Le sac à dos tomba sur la neige, puis le garçon. Soir. Lueur à l’horizon. Morceau cru de ciel, ou découpé dans le gris. On se voit souffler. La clôture métallique étincelle de givre. Et même le mur de béton. Derrière le mur, une rangée de vitres, enseignes lumineuses, lueurs de HLM. Le garçon se relève bientôt, fait tomber la neige de ses genoux. Spires de fil de fer barbelé, la couverture numérotée y reste accrochée. Ici tout est numéroté – cette idée le traverse. Il regarde autour de lui, se met le sac sur le dos. Dedans : pull, savon, allumettes, couteau volé à la cantine. Dans sa poche un morceau de papier plié, avec dessus le nom d’une ville du Nord. Il doit aller vers le Nord. Son frère est là-bas, quelque part. Avant tout il doit trouver un téléphone, ou au moins une carte routière. Non. Avant tout il doit récupérer la couverture, sinon on le repèrera. Et aussi à cause du froid. Il n’a jamais eu si froid. Il a besoin de la couverture s’il ne veut pas geler.

Il tire sur la couverture, mais les barbelés s’enfoncent à chaque fois plus dans le tissu. Peine perdue. Au loin un chien aboie. Le noir se fait devant ses yeux. Il abandonne. S’en va en courant. Disparaît entre les arbres. Mains éraflées. Entaille dans la peau. Se frotte la paume de neige. Lèche la plaie. Dans la paume le sang bat. L’a-t-on déjà repéré ? Couverture pendue à la clôture, un coup d’œil, encore, mais le temps presse. Il court. Les branches lui fouettent le visage, lézardes tortueuses des buissons contre le ciel, branches d’arbres que le froid dessèche. Il pourrait les briser. Il les briserait toutes, s’il avait le temps. Il trébuche dans la neige. Ses jambes se dérobent, mais il se redresse, un coup de pied contre un tronc et se remet à courir. [p. 6] Il hait ces arbres, combien de mois passés à les regarder à travers les fenêtres grillagées de cette maison, à les observer perdre leurs feuilles, laisser leur sève descendre sous terre, se débiliter. Il ne savait pas leur nom, il n’en avait jamais vu de pareils, ils étaient pleins d’oiseaux que son impuissance finit par lui faire prendre en haine eux aussi. Il court dans l’herbe morte, fétus secs, sans suc. Rien ne vit ici. Chez les gens aussi la vie est au point mort. Elle a pourri du dedans, dépéri. Tout s’est imbibé d’apathie.

Il dut s’arrêter pour reprendre souffle. Alors seulement il comprit combien il avait peur. Ses genoux et ses mains tremblaient. Il regarda autour de lui. Au loin on voyait encore la maison entourée par la clôture. Elle resplendissait sous le ciel vespéral. Dans un moment il fera sombre, une autre nuit commencera dans ce hall à l’air vicié. Soupirs de rêves agités. Il voyait tous ces spasmes involontaires dans les muscles, ces mouvements machinaux. Les côtes sortant du corps comme les colonnettes d’un radiateur. L’un étreint sa couverture et fixe les ténèbres. L’autre dort. Le corps bouge, respire, absorbe la nourriture. Mais la vie a dépéri dedans. Ici rien ne vit.

Une lézarde dans les nuages se refermait à l’horizon. Le ciel se fondait en une masse grise monolithique, il ressemblait à une houle. Il avait oublié depuis combien de temps il était en chemin. Combien de jours, de mois, d’années peut-être depuis le départ. Il n’en voulait plus rien savoir. Il a le papier avec l’adresse dessus, il doit aller vers le Nord. Il doit trouver son frère. Il recommence à courir. Soudain il se souvient que jadis, il courait. Jadis, il était le meilleur de toute l’école. Un as de l’endurance. Mais l’école et le pays où il courait n’existent plus. Les couloirs de course tracés à la chaux ont été emportés par le vent. Pendant le bombardement, une lézarde a fendu l’école de la cave jusqu’au toit, l’immeuble entier s’est disjoint en craquant, puis s’est écroulé. Au deuxième étage, un lavabo du laboratoire de chimie pointait en l’air, comme une dent sur une gencive dégarnie. Il fixa le lavabo, hébété, incapable de bouger, jusqu’à ce qu’on l’emmène en bas, au sous-sol. Le plafond de la cave tremblait, laissant tomber de la poussière.

