Václav Kahuda

L’être

2017 | Druhé město

La nuit au-dessus de Prague était noire comme une veine de charbon. Seul le centre historique, Malá Strána et la Vieille Ville, luisait en une nébuleuse verdâtre ainsi qu’une bûche pourrissante. … Les ruelles et les places médiévales, la pierre du pont Charles avec son ombre fluide miroitant sur la Vltava, les jardins de Petřín vivaient leur tranquille vie vespérale. Par petits groupes, des gens et des androïdes se promenaient ou conversaient familièrement aux coins des rues. Vus d’en haut, les lampadaires à gaz évoquaient un ensemble de créatures marines, d’anémones de mer et de mollusques des grands fonds. Je laissai derrière moi cette très ancienne perle vive, ce cœur qui doucement palpitait encore, ce carrefour des anciennes routes marchandes pour disparaître avec mon appareil dans le ciel ténébreux de la Bohême du nord.

… Je suivis un moment le cours de l’Elbe et, à un certain endroit, je virai légèrement vers l’est. Sur les vitres de la cabine de pilotage m’apparut en spectre infrarouge le paysage des hauts-plateaux de Bohême. Çà et là brillait la clarté d’un hameau ou d’une clairière isolée dans les massifs forestiers. … Parmi les contours des massifs montagneux, je distinguai celui qui était surmonté d’un château à la haute tour : Bezděz… et je me mis à tournoyer lentement en spirale descendante pour me poser sur la corniche nord, près de la porte d’entrée de la fortification.

Je lançai un dernier regard sur l’écran radar pour vérifier l’état du trafic aérien sur l’Europe endormie. Loin au-dessus de ma tête, sur les voies transcontinentales, passait quelquefois un transporteur.

Ces navires solaires utilisent l’énergie du soleil et les courants stratosphériques qui enveloppent toute la planète. À des niveaux de vol bien inférieurs clignotaient ici et là les signes d’identification d’avions privés et de capsules résidentielles. Peu à peu, tout devenait plus calme et silencieux, à l’exception de quelques fusées spatiales automatiques qui, elles, ne dorment jamais. La verticalité de leur trajectoire faisait éclater latitudes et longitudes. Le monde s’installait dans son silence nocturne.

Mon paralyseur à la main, dans l’éventualité d’une attaque de prédateur, je sortis avec légèreté examiner les alentours de l’appareil. Dans le silence absolu de cette fraîche nuit de printemps, les courants de l’air contournant le sommet et l’imposante tour de pierre se faisaient sentir. Ils apportaient de ces humides senteurs marines engendrées quelque part dans la Baltique ou dans les vagues qui se soulèvent, les giclures salées, les espaces venteux du Golfe de Gascogne.

… Après avoir contourné la coque et vérifié les pinces à l’épreuve du poids qui maintenaient l’hélicoptère sur place et leur stabilité au sol, je m’assis au bord de la corniche, appuyai ma tête contre le corps métallique de mon domicile et scrutai les ténèbres.

Un souvenir m’avait attendu là, scellé en ces lieux par enchantement depuis des dizaines d’années. Je fouillai dans ma poche, en sortis une petite pipe en bois et j’émiettai, dans une touffe de tabac, un grumeau de haschich. J’allumai, aspirai, gardai un instant avant d’expirer longuement la fumée odorante… Quelque part vers la fin du siècle dernier, j’étais venu ici avec un bon ami photographe. Nous logions en bas, dans le hameau sous le château. À l’approche du crépuscule, nous avions pris nos appareils photo, une bouteille de rhum et nous étions partis par le chemin de croix grimpant le long de la petite chapelle, en direction du château. Au bout du village un jeune chat folâtre s’était joint à nous. Ce petit compagnon noir nous devançait, puis revenait brusquement vers nous pour se frotter à nos jambes. Ainsi sommes- nous allés jusqu’à la première porte… Le crépuscule du soir tombait sur ce paysage lacustre, le soleil d’octobre passait derrière les sommets des collines et, devant nous, en une profondeur violette, la vue s’ouvrit. L’espace d’un instant, nous avons pu éprouver un plein flux de datas, d’ensembles surlogiques voûtés, de faisceaux d’associations et de sensations — cette fulgurance poétique fut si puissante que, saisis par ce fleuve, par ce courant océanique submergeant un été blet en train de tourner au marron doré et l’arrivée des brumeux continents de l’automne (leurs sols froids flottaient sur les bruissements de l’ondée, balayant devant eux les dernières vagues de douce chaleur et l’afflux des senteurs en émanation sous le soleil), frappés, nous avions fait le tour des remparts en silence puis, abrités par le versant sud sous la chapelle du château, nous avions ouvert le rhum.

