Note de l’auteur
 

Il me semble qu’écrire un roman d’amour aujourd’hui, c’est un peu faire un patchwork : les coupes et les points sont bien de moi, mais je ne suis pas sûr à propos du tissu, bien que je l’aie vécu. À chaque phrase, je suis hanté par un soupçon : je me demande si je n’ai pas tissé la toile de ma vie à partir d’autres romans d’amour, pire, à partir de chansons, de publicités, de films ou de séries, de votre statut Facebook. Pourquoi tant de chapitres portent-ils ici le nom d’autres œuvres d’art ? Et pourtant, si je me suis lancé dans cette entreprise douteuse, c’est que, dans le différend qui oppose l’expression à l’auto-critique, c’est la première qui doit avoir le dernier mot, de même que le dernier hexagramme du livre de divination chinois intitulé Traité des mutations n’est pas la fin du livre, mais avant la fin elle-même. Écrire un roman d’amour aujourd’hui, cela signifie promettre de l’authentique tout en croisant les doigts à en avoir mal, cela signifie sauver l’enfant de l’eau du bain qu’un autre est en train de vider. Il est bien sûr toujours possible de s’en remettre encore et toujours au fait qu’amour, beauté et vérité sont désormais discrédités, corrompus, et que leurs voies respectives ont depuis longtemps bifurqué vers des points cardinaux différents. Aujourd’hui, les femmes intelligentes ont cessé de se maquiller : tant est profonde la crise de légitimité du capitalisme tardif. Mais Simone Weil affirme que la beauté n’est rien d’autre qu’un sentiment exacerbé de réalité ; William Burroughs, dans son dernier carnet, peu avant sa mort, évoque le fait que l’amour est le remède le plus naturel à la douleur existante. Et c’est justement avec ces récits de saints malades que je me laisse guider dans mon écriture : j’écris sur des choses qui me paraissent réelles pour diverses raisons, et il ne me reste plus qu’à croire qu’il ne s’agit pas là de la naïveté qui caractérise l’homme à ses débuts, mais de celle qui lui revient plus tard, lorsque tous les arguments et toutes les critiques sont épuisés. Même en renonçant à tout ce à quoi il possible de renoncer, il reste toujours quelque chose. Personne ne peut se diviser sans laisser de reste, et ce reste, il est bon de présenter à l’Armée du salut, au vent ou aux vautours.

 

Le tête à-tête
 

C’est ainsi que Nina et Jan commencèrent à vivre ensemble. Ils étaient devenus si objectifs autrui qu’on peut parler d’eux à la troisième personne.
Peut avant de rejoindre Nina à Rome, notre héros déménagea de la rue Pellicova dans le quartier de Královo Pole. Il lui fallut quitter à contrecœur l’appartement aux larges rebords de fenêtres, avec sa vue sur le vieux Brno, car il était trop cher pour lui ; c’est ainsi, chers petits enfants : à cette époque, les rédacteurs ne roulaient pas sur l’or. Au coin des rues Červinkova et Me¬čířova, cependant, se dressait un charmant pavillon rénové qu’on avait nommé la « Villa patricienne » parce qu’elle avait appartenu à une certaine jeune fille du nom de Patricia, architecte de profession, qui habitait le duplex situé à l’étage. Le protagoniste de notre roman y avait déjà emménagé des années auparavant avec ses condisciples du Conservatoire, qui avaient fait de l’appartement une sorte de résidence universitaire, de sorte qu’après mûre réflexion, il avait fini par les y abandonner. À présent, il réintégrait – non sans plaisir – sa chambre située dans un angle. Par une fenêtre, il voyait un pin monumental et vert sombre, tandis qu’une grande porte-fenêtre donnait sur une terrasse surplombant les jardins et jardinets d’une cour intérieure où les oiseaux gazouillait sans cesse. Cette chambre était particulièrement lumineuse, et notre héros n’avait nullement l’intention de gâcher cet avantage : il repeignit les murs en blanc, nettoya et astiqua les fenêtres poussiéreuses, disposa un mobilier en bois clair et, pour terminer, mit un album de Noir Désir.
 