[p. 7] Le corps se remémore davantage. Il a des souvenirs plus fidèles. Les jambes s’appuyaient sur le terrain de sport. On lui avait dit : tu seras coureur de compétition. Tu seras… Il tomba dans la neige mais il se redressa aussitôt. On lui avait dit : tu seras. Il courait de toutes ses forces. Son souffle lui pompait progressivement tout le corps. L’oxygène glacial lui passait comme des aiguilles par le nez, se déployait dans les poumons, se déversait par le sang dans les cuisses et les bras. Il voyait ses mains s’élancer dans l’air gelé, retombant hors de son champ de vision. Il regarda en arrière, au loin un chien aboyant, l’idée le traversa : la couverture. Ils l’ont trouvée.

La forêt se brisa. Elle partait en pente. En bas, une route. Il entendit une voiture. Points rougeoyants des feux arrière entre les branches dénudées. Il se jeta contre un tronc, pencha la tête, souffla, avala. Il regarda rapidement tout autour : forêt, route, forêt, aboiements. Il choisit la route. Pas le temps de penser. Il descendit la pente. Il se faufila dans une parcelle d’arbres bas. Rejets des grands arbres, revers de mains. Les branches lui fouettaient les mains, mais le froid lui évitait de rien sentir. Une clôture. Des clôtures partout, se dit-il, et il enfonça les doigts dans les ronces de barbelés. La clôture trembla, craqua sous la pression de ses jambes. Doigts gelés, métal collé au ventre. La clôture lâcha comme un ressort. Le bruit que fait une boîte de clous en se répandant à terre. Il tomba dans la neige. Se leva bientôt. Sous ses chaussures la neige crissait.

La route était plus loin qu’il ne l’avait pensé. Il la perdit du regard. Il se tenait sur une surface bétonnée. Menus rameaux pointant d’entre les griffes de béton, des lézardes. A terre, des pneus couverts de neige. Glissières, tournants, terrain accidenté. Une piste de cross, se dit le garçon. Il regarda autour de lui. Dans le bâtiment de béton, non loin, de la lumière, et une seconde après tout le terrain était éclairé par des projecteurs accrochés à de hauts pylônes, le garçon se recroquevilla, en levant instinctivement les mains pour se protéger la tête. La lumière pesait son poids. Il la sentait dans son dos. Penché en avant, il traversa la piste de cross et se coula entre les arbres bas de l’autre côté. Les branches [p. 8] se segmentaient, l’halogène enflammait l’air glacial, dissociait les ombres des arbres, soulignait le moindre cristal de neige.

Quelqu’un sortit du bâtiment et gueula. Le garçon considéra la silhouette qui se détachait dans la lumière. Voix d’homme : un mot répété plusieurs fois. Le lambeau de souffle s’élevait, battait dans l’air comme un drapeau. Le garçon s’étendit dans la neige. Bruit de moteur. Moteur en marche. Une autre lumière. Cône lumineux. Le garçon leva précautionneusement la tête. Sur le siège de son quad se tenait un homme, la machine se balançait sous lui en épousant les irrégularités du terrain, mais, de ses genoux, l’homme maintenait l’équilibre. Il s’arrêta au milieu de la piste et scruta le terrain du regard. La neige était damée. Les pneus tout-terrain avaient par endroit extrait de la terre. Impossible de repérer des traces de pas. L’homme redémarra pour faire le tour, la lumière arrachait à l’obscurité de couronnes d’arbres tout entières. Elles brillaient d’éclats dorés avant de retomber dans le noir. Le garçon se pressait contre la terre sans oser bouger. La lumière passa au-dessus de lui. Les moindres branches lui servaient d’axes et d’invisibles arbres à cames, des rais d’ombres infinis naissaient de chacune d’entre elles, se penchant de droite à gauche comme des aiguilles de montre. Le garçon ferma les yeux, l’éclat du projecteur s’attarda un moment au-dessus de lui. Puis, il fit dévier les ombres de côté, comme des rênes, vers le noir, le néant absolu.