Le diablotin s’était élancé vers nous, surgissant des ténèbres à pas de velours, et nous avions caressé sa tête ronronnante, vibrante et hirsute. Il s’était entortillé dans nos bras, avait grimpé sur nos épaules, pour finalement se coucher sur ma nuque, me faisant un col vivant bien chaud. Nous sirotions notre rhum tchèque en contemplant la nuit au-dessus du tankodrome qui portait alors le joli nom de Juvénile. … Nous avons partagé un peu de notre salami avec le chat, puis écouté en silence les incessants chuchotis de l’air dans les créneaux, les craquements et les grincements des boiseries.

De lourdes vagues d’air chaud contournaient les faîtes des toits, agitaient les étendards, sifflaient dans les cheminées. Mon ami et moi, ainsi que le petit chat noir, étions appuyés contre le mur : le soleil, disparu depuis longtemps déjà, nous chauffait encore le dos. Il avait laissé son empreinte thermique dans la pierre. Ensuite nous avions regardé les ténèbres dévorer les ténèbres et écouté le chant des feuilles dans les couronnes des arbres que le vent essorait par à-coups. Loin en dessous de nous, le paysage bougeait. L’automne arrivait en ondoyant. Le vent s’était mis à hurler par la forêt, on eût dit qu’un animal gigantesque se battait. Des torrents aériens avaient déferlé. Contre les falaises des dernières nuits tièdes tourbillonnaient de petits ouragans et tout ce qui était léger se trouvait balloté dans les râles de leurs œsophages pour tomber quelque part là-haut, dans le ciel. Lentement montait une marée de froidure.

Après avoir fini le rhum, mon copain avait lancé la bouteille vide bien loin dans le noir. Nous sentions tous les deux que c’était nos adieux à l’été.

… Lorsque nous avions redescendu la colline, notre compagnon noir nous avait salué près de la première chaumière, avant de disparaître derrière une vieille clôture branlante. Pris par le souvenir de cette lointaine nuit, qui m’avait attendu ici durant tant d’années, je tapotai ma pipe refroidie contre les restes d’une vieille souche décomposée et me faufilai dans ma maison de métal.

Je verrouillai la porte et activai toutes les sphères de protection automatiques. Je m’allongeai et étirai mon corps agréablement fatigué avant de m’étaler avec délice sur ma couchette. Dans la cabine obscure les veilleuses de contrôle des systèmes de secours nocturne scintillaient en bleu. Je couvris les lucarnes et restai allongé dans le noir comme une vieille cosse ratatinée, me faisant projeter sur les rétines des textes millénaires de mes archives, de ma propre collection ; d’antiques artefacts de la pensée humaine tirés de ma bibliothèque personnelle. … De nombreuses années auparavant, je m’étais débarrassé de milliers de volumes de textes et partitions, j’avais tout fait numériser et envoyé les originaux aux archives conservatoires de l’institut planétaire pour la préservation de la culture, de la science et de l’histoire de l’humanité. … À présent, toute ma collection entre sur une plaquette de silicium qui, dans un assemblage atomique à même de durer des millions d’années, recèle toute mon histoire personnelle. … Nous tous, aujourd’hui, sur cette planète, nous puisons nos connaissances dans cette banque d’informations sans cesse actualisée située sur le réseau mondial qui atteint à présent de proportions titanesques. Si bien que ce n’est qu’à l’aide d’outils, de filtres et d’androïdes spécialisés qu’il nous est possible d’utiliser de manière intelligente cette mémoire surhumaine qui, à chaque instant, croît au-delà de toute mesure compréhensible.

… N’importe quel objet, outil, œuvre d’art, image, livre voire n’importe quelle nourriture, tout peut être créé par un synthétiseur de matière en l’espace de quelques minutes. Toute cette nouvelle ère de propriété intellectuelle, de pure et simple virtualisation des biens et de la production a ses racines dans l’ancien système primitif de l’internet et la première génération d’imprimantes 3D.

Après la période de la Rupture, cette branche s’est développée à la vitesse d’une fusée — si bien que la forme actuelle de possession commune de tous les potentiels intellectuels et matériels de notre planète est la base absolue de notre existence sur Terre.

Je déconnectai le panneau plafonnier du réseau et éteignis l’image. Il me sembla tant de fois être sur le point de m’endormir et avoir les lumières de contrôle du système qui me tapaient dans les yeux que je devais ressembler à l’un de ces robots des vieux films de science-fiction. Je dormais avec les yeux allumés, comme les poissons des abysses.