Nina venait le voir régulièrement. On entrait dans la villa par une vieille porte en bois munie d’un hublot qu’on aurait bien vu sur la coque d’un vapeur, et nos deux héros adoraient le moment où ils s’entrapercevaient par cette fenêtre. Elle sonnait, il ouvrait la porte et gardait le doigt appuyé sur l’interphone comme sur une gâchette. Il ne la laissait pas entrer mais prolongeait cet instant ; s’il ne pouvait pas tenir en place jusqu’à ce que Nina arrive, à présent que sa venue était certaine, il pouvait se permettre de la repousser de quelques dizaines de secondes. L’œil-de-bœuf encadrait son visage comme le cadre d’un portrait d’autrefois ; notre héroïne se faisait une visière de la main et scrutait l’intérieur du tunnel sombre comme dans un kaléidoscope. Elle jouait généralement elle aussi ce jeu du plaisir retardé, collant son nez à la vitre ou y écrasant les lèvres, qu’elle arrondissait jusqu’à ressembler à un babouin, elle joignait les mains en prière, et, quand ça ne suffisait pas, elle tournait le dos, faisant mine de s’en aller quelque part où on voudrait bien d’elle. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de rejouer chaque fois cette improvisation miniature, ce mime, juste avant que lui ne descende les quelques marches pour lui ouvrir et qu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, ou qu’il ne lui ouvre la porte pour qu’elle monte l’escalier et qu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Tout est bien qui finit pareil.
 
Quand qu’ils s’étaient retrouvés, il pouvait se produire à peu près deux choses. Soit l’antagoniste était un peu embarrassée et restait assise sur le tapis, perplexe, comme sur un radeau en train de tanguer, disant qu’elle devait s’habituer au fait qu’ils étaient à nouveau ensemble. Soit elle et le protagoniste se jetaient l’un sur l’autre et faisaient l’amour, après quoi elle se rendait généralement compte qu’elle avait oublié de prendre une culotte de rechange, ou que son collant était filé, ce qui les obligeait à descendre en ville, prendre un café quelque part et discuter tranquillement de tout et de rien.
 
Selon le Tableau des phases classiques des relations amoureuses, ils étaient alors dans la période dite du Tête-à-tête. Dans leurs chambres respectives, ils n’avaient chacun qu’un étroit lit une place, mais cela ne les gêna pas pendant toute la première année. Ils y repliaient leurs huit longs membres comme une araignée, dormaient serrés l’un contre l’autre, et leurs corps avaient appris à se retourner en même temps, comme une viande plantée sur une double broche. Notre héroïne s’endormait sur la poitrine de notre héros, lui avait la cuisse glissée entre ses jambes, puis elle se retournait généralement sur le flanc pour que rien ne vienne gêner sa respiration, repliait les jambes et garait son derrière contre le protagoniste ; ils étaient alors déjà tous deux embarqués dans les larges flots du sommeil. La seule difficulté permanente résidait dans la barbe et les cheveux, sa barbe dure à lui, qui la grattait quand il n’était pas rasé, et ses cheveux fins à elle, qui le chatouillait ; afin de les apprivoiser un peu, elle mettait parfois pour dormir des barrettes qu’ils retrouvaient le matin sous l’oreiller ou derrière le lit, ou encore se perdaient définitivement dans le rêve qu’elle était en train de faire : « Elles ont dû tomber pendant que je fuyais face à cet affreux chien à trois pattes, mes cheveux ont dû s’accrocher à une branche. » Le matin, ils se réveillaient aussi souvent avec un membre entièrement engourdi lorsque le bras ou la jambe de l’un était resté trop longtemps coincé sous le corps de l’autre, et il fallait alors le réanimer. Ils faisaient des massages cardiaques et du bouche à bouche à leurs jambes, et, parfois, passaient tant de temps à réanimer leurs membres et à se faire des câlins qu’ils prenaient leur déjeuner en guise de petit-déjeuner.
 