Le bruit du moteur s’éloigna enfin et se tut tout à fait. Au loin, des pas crissant sur la neige. Au loin, une porte qui claque, les projecteurs qui s’éteignent. Juste quelques points rougeoyants refroidissant sur le ciel noir. Le terrain plongea dans le noir et dans un silence complet. Au ciel étincela une constellation inconnue. Même les étoiles sont différentes, songea le garçon. Il frissonnait de froid. Il faut bouger. Ce tremblement des étoiles ne voulait pas le lâcher. C’est le froid, se dit-il, mails il faut vivre. Il se releva à quatre pattes. Se leva, fit précautionneusement tomber la neige. Penché, il gagna à travers les buissons l’autre clôture.

De sa vie il n’avait vu autant de clôtures. Tant de fil de fer. Quand on l’avait arrêté, une femme lui avait écrit au marqueur un numéro sur la main. C’est par ce numéro que les gardes l’appelaient. Personne d’ici ne sachant prononcer son nom, on le lui avait ôté pour de bon. Il s’était retrouvé dans ce que l’on appelait un établissement de détention. Comme il put s’en rendre compte, un établissement de détention ne diffère en rien d’une prison. Peut-être en cela qu’en prison la plupart des gens savent pourquoi ils sont enfermés. Tous les bâtiments étaient combles. Les deux premiers mois il dormit dans un conteneur de tôle. Quinze ou vingt conteneurs de chantier, l’un à côté de l’autre, si bien collés qu’on ne pouvait passer entre, et disposés de manière à dessiner un quadrilatère. On pouvait s’asseoir dans le conteneur ou se lever au milieu du quadrilatère. Au-dessus s’étendait une clôture, un filet métallique soudée à la tôle des conteneurs. Impossible de fuir de la cage. A travers la clôture on voyait le feuillage des arbres – ils avaient alors encore des feuilles. Des oiseaux se posaient sur la clôture. C’est alors qu’il se mit à les haïr. A l’intérieur de l’espace entouré de fils de fer, des gens se mouvaient. Mais la plupart d’entre eux ne vivaient plus. Il le voyait à leurs yeux. Le corps se mouvait, mais à l’intérieur il faisait noir. On leur prenait leurs téléphones, leurs papiers, leurs ordinateurs. Quelques garçons faisaient des haltères avec des bouteilles en plastique pleines d’eau qu’ils soulevaient en cadence. Le biceps numéroté se tendait et se relâchait. Le sang qui le faisait vivre était mort. Puis le corps s’accrochait au milieu de l’espace. Il se hissait et descendait, les mains serrant le fil de fer, le visage se plaquant à chaque traction contre le filet métallique puis redescendait. Les autres étaient disposés en cercle, encourageant et comptant les tractions. Mais aucun d’eux ne voyait le néant qui à chaque mouvement prenait possession de ce jeune corps. Muscles frais et souples, treize ou quatorze ans de croissance. Bras enfoncés dans le fil de fer. Enfoncés dans le temps qui les avait définitivement infestés. Mouvement du matériau. Eux seuls restaient ici. Ceux qui n’avaient où aller. Parents morts, disparus, perdus en chemin – ou bien longtemps auparavant, là où les couloirs de course disparaissent, blanchoyant, comme quand on efface un tableau, et que disparaît le centre d’entraînement avec ses aires de jeu, où le sport comme tant d’autres choses devient tout d’un coup complètement absurde. Quelques contacts [p. 10] dérisoires, numéros de téléphone inexistants, papiers froissés avec dessus l’adresse de gens de la famille. Autour, tout un froid continent hostile, entouré d’une double clôture aux barbelés tranchants comme rasoir.

