Tante Hana était la seule adulte qui ne m’avait jamais dit « Tu ne dois pas… » En fait, j’avais rarement entendu de sa part quelque mot que ce fût, car Tante Hana ne parlait presque pas et ne faisait que zyeuter. Zyeuter de façon bizarre. Comme si elle regardait sans voir. Comme si elle s’en était allée mais qu’elle avait oublié son corps ici sur cette chaise. Par moments, j’avais peur qu’elle ne s’écroule par terre et qu’il ne reste d’elle qu’un amas de guenilles noires.

 

(…)

 

 

Mai 1954

 

Je crois que le jour où Tante Hana vint me chercher, Ivana Horáčková était aussi surprise et apeurée que moi. Elle se tenait debout dans l’embrasure de la porte et fixait Hana comme si elle se rendait compte qu’elle devait dire quelque chose, cependant rien ne lui venait à l’idée. Je m’arrêtai non loin derrière elle et je ne savais qu’une seule chose : que je ne voulais pas partir avec Hana, mais que je serais bien obligée, car les Horáček ne me garderaient plus chez eux.

Tante Hana changea l’appui d’une jambe à l’autre. Sa fracture ne cessait d’enfler et lui faisait mal. Elle me regarda comme si elle me voyait pour la première fois de sa vie et continua à m’observer avec curiosité. Je pensai qu’elle voulait s’assurer que je ressemblais au moins un peu à sa sœur Rose si, à partir de là, elle devrait prendre soin de moi. À cette époque-là, je n’avais de Maman que les yeux. Ce ne fut qu’avec le temps que, sur mon visage, je commençai à discerner ses traits à elle et, aujourd’hui, je sais imaginer comment elle aurait été si elle avait eu la possibilité de vieillir.

– On y va.

La voix de Hana semblait tellement fatiguée qu’Ivana Horáčková cessa d’avoir peur et se força à parler.

– Petite Hana, je regrette ce qui s’est passé.

– On y va, répéta Hana et, cette fois-ci, sa voix sentait le malheur et l’impatience. Comme si elle ne voulait pas entendre ce qu’Ivana s’apprêtait à lui dire.

– Si seulement j’avais pu…

À l’époque, je croyais qu’elle parlait de la mort de ma famille et qu’elle voulait dire que ça la touchait. Ce ne fut que beaucoup plus tard que je compris ce qu’elle voulait dire réellement.

Subitement, Tante Hana se redressa et le désespoir qui se dégageait de son corps émacié, de noir vêtu, fut remplacé par l’ire. Elle bondit vers moi et m’attrapa par l’épaule. Ses doigts osseux pénétrèrent douloureusement dans ma peau et la force de son courroux m’entraînait dehors.

– Tu aurais pu, par la bouche de Tante hurla la voix de Maman, tu aurais pu !

J’avais tellement peur que j’éclatai en sanglots. Même une vie aux côtés d’Ida et de Gustav me semblait meilleure qu’une cohabitation avec Hana. Ces deux-là, je les connaissais déjà et savais que je ne pouvais attendre rien de bon de leur part. Mais qu’est-ce que je pourrais attendre de cette Hana folle ? J’espérais que Tante Ivana dirait quand même que je pourrais rester chez eux. Elle devait se rendre compte que Hana Helerová n’avait pas toute sa tête. Mais Ivana Horáčková se tenait debout, tout en se couvrant le visage avec ses mains. Je trépidais à côté de Hana et me sentais aussi désespérée que Tante, comme cela se reflétait – pour une raison qui me restait inconnue – sur son visage.

 

 

(…)

 

 

Lorsqu’il faisait froid, nous étions à la maison chez Stejskal mais, avec le temps, je remarquai que Maman de Jarmilka n’aimait plus me voir. Autrefois, elle me parlait, me proposait un goûter, me demandait les nouvelles de Maman et passait un bonjour à Papa, toutefois depuis que j’habitais chez Tante, elle ne me posait plus de questions et ne me proposait même plus de l’eau au sirop. Plus tard, elle arrêta de m’inviter, tout simplement. Ça me turlupinait, même si j’avais peur de poser la question pour ne pas apprendre quelque chose de désagréable. À la fin, je n’y tenais plus. Il pleuvait, nous ne pouvions pas rester dehors, alors pendant un instant, nous bavardâmes sous les arcades puis nous amusâmes à compter les parapluies.

– Jarmilka, commençai-je. Pourquoi tu ne m’emmènes plus chez vous ?

Mon amie avait visiblement rougi.

– Qu’est-ce que nous y ferions, d’après toi ?

– Nous pourrions jouer là-bas parce qu’il pleut dehors.

– Et si on allait chez vous à la place ?