En d’autres termes, leurs amis pouvaient les rayer de leur carnet d’adresses pour plusieurs mois. Nos personnages ne s’exprimaient qu’à la première ou la deuxième personne, et n’avaient d’yeux l’un que pour l’autre. Ils avaient créé autour d’eux une bulle élastique, celle de tous les amoureux, ils s’offraient mutuellement un visage heureux, ils se voyaient à travers les yeux enamourés de l’autre, ils étaient heureux comme deux enfants qui jouent à se prendre pour une femme et un homme. Dans leurs chambres étaient apparues des fleurs qu’ils s’étaient soit offertes, soit achetées en prévision de la visite de l’autre, afin que son arrivée soit précédée de fleurs. Notre héroïne abandonna sa coupe au carré dont les angles trop sévères balançaient autour de sa tête comme les bras d’une étoile de mer, se laissa pousser les cheveux jusqu’aux omoplates et adoucit son beau visage par une frange. Des vêtements plus féminins firent leur apparition dans sa garde-robe : Fifi Brindacier s’était mise à faire du shopping chez Calzedonia et Intimissimi, et notre héros appréciait évidemment beaucoup de la voir ensuite portant un nouveau soutien-gorge à balconnet ou ses premiers porte-jarretelles. « Fifi Brindacier en porte-jarretelles de chez Intimissimi, oh my God. »
 
Le fait qu’ils habitent chacun dans une ville différente était une chance, car sans cela, ils auraient à peine pu continuer à mener une vie normale. Ils ne passaient jamais beaucoup de temps au téléphone et ne s’envoyaient jamais des nuées de textos, mais quand ils se retrouvaient, il n’existait quasiment rien d’autre au monde que l’autre. Un après-midi, ils étaient revenus tout au début et il lui avait relu à haute voix la nouvelle de Jan Balabán intitulée Pyrhula pyrhula, juste pour vérifier que ce qu’on dit est vrai, qu’on re relit jamais deux fois le même livre parce qu’on a changé entre-temps. Et ils avaient continué à lire d’autres nouvelles de Balabán, ils les avaient lues dans le train, sur le tapis, sur des bancs publics ou le soir, avant de s’endormir, ils avaient lu, lu et relu, et, quand ils eurent fait le tour de Balabán, ils se plongèrent naturellement dans les nouvelles d’auteurs mondialement célèbres comme Lawrence, Hemingway, Cortázar, Ionesco ou Duras, et ils descendirent de plus en plus profond dans ce trésor d’expérience humaine finement ciselée.
 
Tandis que notre héros explorait pour notre héroïne tous le sens des mots et leurs nuances, notre héroïne transmettait à notre héros quelque chose de bien plus précieux : elle lui montrait comment vivre dans la légèreté, même si elle n’en avait sans doute pas conscience elle-même, car cela faisait partie de cette légèreté elle-même de ne pas se rendre compte de certaines choses. Rien que la manière dont elle habitait son corps, dont elle était déployée en lui, et avec quelle évidence, quelle assurance ! Il lui suffisait de faire deux pas de danse pour que le protagoniste sache qu’elle se trouvait à un endroit qu’il n’entreverrait jamais, bien qu’elle se tienne alors au beau milieu d’une pièce ou à un arrêt de tram. Oui, elle l’invitait du doigt à la rejoindre, mais il en était incapable, il pouvait tout au plus la seconder, comme tous les autres à certains instants.
 
Il ne fallut pas très longtemps à Jan pour comprendre que l’existence de Nina était en un sens radicalement différente de la sienne et de celle de la plupart des gens. Cela tenait à quelque chose d’à la fois très banal et d’essentiel, et surtout de très ambigu : notre héroïne était à certains instants d’une beauté qui touchait au scandale. La nature, dans sa largesse, l’avait dotée d’une blondeur remarquable et d’un corps sur lequel les artisans les plus chevronnés du paradis avaient œuvré de concert avec ceux des enfers. Or, la situation était délicate, car la bonne fée envoyée au-dessus du berceau par le service de la culture avait énuméré toutes les qualités attribuées aux blondes remarquables, et avait ajouté avec sagesse que la beauté était aujourd’hui synonyme de difficultés. Sur quoi la troisième fée, un peu punk dans son domaine, avait haussé les épaules d’un air agacé et avait déclaré que c’était toujours la même histoire, et que ces deux vieilles biques feraient mieux, dans l’intérêt des générations à venir, de se mettre enfin d’accord pour savoir si l’origine et l’apparence sont censées représenter la personne ou non, parce que, sinon, c’est le bazar, et qu’elle allait donner à la petite, au moins, une solide carapace et une langue acérée au bout de laquelle il y aurait un peu de poison.
 