Le garçon descendit vers la route. Devant un rond-point, un camion s’arrêta. Dans l’éclat rougeoyant des feux de freinage il s’élança à l’arrière vers la remorque et s’accrocha au pare-chocs. L’habitacle métallique était couvert d’une bâche, retenue par des tendeurs sur les côtés. Il testa le système de fermeture. Les boucles métalliques étaient faciles à ouvrir. Il relâcha les tendeurs et à peine se fut-il faufilé à l’intérieur par l’ouverture que le véhicule s’ébranla dans un grondement.

Une place de village déserte. Une lumière jaunâtre et sale filtrait à travers la bâche. L’espace s’allumait et s’éteignait à mesure que le camion gagnait en vitesse sous l’éclairage public. Enfin une lumière brilla puis ce fut le noir complet. Le fonds résonnait à chaque irrégularité. Le garçon eut l’impression qu’il allait geler encore plus ici qu’à l’extérieur. Il s’assit sur son sac à dos, cala son épaule contre le montant métallique, ramena ses genoux sous son menton et les enserra de ses bras. Il soufflait dedans, pour se réchauffer un peu. Il s’était mis à claquer des dents, et s’appliqua à les serrer. Le véhicule l’emportait dans la nuit. Il ne savait pas vers où. Il n’avait pas idée de l’endroit où il était, de la distance jusqu’à la ville. Il avait besoin d’une ville. N’importe laquelle. Là, il ne serait pas si voyant. Il avait son papier avec une adresse dessus. Dernière coordonnée. Son frère est là-bas, quelque part, au Nord. Là-bas, quelqu’un l’attend.

[p. 11]

2

Ils se retrouvèrent dans un hangar. Une sorte d’entrepôt, plaques de tôle, trous de rouille, sur le béton taches d’huile et de fuel. L’homme qui les menait leur fit quitter tous leurs bagages, expliquant en anglais que pour des raisons de sécurité il devait leur prendre leurs téléphones portables – une seule sonnerie et tout était perdu, expliqua-t-il avant de disparaitre. Un autre homme emmena le groupe. Européen. Amir était incapable d’identifier la nationalité. Peau blanche parsemée de taches de naissance, grand, blond, revêtu d’un bleu de travail. Montre tatouée sur le poignet. Montre à bracelet, reproduite avec réalisme à l’encre de couleur. Il marchait autour d’eux, tenant dans la main un mètre ruban. Il ne cessait de tirer dessus avant de le rembobiner. Tous attendaient que quelque chose se passe. Le type faisait le tour du groupe en silence. Examinant attentivement chacun en particulier. Il estimait le poids, appréciait la conformation physique, les visages basanés, les yeux noirs, touchait les bras.

Ils étaient douze. Pour la plupart des garçons à peine adultes, de l’âge d’Amir. Son frère était le plus jeune. Encore un enfant, se dit-il en le regardant : son frère se tenait à côté de lui, observant autour de lui, estimant la situation tout en essayant de ne rien laisser paraître, mais Amir voyait bien qu’il avait peur. Il avalait sa salive, car il avait la gorge serrée. Le plus vieux était un petit homme, menu et râblé, le visage hérissé d’une barbe de quelques jours. De ces gens dont on ne savait deviner l’âge. Il pouvait avoir quarante, peut-être moins, ou bien beaucoup plus. Il avait la peau sombre, [p. 12] desséchée, tirée. Amir se dit qu’il avait la peau fine comme un film plastique. Elle était trouée par ses poils de barbe aiguisés, d’un gris métallique, affleurant à la surface et se faufilant dehors comme les griffes d’un chat sortant de leurs coussinets.