Je feuillette de vieux livres et, par moments, mes pensées dérivent vers mes vieux amis qui ne sont plus en vie, vers les filles que j’ai aimées jadis.

Parfois, quand la fatigue a le dessus et que je m’assoupis du sommeil léger des vieillards, je fais des rêves qui durent le temps de longues histoires pleines de fureurs confuses et qui entrent dans l’espace de trois secondes. C’est, du moins, ce dont m’informe l’horloge lumineuse au coin du plafond. Parfois, en me réveillant de ce sommeil superficiel, alors que je n’ai pas encore retrouvé toute ma conscience, je chuchote dans le noir : « Mon ami… tu dors ? » Une fois, un pied encore dans mon rêve, je m’étais écrié au désespoir : « Mon amour ! » Activé par l’urgence qui perçait dans ma voix, le communicateur automatique s’était mis en marche. En une fraction de seconde, il avait évalué la situation, l’avait jugée critique et m’avait connecté au réseau mondial d’urgence. Pour la première fois de ma vie, un infini tunnel de voix humaines et de signaux radio s’était ouvert à mes oreilles, des milliers de conversations s’étaient éteintes et quelques secondes durant, tout le réseau avait tendu l’oreille, suspendu à mon souffle. À ce moment-là, j’étais déjà complètement réveillé. Soudain, cette marée humaine chuintante, les bips des sondes cosmiques, les crépitements du vent solaire ionisé, tout cela avait disparu. La voix douce et posée d’un androïde du centre d’administration m’avait informé de la situation et avait passé en revue toutes mes données de santé actualisées, telles qu’elles apparaissaient sur son écran, puis avait cherché à s’assurer que j’allais réellement bien, y compris sur le plan psychique. Je m’étais excusé auprès de lui et nous avions échangé quelques courtoisies qui avaient fini par me donner l’impression de devoir envoyer à cet être artificiel une bouteille de Cognac ou une boîte de cigares.

Depuis cet incident bénin, je peux brailler et appeler autant que je veux en dormant : la mémoire de la machine a soigneusement conservé tout mon spectre vocal, mes manifestations sonores typiques et les émotions qui leur correspondent avec un tel niveau de finesse qu’aujourd’hui, à supposer que je puisse ressentir un besoin si absurde et puéril, je serais incapable de lui mentir ou de dissimuler quoi que ce soit.

Néanmoins, en souvenir de cette expérience, j’utilise l’activation vocale du réseau social et communautaire. Parfois, la nuit, quand je n’arrive pas à dormir et que le vent au-dehors me souffle des fantômes de souvenirs ou de vieux cas de conscience, je me connecte au réseau. Je définis les paramètres et j’appelle doucement dans la nuit : « Japon ? Tu es là ? »

Cette question est entendue par tous ceux qui se trouvent au Japon à ce moment-là et ont des domaines de connexion contigus à ce réseau social. Quiconque le souhaite peut afficher instantanément sur son écran mon profil de personnalité, mes centres d’intérêts… mais aujourd’hui presque personne ne le veut en lisant ma date de naissance. Et si quelqu’un veut tout de même se mettre en contact, le traducteur vocal le connecte. Toutefois, la plupart du temps, personne ne vérifie rien, nous laissons ce soin aux machines. Il y a sur Terre, fort heureusement, un niveau de confiance réciproque assez élevé. … Nous sommes des humains, tout simplement, et quand quelqu’un se trouve d’humeur semblable et accepte la requête, le dialogue se met en place. Le système d’assistance traduit tout en temps réel, les synthèses vocales sont capables de simuler tous les signes caractéristiques des voix et de la conversation. La plupart du temps, du moins pour ce qui me concerne, la voix humaine originale reste activée et le texte de la traduction défile sur l’écran. Les conversations pérégrinent ainsi par-dessus les océans, traversent l’espace vers les planètes les plus proches où, dans les colonies, travaillent des équipes de techniciens et biologistes. Nous bavardons par-delà les fuseaux horaires, les saisons, nous sommes tous reliés sans même nous connaître personnellement, ainsi la proximité de nos voix dit tout sur chacun à tout le monde. Nos besoins, nos désirs et nos douleurs, toutes nos joies et nos peines, notre passé personnel comme notre présent et nos attentes, tout cela s’affiche en langue humaine, si bien que nous avons déjà une connaissance divine de tous — c’est le véritable Toi et Moi. Entre ces deux mots, il y a de la place pour le monde entier.