Il est vrai que notre héroïne était constamment obligée de remuer pour se débarrasser des qualités que les autres lui attribuaient. Et il leur arrivait de jouer ensemble à ce jeu des stéréotypes. « Tu es vraiment une belle salope de blonde, » disait le protagoniste à l’antagoniste d’un air entendu quand elle avait fait quelque chose de vraiment bien pour autrui.
Lui-même n’avait jamais été particulièrement attiré par les grandes blondes qui avaient gagné le jackpot génétique. Ça lui semblait exagéré… Et notre héroïne se serait volontiers fait faire un piercing dans le nez pour ne pas être une blonde tout droit sortie d’un film et qu’on lui fiche la paix. À la fin de son voyage, on avait conseillé à Ulysse de se rendre dans l’arrière-pays, là où personne ne s’y connaissait en matière de marine, et d’y jeter l’ancre. Il n’y avait qu’ainsi qu’il trouverait le calme, lui avait-on dit. Mais pour que notre héroïne trouve la sérénité, il aurait fallu qu’elle aille au beau milieu d’une forêt, creuse un trou et recouvre son apparence de terre. Elle désirait par-dessus tout être aimée pour ce qu’elle était ; mais, pour la plupart des gens, il était impossible d’aller au-delà de cette apparence. Chacun projetait en elle ses désirs et ses complexes. Son apparence était comme les vitres des cars de tourisme : parfaitement transparente de l’intérieur, mais réfléchissante de l’extérieur.
 
Parmi les gens, notre héroïne s’efforçait généralement d’être ouverte et amicale, comme n’importe quelle brune insignifiante, voire – imaginez un peu – une fille boulotte. Mais rien n’y faisait. Quand elle se rendait à une soirée, la société se scindait généralement en deux clans invisibles : ceux qui la désiraient, et ceux qui, pour ça, la méprisaient d’une manière ou d’une autre. Le fossé se creusait généralement entre les sexes, comme toujours, mais on trouvait bien aussi une poignée de lesbiennes envoûtées et de nombreux hommes manquant de confiance en eux. À la lumière de sa présence, les caractères se révélaient souvent ; on ne s’en apercevait presque pas si l’on concentrait toute son attention sur elle. Certaines femmes auxquelles la beauté était indifférente étaient soudain incapable de supporter sa présence et témoignaient de leur désintérêt avec une ironie remarquable, tandis que les hommes pesaient diversement leurs chances de succès et se défaussaient de leurs cartes en fonction de ce qui pouvait les augmenter, mais aussi, par la suite, de ce qui devenait le principal sujet d’amusement de Nina et le clou de leurs anecdotes. « Et là, toutes ses cartes de crédit qui tombent par terre, comme par hasard, et ce con de chez T-Mobile qui me demande si je pourrais pas l’aider à les ramasser, toutes ses cartes Visa Gold. T’imagines ? » Seules les femmes qui étaient aussi sûres d’elle que notre héroïne et seuls les hommes qui n’avaient pas encore échangé les billets de leur passion pour de la menue monnaie de lubricité l’abordaient sur un pied d’égalité, ce qu’elle était par la suite capable de payer en retour d’une grande générosité.
 