L’Européen s’arrêta devait le petit homme : il était debout devant l’Arabe, silencieux. Amir ne savait pas d’où lui venait ce sentiment, mais il eut honte. Il avait honte de cet homme. Plus longtemps l’Européen le considérait, plus il avait honte. Ce sentiment partait de nerfs situés derrière les yeux et du sommet de la tête et descendait vers l’estomac et dans les cuisses. C’était une honte physique, presque palpable. II avait honte de cette peau, de la barbe sur la face de l’homme, de ses mains aux grosses articulations, du réseau de veines qui en quadrillaient le dos, du sang qui battait dans ces veines. Tout l’irritait. Posture du corps, barbe, mains, et jusqu’à la façon dont le sang coulait dans ces bras. Il voyait une petite veine courir d’un côté jusqu’à l’autre au-dessus d’un os. La honte ressentie à ce spectacle se transforma en dégoût. Il haïssait cet homme à cause de la façon dont son corps indiquait d’où il venait. Il le haïssait parce qu’il était lié à lui. Entre-temps, l’homme avait perdu toute contenance : il s’était recroquevillé sous le regard qui n’en finissait pas de le toiser, tenant la tête penchée, fixant attentivement un point du sol bétonné, se raccrochant à une petite lézarde qui fendillait la surface grise et crasseuse, n’osant pas en détacher son regard. L’homme à la montre tatouée tira pensivement sur le ruban du mètre et le laissa se rembobiner dans son boîtier. L’homme mal rasé restait accroché à sa lézarde, qu’il suivait du regard de long en large, comme pour en sonder la profondeur sans pouvoir s’en défaire. Il attendait ce qui arriverait. Mais rien n’arriva. Ils étaient debout, immobile, et dans ce silence Amir entendit de l’eau qui gouttait. Mais il n’était pas sûr : peut-être n’était-ce pas de l’eau, peut-être n’était-ce que cette montre qui, tatouée dans la peau blanchâtre, s’était mise à faire tic-tac.

L’Européen lâcha enfin le petit homme du regard. Il fit quelques pas en direction d’Amir, mais ne s’arrêta pas devant lui. [p 13] Il se mit à dévisager son frère. Il sembla que quelque chose le dérangeait encore, une sorte de contrariété passait dans son regard. Amir sentait son cœur bondir. Il jeta un coup d’œil sur le petit homme qui à côté de lui se recroquevillait, le regard toujours planté dans sa lézarde, qu’il scrutait cependant avec moins de frénésie qu’auparavant. Son regard se glissa vers son frère, dont le visage avait pris une couleur de cendre, lui non plus ne supportait pas d’être scruté par l’homme, il aurait voulu essuyer la sueur de son front mais il hésitait, son bras s’attarda bizarrement dans l’espace et il se toucha juste le front du bout des doigts et aussitôt retira sa main – il la baissa maladroitement le long de son corps, avec l’envie, peut-être, d’en faire encore quelque chose, mais il ne fit rien, il toucha juste la couture de son pantalon, Amir vit que ses doigts tremblaient. Leur tremblement passa en lui, se répliqua en lui. Il remarqua que les aiguilles de la montre tatouée indiquaient six heures quarante-huit. Il se demanda à quel événement de la vie de cet homme cela pouvait renvoyer. Rien ne lui vint à l’esprit.

Sous le cadran tatoué l’os du poignet se mit soudain à bouger. Le gars relâcha le cran et le ruban se rembobina dans le boitier avec un sifflement métallique. Quelque chose commençait à se passer. Le gars se retourna. Quelque chose grinça, les parois métalliques renvoyaient chaque son, probablement un portail s’était ouvert, bruit de moteur, le coin obscur du hangar rougeoya, feux arrière, reflets pourpres glissant sur les profilés d’aluminium disposés sur les montants des parois. Deux véhicules tournèrent pour entrer dans le hangar. D’abord une petite camionnette, puis une berline. Jappement des pneus qui freinent sur le béton. Phares qui s’éteignent, et, tout de suite après, moteur. Dans l’air, odeur d’essence. Frein à main clapant dans le silence soudain, puis – comme un bruit de clou rouillé qu’on arrache du bois – la jointure de la porte grince en s’ouvrant.