Aux mots : « Tu es là ? », le Japon me répondit tout d’abord par des voix de joyeux écoliers qui, sitôt après quelques salutations polies, se déconnectaient. Ensuite, retentit un équipage de navire océanographique qui m’adressa le bonjour. Quelques femmes voulurent engager la conversation, mais je pris peur car elles ont pour caractéristique d’opérer par silences et sous-entendus et, au final, tout tourne autour du sexe, ça tourne en rond sans même qu’elles ne s’en aperçoivent. Les fillettes, les grands-mères et les saintes, je bavarde avec elles sans entraves et avec plaisir. Les femelles en chaleur, elles, m’ont toujours effrayé. J’ai connu, au cours de ma vie, seulement quelques femmes équilibrées, des personnalités complètes, riches, avec qui discuter était une joie.

(… Oui, je sais… à présent je le sais… toutes les imperfections et les faiblesses des autres ne sont formées que de nos propres imperfections et faiblesses… Nous… sommes le monde.)

… Et comme, depuis des années, je ne me retrouve plus dans le rapt psychotique du sexe, qui faisait des traces de l’être aimé, de ses empreintes de pas que les vagues effacent sur le sable humide, des objets érotiques, je pris ma raison et ma compassion par la main et, quand les femmes elles-mêmes s’aperçurent du néant de mon désir de rapports, chaque conversation, l’une après l’autre, pris fin grâce à quelques formules pleines de légèreté.

Cette fois, c’est un vieil ami qui vint me protéger de mes tristes pensées : le « Nippon ». Depuis l’autre côté du globe retentirent frénétiquement des voix multiples, cacophoniques, trépignantes et bestialement archaïques : « Crapaud ! Crapaud ! Crapaud ! »

J’en fus touché et me mis à rire aux larmes. Mon copain me tendait la main par-dessus les méridiens, les océans et les continents… Cet éternel enfant talentueux, impétueux, à multiples facettes, s’était servi de la révolution technologique, lorsqu’il eût atteint l’âge de quatre-vingt ans, pour se munir d’une panoplie d’avatars, des êtres développés à partir de ses cellules germinales. Moi, en toute modestie, j’utilise un exosquelette qui me suffit amplement. Le « Nippon », avec son caractère gargantuesque, parcours aujourd’hui le monde entouré de clones de son Moi. … Il est démultiplié en une foule d’éphèbes, d’elfes à la beauté scintillante. Ce monotrème a lui aussi ses ambitions hétérosexuelles, aussi vivent avec lui quelques grandes filles à longs nez, au caractère sérieux et nordique. C’est ce qu’il aime. Lui-même est une sorte de mère-poule au masculin, doté d’un caractère sudiste, « méditerranéen ».

Dans sa troupe de chaudasses démultipliées se trouvent aussi quelques jeunes guerriers, des samouraïs ayant chacun un beau visage fin et féminin, cela va de soi, ainsi qu’un membre convenablement gros et de pigmentation sombre. Le « Nippon » est une matrone aux hanches larges, qui cache sous ses virils pantalons un immonde « clitocul », pour reprendre son expression. (Du point de vue anatomique, il s’agit, selon toute évidence, d’une excroissance anale bien développée et charnue.) Une fois, de nombreuses années auparavant, alors qu’il allait partir pour le Japon, il m’avait en guise d’adieu violé avec sa canne de randonnée de grand-père, ornée de blasons métalliques des lieux visités : Čadca, Pezinok, Lomnický štít, Bánovce nad Bebravou…[1]

Le « Nippon » est aussi (outre le fait qu’il soit, naturellement et surtout, un petit garçon aux joues replètes et aux yeux de biche) un Shogun tonitruant siégeant à la préfecture d’Okoyama, dans une montagne à proximité du port de Takamatsu. Il a pour lui tout le district, il y vit avec de féroces tigres qu’il vénère et auxquels il voue une sanguinaire admiration. Avant qu’il ne sache que faire de sa force de taureau, il lui arrivait parfois de traverser le parc, le vaste arboretum puis le jardin botanique pour aller jusqu’au jardin tropical, au cœur duquel se trouvait une petite cabane où il assénait le martinet à l’un de ses jeunes droïdes (pour pouvoir ensuite le plaindre, l’embrasser et, le visage enfoui dans ses fesses flagellées, susurrer dans l’orifice anal de silicone en pleurnichant pour le supplier de lui rendre mille fois la pareille).