Mais notre héroïne n’avait heureusement jamais entretenu avec son apparence le même rapport que la plupart des jeunes filles de son âge : elle ne l’avait jamais considérée comme la chose la plus délicate qui la séparait du miroir. Et il est vrai aussi que, contrairement à la majorité des mortels, elle ne savait pas ce que cela signifiait de devoir chercher à attirer l’attention de quelqu’un. Dans son système économique, l’attention des autres était toujours présente, un peu comme une ressource naturelle inépuisable, et toute la question consistait au fond à savoir qu’en faire. Il fallut du temps au protagoniste pour commencer à comprendre à quel point, dans ces conditions, la personnalité qui se sédimente est différente. Elle lui rappelait parfois Dubaï : les rêves ordinaires ne signifiaient pas grand-chose pour elle, car elle pouvait les exaucer dès le lendemain. Et il remarqua aussi à quel point la perfection corporelle rend l’individu intransigeant. Notre héroïne savait parfois se montrer combattive et irréconciliable, c’est pourquoi notre héros avait pris l’habitude de l’appeler Barbarella pour la taquiner. De temps en temps, elle était réellement une héroïne de bande dessinée qui pourfendait l’air de ses bras et qui coupait des têtes parce qu’elle était venue redresser tous les torts du monde, ou du moins tout ce qui lui semblait tel.

 

Deux rêves
 

J’ai fait une fois un rêve, à leur sujet, qui devait être le dernier. Je me promenais dans leur appartement de Pohořelice et il était vide, pas vide parce que quelqu’un l’aurait vidé, comme c’était arrivé dans la réalité, mais vide parce qu’ils n’y vivaient plus. Ils avaient laissé toutes leurs affaires en place, tout était resté : les tranches des livres dans la bibliothèque, les armoires à édredons remplies de sommeil desséché, les vitrines et leurs verres ciselés, le jeu de cartes usé, l’ancien, et bien sûr l’hibiscus qui projetait dans les airs ses fleurs comme les sceaux d’une puissance inconnue. Je me promenais dans cet appartement et je me doutais qu’il devait y avoir des choses en plus ou en moins que ce que je percevais, un silence doublé d’un autre silence différent, l’absence de ces deux êtres dont l’envers est une présence qui nous est commune, quelque chose dans ce genre-là, quelque chose de diffus, hors du spectre et dont tout le spectre est issu. Et puis ça m’a frappé dans toute sa pureté : je ne me trouvais pas au milieu de leur appartement mais au milieu de leur être. J’ai pris une grande inspiration, comme si mes poumons se remplissaient pour la toute première fois : je sentais pour la première fois l’odeur de l’être. Tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’il sent exactement comme l’être qui n’avait jusqu’à présent aucune odeur non pas parce qu’il en était dépourvu, mais parce qu’il n’existait pour elle aucun sens. Il sentait comme l’être qui avait pris l’apparence de mon grand-père et ma grand-mère quand ils étaient encore vivants et qu’ils prenaient encore grand soin de cette apparence. Mais à présent, il ne restait plus d’eux que cette odeur, cette essence enfermée dans le flacon de mon rêve et qui s’était déposée sur mon oreiller afin que je sache, puis qui s’en était évaporé en quelques semaines, comme si j’avais à nouveau perdu un sixième sens.
 