De la camionnette sortit un gars, vêtu d’une veste avec dessus le logo d’une compagnie, et de la voiture l’homme qui les avait amenés ici en leur prenant bagages et téléphones. C’est le seul sur le visage de qui Amir jeta un bref regard [p. 14] – visage très fin, grandes lèvres et grand nez, d’où émanait une étrange mollesse, une sorte de simplicité. C’était peut-être pour cela qu’Amir s’était mis d’accord avec lui la veille au soir. D’ailleurs on le lui avait conseillé : « C’est un bon plan, bien préparé, moins risqué que le passage par mer. » On payait à l’avance. Amir baissa le regard. A cet homme il avait donné presque tout l’argent qu’ils avaient.

Les hommes se mirent au travail. Amir observait le mouvement des chaussures – des baskets usées, une paire de bottines noires, des chaussures montantes de travail, au cuir craquelé par endroits (c’étaient celles de la montre tatouée). Il se souvenait des démarches – les petits pas énergiques des baskets, les bottines pointées vers l’extérieur, le rythme irrégulier des chaussures de travail – deux pas, pause, claquement de semelle, trois pas, pause, demi-tour, un pas.

Ils se saisirent du premier garçon et le chargèrent. Le petit homme recroquevillé au visage hérissé se balançait d’un pied sur l’autre sans oser lever la tête ni regarder dans cette direction. Amir vit les chaussures de travail emmener le garçon vers la camionnette. Il vit la main tatouée serrer le manche en plastique d’un cutter, faire coulisser du pouce la lame semblable à un rasoir et d’un coup sec entailler le flanc du siège. La main ôta avec précaution la housse de la carcasse, détacha la couche de mousse et dénuda le cadre métallique. Des tiges soudées reproduisant fidèlement la forme d’un siège. Les bras serrèrent le garçon et se mirent à l’introduire dans la cage. Tout se passait en silence, que ne troublaient que des soupirs, parfois le grincement du métal, le bruissement du tissu.

Le garçon se taisait et tentait de garder le contrôle, s’enfila dans la cage, obligé de coincer ses pieds sous lui, serrer les mains le long du corps, faufiler précisément la tête dans l’appuie-tête du chauffeur. Il était dans la cage comme dans un monstrueux corset, incapable de se mouvoir. Les yeux écarquillés, il regardait droit devant lui, sans rien dire. « OK ? » fit quelqu’un. Le garçon [p. 15] acquiesça, apeuré. Ils se mirent à l’emballer dans la mousse, son corps disparut progressivement sous les bandes moelleuses. Les mains assujettissaient la mousse avec un ruban argenté. Puis ils recouvrirent le siège entier d’une housse noire. De minuscules opercules au niveau de la tête laissaient passer l’air. Quelqu’un prit une grande aiguille avec du fil noir et se mit à recoudre la housse. Le garçon avait disparu. Le véhicule semblait l’avait dévoré. Les mains firent claquer la portière et allèrent chercher le suivant.

Amir avala dans le vide, saisit au vol le regard de son frère. Des yeux pleins d’incertitude, si noir qu’Amir se dit malgré lui qu’ils devaient être lourds, plus lourds que les yeux des autres. A la question qu’il y lut, Amir répondit par un imperceptible mouvement de tête, pour rassurer son frère, l’assurer que tout était normal, que c’était exactement ce qui avait été convenu, qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Puis il détourna la tête, incapable de soutenir plus longtemps le regard de son frère. Il s’essuya le front.