Jarmilka cherchait une excuse ; elle savait très bien que nous ne pouvions pas aller chez nous.

– Chez Tante Hana, tu veux dire ? Tu sais qu’elle a horreur des visiteurs.

– Justement, c’est ça.

Je regardai ma meilleure amie avec surprise :

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

– Ta tante est folle.

– Non, elle n’est pas folle, elle est juste fatiguée psychiquement.

À ce moment-là, le mémorable euphémisme de Maman était venu me porter secours.

Jarmilka eut une petite hésitation, puis elle dit :

– Maman affirme que ta tante est folle et que nous ne devrions pas nous montrer en public avec des gens pareils.

C’était comme si on avait déversé un seau avec de l’eau glacée sur ma tête. Je glapis :

– Tu es amie avec moi et pas avec Tante Hana. Quel est le lien avec moi ?

Jarmilka faillit éclater en sanglots.

– Je ne le pense pas, moi, vraiment, mais Maman dit qu’on le voit sur toi déjà aussi. Elle prétend qu’à côté de Tante, tu te transformes en une sauvage, et elle ne veut pas que tu sois ma meilleure amie. En plus, il paraît que tu es Juive.

– Alors là, tu te trompes, protestai-je.

Je ne pouvais pas être Juive, étant donné que je ne savais même pas ce que ça voulait dire.

Jarmilka me prit la main.

– Ça ne me dérange pas, moi, je te jure. Tu seras toujours ma meilleure amie.

Elle s’essuya le nez dans sa manche et, moi, je me dis que j’avais peut-être vraiment une mauvaise influence sur elle parce que, avant, elle aurait utilisé un mouchoir.

Même s’il pleuvait, Jarmilka m’accompagna jusqu’à la porte de notre maison et elle me promit que, demain après les cours, elle sortirait à coup sûr avec moi. Je montai les escaliers, tout en remuant ce mot bizarre au bout de ma langue.

Tante Hana était attablée dans une cuisine parfaitement rangée. Même si elle avait dû m’entendre venir, elle ne me regarda pas. J’enlevai mon cartable, je m’arrêtai dans l’embrasure de la porte et l’observais en train d’éplucher les pommes de terre. Elle n’avait pas assez serré son fichu, si bien qu’il glissait en arrière et dévoilait ses cheveux. Ils étaient complètement blancs, mais aussi abondants que les miens. Soit j’avais pris l’habitude d’elle, soit elle avait un peu grossi, ces derniers temps, car il me semblait que ses joues n’étaient plus aussi creuses, et son menton, aussi pointu qu’autrefois. Je me dis que si elle avait eu toutes ses dents, elle n’aurait pas eu un air aussi désolant. Cependant, elle s’en fichait complètement.

Je me traînai plus près et m’assis à côté d’elle.

– Tante ?

Cela dura un moment avant qu’elle ne se tourne vers moi.

– Qu’est-ce que ça veut dire d’être Juif ?

Elle me regarda sans mot dire puis elle posa le couteau, retroussa une manche et dévoila un long chiffre tatoué sur son avant-bras.

Après quoi, elle se leva et, sans avoir lavé ses mains souillées par les patates, elle regagna sa chambre.

 

Alors, le lendemain, je pus dire à Jarmilka avec un cœur net que je n’étais pas une Juive, étant donné que je n’avais pas de numéro tatoué sur le bras.

 

 

(…)

 

 

Jamais je n’ai compris pourquoi les gens ne s’intéressaient pas à ce qui s’était passé avant leur naissance, pourquoi ils ne demandaient pas à leurs parents et à leurs grands-parents comment ils avaient vécu leurs vies, de quoi ils tiraient satisfaction et ce qu’ils auraient fait autrement s’ils l’avaient bien pu.

Lorsque mes parents et mes frère et sœur étaient partis outre-tombe, tout en oubliant de m’emmener avec eux, j’étais encore trop petite pour poser ce genre de questions, et le mystère du chagrin et de l’extravagance de Tante Hana ne se dévoilait devant moi que très progressivement, comme le lit d’une rivière qui s’assèche.

– Sans eux, tu ne serais pas née, m’avait dit Maman avec une once de reproche pendant que je me tenais au cimetière en faisant la moue et que j’attendais qu’elle finisse de balayer les tombes et de leur dire toutes les nouvelles. Cependant, si à l’époque j’avais mieux écouté et l’avais interrogée sur les destins qui se cachaient sous ces inscriptions en lettres dorées, il aurait été beaucoup plus facile de reconstruire la mosaïque des événements qui avaient précédé ma propre naissance.

 

Traduction : Martin Daneš

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1. En tchèque : « beauté »
2. Valašské Meziříčí : ville de Moravie du Nord