Par chance et l’âge aidant, sa libido avait décliné et il s’était entiché d’une gigantesque plante carnivore dans le calice de laquelle il introduit parfois une main, d’autres fois un pied (ou mieux pour lui encore, bien sûr, son cloaque) afin que les mâchoires charnues, molles, aux abondantes sécrétions le butinent, le frottent, le « tripotent » comme un vieux dogue dévoué.

… Dieu merci, il a vieilli et abandonné pour de bon ses caprices sanguinaires. Aux dernières nouvelles, il avait fait entièrement reconstruire son ancien corps et répliquer son ADN en quelques nouveaux individus plus accomplis. … À présent, il vagabonde sur la côte, démultiplié en groupes de clones, d’êtres fantastiques avec un cordon d’androïdes de sécurité tenant à bonne distance ses tigres et félins sauvages.

Au-dessus de l‘horizon, le soleil descend dans un brouillard vert-de-gris. Dans un pavillon d’or, au centre de l’étang aux lotus, le prince des tigres, vêtu de soie mandarine, boit un matcha en observant de ses yeux télescopiques de crabe la cruelle conclusion de la chasse de ses fauves adorés. Dans la bambouseraie, les corps striés apparaissent, entraînant un troupeau de buffles à l’écart. Dans le soir, le rugissement des tigres se mêle aux infects criaillements des paons en train de s’installer dans les arbres en lisière de la jungle pour la nuit.

Au sommet de la montagne qui surplombe de très haut la mer est installée une statue blanche du Bouddha. Ses yeux orientaux impassibles errent quelque part vers l’intérieur, vers ses radieuses profondeurs.

Aujourd’hui, je préfère communiquer avec le « Nippon » sous forme de messages écrits. Son puissant égo démultiplié en une quasi soixantaine d’êtres d’âges, de sexes différents, d’appartenances diverses à des formes de vies humaines ou légendaires, son « entité » est, à la longue, insupportable lors d’une communication vocale ou visuelle. Il avait essayé d’être un tigre doté d’un esprit humain, mais il avait mis vite fin au chaos dysfonctionnel et incompatible de cette tentative contre nature. … Le « Nippon » avait ainsi ajouté une autre malheureuse pierre tombale à son cimetière de personas.

C’est la seule personne, (si l’on omet le psycho-terroriste fou, le Dr. Horsanthrop qui participe au programme de recherche sur la préparation aux vols interstellaires et vit sur Charon, la lune de Pluton) qui se rende régulièrement sur sa propre tombe. Dans le cas de ce « Nippon » sans modestie aucune, il en va naturellement d’un cimetière entier.

Mon naturel humain ne me permet tout simplement pas de converser calmement avec une foule de gens, de chatons miaulant et de monstres heureux qui se partagent une seule personnalité composite, s’adressant à vous en tant que diversité de visages, regards, grimaces et attitudes, avec diverses bouches et gueules, qui bavarde par cris aigus comme un enfant furieux et surhumain. … Chacune de nos conversations m’aurait donné l’impression d’être à la tribune, de m’adresser à une foule pour parler de questions et d’amis les plus intimes — tandis que la foule répliquerait en parlant de beaux bouquets de fleurs et de bushido.

Une brève averse de printemps tambourina sur la coque métallique de mon hélicoptère. J’écartais à peine le rideau. De l’autre côté de la vitre, la nuit heureuse pleurait doucement. … Alors je regardai l’écran plafonnier assombri, en veille, et un souvenir me traversa l’esprit.

… C’était quelque part au début de notre millénaire. Il pleuvait aussi. Dans un tramway de métal grondant, j’allais de la station Anděl jusqu’à Malá Strána. Assis sur un siège de polyester stratifié rouge, je regardais les gouttes de pluie dégouliner sur les vitres. … C’est alors que j’entendis dans mon dos : « Les courants de l’amour passent autour de nous, passe le gué des rêves et viens auprès de moi… lalalala lalalalala… » Une claire voix céleste chantait cette chanson que les radios passaient dans mon enfance. Je me retournai le plus discrètement possible. … Au bout du wagon, de l’autre côté de la plate-forme, se tenait un jeune homme d’une trentaine d’années. Lui aussi regardait les gouttes couler le long des vitres et il chantait.

… Mon dieu, quelle voix ! On aurait cru un ange. … Chaque nuance de sa voix, chacun de ses mots, incarnait une émotion, une certitude : celle que, finalement, tout allait bien. Nous voyageons comme un reflet de lumière sur l’océan, dans l’œil d’un Dieu inconnu.

 

Traduit par Eurydice Antolin

 

[1] Slovaquie.