L’homme à la montre avait chargé un autre garçon. Un deuxième siège s’était ouvert, dans lequel on introduisait un jeune corps souple. Une autre paire d’yeux disparut sous une housse noire. Le véhicule se remplissait de corps. Puis à nouveau la main à la montre, six heures quarante-huit : cette heure prenait un sens bizarre, Amir était certain que c’était une indication extrêmement importante – une vague de vertige, semblable à un bateau qui verse, la tête lui tournait un peu, il avait besoin de temps, encore un petit peu de temps, pour la première fois il hésitait vraiment, il aurait préféré partir sur le champ, il y avait bien d’autres solutions, d’autres voies, puis il se souvint : ils ont l’argent, notre argent. Il dirigea le regard vers le petit homme, à nouveau plongé dans sa lézarde. Il eut soudain une terrible envie de le tabasser, de briser sa dégoûtante mâchoire mal rasée, il sentait le sang affluer dans les articulations de son poing serré, de le fiche tout entier dans sa lézarde, de l’enfoncer si bien qu’il n’en resterait plus rien. Tout ceci traversa la tête d’Amir en un centième de seconde, quand les mains s’approchèrent pour [p. 16] se saisir de son frère. Sauf que lorsque le gars se trouva à leur hauteur, il capta le regard d’Amir et ne toucha pas à son frère. C’est peut-être à cause de ce regard, de ce qui se passait dans ses yeux que les mains se retirèrent de sa rangée.

L’Européen le conduisit vers la berline. Tant mieux, se dit Amir, on sera moins nombreux entassés là-dedans. Il se tourna vers son frère, il se tenait là-bas près de deux autres gars et du petit homme recroquevillé (il se rendit compte alors qu’il faisait une tête de moins que son frère). Amir tenta de sourire légèrement : tout est normal, c’est exactement ce qui était convenu. Il tenta d’avoir l’air tranquille mais ses mains tremblaient et son front suait à grosses gouttes.

L’homme ouvrit le capot de la voiture, le moteur entortillé comme des viscères. Amir hésita. Pour la première fois il dévisagea l’Européen, mais fut incapable d’y discerner le moindre trait. Il ne voyait que le mouvement : l’Européen tendait doucement le menton vers le capot, il était absolument impossible de résister à ce geste, toutes les questions étaient exclues par ce mouvement imperceptible. Amir vit dans la partie supérieure du moteur une poche de petite taille. La carrosserie était entaillée de telle sorte que la poche touchait le tableau de bord, et pourtant l’espace était horriblement petit, il ne pouvait pas s’imaginer qu’un corps humain puisse y tenir. Il jeta à nouveau un regard hésitant sur le visage de l’Européen et comprit aussitôt que son intention était on ne pouvait plus sérieuse : il tenait le capot d’une main et attendait.

Amir regarda une dernière fois son frère. Il saisit une dernière fois ce regard, cette demande : oui, le regard demandait à être rassuré, il quémandait, comme un petit enfant qui va dormir demande de laisser une petite lumière allumée. Se passait-il quelque chose autour de lui ? ou bien rien ? Amir n’était plus sûr. Il se renversa sur le bord de la carrosserie et se mit à s’enfiler dans le moteur. Cela lui semblait dément. L’espace de la poche équivalait à celui d’une valise de taille moyenne. Quand ils étaient petits, il avait joué avec un copain à s’enfermer dans une valise de ce genre. La valise était toute déchirée, elle traînait perchée sur une étagère, dans l’appartement, très pauvre, du père du copain, qui était rémouleur. Le père est mort, [p. 17] l’ami est soldat. Le petit frère n’était pas encore de ce monde. Ils s’étaient enfermés dans la valise, à ceci près qu’ils étaient enfants, avec des corps moitié moins grands. Et pourtant il se souvenait parfaitement de la terreur qui l’avait saisi une fois que le couvercle se fut refermé et qu’eut cliqué le clapet de la fermeture. Une minute après, Amir s’était mis à taper dans les parois et à crier de le laisser sortir. Son copain avait ri, à l’époque. Maintenant, tout était terriblement silencieux.