Et aujourd’hui, j’ai fait un rêve un peu similaire à ton sujet. Tu traversais mes rêves comme les wagons d’un métro qui se précipite dans un tunnel noir en direction de l’aube. Dans ces rêves, il se passait des choses diverses, comme c’est toujours le cas dans les rêves, des fragments de la journée, un pastiche fait de craintes et de désirs, un collage de ces vieux magazines que nous publions avec zèle au cours de notre vie, les wagons bringuebalants grinçaient en roulant l’un derrière l’autre et moi, je me réveillais parfois à moitié sur un quai de gare dont les ampoules clignotaient, puis je retombais dans le wagon suivant, dans le rêve suivant, plein de gens et d’événements. Mais quoiqu’il se produise, tu étais présente. Tu étais présente non comme personnage, mais comme témoin, et pas comme un témoin caché quelque part derrière une colonne, mais comme seconde conscience, bien que mon corps ait été seul, bien sûr, à se retourner dans le lit et à perdre si vite par ses pores toute son humidité que, le matin, je devais vider deux verres d’eau. Tu n’étais pas présente dans ces rêves comme Nina, mais comme une ninavité diffuse, un rien personnifié dans une relation incestueuse – mais avec quoi ? Mon corps était allongé et se produisaient en lui tous ces processus de régénération et d’entretien dont je n’ai globalement aucune idée parce que je ne connais même pas bien ma propre matière, et je percevais en même temps sans aucun intermédiaire le fait que c’était toi, cette présence inconnaissable, cette étoffe même dont sont faits les rêves, peut-être ; un être qui n’est plus même une odeur comme celle d’un rêve à propos de mes grands-parents, ni même l’ombre d’une odeur, ni même l’écho de l’ombre d’une odeur, mais lui-même et peut-être aussi, pour un temps, en même temps, lui-même toi. Je me suis réveillé avec un sourire béat au visage : amour, être, conscience, toute la vie intérieure de l’homme n’est-elle pas une tentative pour trouver ce point où les concepts s’effondrent avec emphase, ce point qui ne nous apparaît habituellement qu’avec la mort ? Toute la vie spirituelle n’est-elle pas une tentative pour trouver, déduire ce point avant que ne s’ouvre la fissure de la mort et que nous puissions enfin nous abandonner, après ces longues fiançailles avec la vanité multicolore ?
 
Mais je suis un idiot qui échangerait la révélation pour un peu d’attention, alors je t’ai écrit quelques mots à ce sujet dans un texto et à présent, j’attends ta réponse ; et qu’importe que je sache que la seule véritable réponse aux questions du cœur est de brûler dans la flamme, de se pendre à un point d’interrogation.

 

Hexagramme numéro 64 : avant la fin
 

Je suis assis à cette vieille table, au bord du lac, dont l’eau vient lécher le muret en pierre, devant moi. À travers la surface, le soleil couchant a lancé une large échelle de corde lumineuse. Seuls les triangles blancs des voiliers qui sillonnent le lac se détachent sur le crépuscule. À quelques dizaines de mètres de moi, un cygne a plongé le cou dans l’eau et tendu ce rien de blancheur fouettée qui constitue le reste de son corps. Le plateau de la table est tordu et écaillé, la peinture blanche lézardée laisse transparaître un bois fatigué. Dessus, les fourmis défilent entre les petites fleurs de marronnier tombées, détrempées puis séchées à nouveau. Derrière la clôture couverte de lierre, des enfants sautent sur un trampoline en poussant des cris. De l’autre côté du lac s’étend le domaine où les nazis se sont retrouvés en 1942 pour discuter de la solution finale. Il y a quelques instants, je suis allé me promener à l’endroit où Heinrich von Kleist et Henriette Vogel se sont suicidés ensemble : il a commencé par lui tirer dessus, puis il a retourné l’arme contre lui sans hésiter.
 
Avec le soir qui tombe, le vent faiblit et les voiliers sont de moins en moins nombreux. Un carillon s’élève dans le port, à quelque distance : les filins d’acier tintent doucement contre les mats des bateaux. Le soleil descend, et, entre l’horizon à l’ouest et la surface illuminée, il n’y a même plus la place pour un regard capable d’enregistrer la scène. Je referme les cahiers dans lesquels je prends des notes depuis deux ans, je retire mes lunettes de soleil et je ferme les yeux. À cet instant, le champ s’élargit jusqu’à la chaise-longue située à ma gauche, sous un arbre trapu. Assise dessus, Nina feuillette un livre sur la couverture duquel figure un anneau de couleurs : les trois couleurs fondamentales donnent naissance à toutes les autres, et à chaque couleur ajoutée aux autres, la lumière diminue jusqu’à ce qu’on obtienne du noir. Nina feuillette le livre dont la couverture est ornée d’un soleil noir à la couronne multicolore, elle lève les yeux de la page et dit : « Maintenant, je comprends pourquoi tu étais avec moi. » Évidemment, nous sommes morts nous aussi depuis longtemps. Tout ce qui doit advenir est voué à disparaître.
 
 
Traduction Benoît Meunier