Amir essaya de se tasser dans le moteur. Il se coucha de côté, tentant de plaquer ses genoux contre son torse, mais il ne pouvait enfiler les jambes dans la poche. L’espace était trop étroit. L’homme s’approcha de lui et de ses mains pressa sur ses genoux. Il le comprima dans la lézarde. Amir sentit des sifflements dans ses oreilles, à l’intérieur de la voiture vibrait une note aigue et perçante. Il sentait avec terreur ses côtes comprimées contre ses poumons, qui malgré lui laissaient sortir l’air. L’homme lui fourra dans la main, quelque part devant le menton, une bouteille d’eau d’un demi-litre. Flux de panique. Amir voulut dire quelque chose, lui-même ne savait pas quoi, il voulait sortir, mais l’homme fit claquer sur lui le capot. Tout retomba dans l’obscurité. Le temps s’arrêta : 6 heures quarante-huit.

Il voulut crier, mais il ne pouvait pas respirer. Il n’entendait rien, hormis son cœur qui battait contre ses genoux, dans sa gorge, son visage, à la base de son nez. Il battait contre les parois métalliques de la carrosserie. Je dois me calmer, se dit-il, sinon je ne reprendrai pas mon souffle. Tout sifflait – le sang affluait dans sa tête. Il avait envie de vomir. Il serra fort la mâchoire. Ne pas paniquer, ce n’était pas si terrible. Il avait quand même un peu d’oxygène, se dit-il soudain. Il se rendait compte qu’il respirait. Très peu, mais il respirait. Il ne sentait plus ses jambes, les genoux plaqués contre les côtes, mais il restait quand même un peu d’espace pour inspirer. Il se souvint de l’Européen : il savait ce qu’il faisait. Il avait déjà fait passer beaucoup de monde dans cette poche. Il savait ce qu’il faisait.

Il se mit à travailler sur son pouls : il se concentra sur les battements endiablés de son cœur pour, peu à peu, coup après coup, le persuader de se calmer. Il s’approchait [p. 18] comme on s’approche d’un cheval fou. Où avait-il vu cela ? Dans son enfance ? Son père ? Il voyait la main tendue, les extrémités légèrement frémissantes des doigts, s’approchant des énormes naseaux furieux. Les orifices par où l’air passe dans la tête de l’animal, les sinus aortiques et la tête du cheval battent, tous les tendons et le flanc frémissent, une vague de chair, une vague de muscles que parcourt la vie. Enfin la main touche l’énorme os brûlant. Elle glisse dessus, remonte jusqu’aux yeux. Et à chaque expiration le pouls se calme dans cet animal effrayant.

Amir parvint enfin à se calmer. Que se passait-il dehors ? Il n’avait aucune idée du temps qui s’était passé. Le temps s’était arrêté. Ou bien avait passé deux fois plus vite. Cela n’avait pas d’importance. Il n’avait plus que souffle, pouls, noir. Il essayait de maintenir tout cela dans le calme. Dans le noir des schémas sanguins. Des concrétions brun rouge prises de pulsations. Elles se mirent graduellement à briller, à se fondre avec des ornements vivants fascinants. Cela vient des nerfs, jugea Amir en bougeant la main, pour toucher la cloison, il voulait juste s’assurer qu’elle était bien là. Alors la bouteille en plastique glissa de sa paume et se souleva un peu de côté. Il aurait besoin d’eau. Il voulut tendre les mains, mais celles-ci étaient coincées de telle façon qu’il était incapable de les mouvoir ne fût-ce que d’un centimètre. La bouteille se perdit dans l’espace, dans des geysers de points rougeoyants, qui se formaient sous ses paupières. En fait pas sous les paupières, car il gardait les yeux ouverts. Mais au bout de quelques instants il n’en était plus si sûr.

Tout d’un coup tout l’espace se mit à trembler, un vacarme assourdissant s’éleva : le moteur avait démarré, on avait mis la voiture en marche. Aurait-il voulu crier que personne ne l’aurait entendu. Il sentit avec terreur les premiers relents douçâtres de l’essence. La voiture se mit en mouvement.

 

Traduction de travail Xavier Galmiche