Klára Vlasáková

Fissures

2020 | Listen

LA SPHÈRE

 

Quand la chose se posa sur Terre – au lieu-dit le Pré de la Cure, dans une bourgade de taille moyenne –, les premières personnes à la voir pensèrent qu’il s’agissait d’une illusion d’optique : une réfraction particulière de la lumière qui disparaîtrait lorsqu’on tournerait la tête, sans doute, ou quand le soleil se voilerait. Mais elle ne disparut pas : elle restait suspendue à quelques dizaines de centimètres du sol, cette chose étrange et ronde qui devait faire dans les trois mètres de diamètre et projetait une faible lueur. On pouvait s’en approcher, la toucher, même. Certains disaient que la surface en était molle et chaude ; d’autres juraient avoir senti quelque chose bouger à l’intérieur.

Quoiqu’il en soit, le lendemain, la sphère n’avait pas disparu. Et ni la semaine suivante, ni le mois d’après.

Des voix s’élevèrent bientôt pour dire qu’il s’agissait d’une anomalie causée par un réchauffement prolongé et excessif de la planète. On disait aussi que c’était un avertissement, voire un châtiment (mais face à quel danger, ou pour quelle faute, cela restait très incertain). Tous n’étaient d’accord que sur un point : un tel phénomène était quelque chose de tout à fait nouveau et de passionnant, quelque chose qu’il fallait étudier et décrire avec attention.

– Tant qu’on n’en saura pas plus long, il faut continuer à faire notre travail, à accomplir notre devoir comme par le passé, affirma un célèbre spécialiste en science des religions durant l’un de ces interminables débats dont le but était de savoir quoi faire dans une telle situation.

– Il ne faudrait surtout pas que nous fléchissions face à nos devoirs.

– Et de quels devoirs s’agit-il, selon vous ? Lui demanda la sociologue assise en face de lui.

– Rester humbles, et travailler, dit-il avec un sourire conciliant. Rien de plus, voyons. Il me semble que nous ne devrions pas nous laisser distraire inutilement. Ça ne nous apporterait rien de bon.

La sociologue hocha la tête :

– Soit, admettons. Mais nous laisser distraire de quoi ? Beaucoup d’entre nous sont épuisés, ils ont déjà tout donné. On parle du syndrome de vide intérieur, de crises d’angoisse ou de panique. Ces dernières années, le nombre de personnes dépendantes aux antidépresseurs et aux narcotiques a monté en flèche, et je ne parle que de ceux qui sont recensés dans les statistiques médicales officielles. Le nombre de décès causés par overdose augmente d’année en année. Sans compter qu’il peut y avoir beaucoup de gens qui prennent des cachets en cachette, qui se les procurent par leurs propres moyen et qui, du coup, ne sont pas pris en compte dans les données. Ce n’est tout de même pas avec de l’humilité qu’on règle ce genre de problèmes.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir, rétorqua le spécialiste en religions en fronçant les sourcils. Nous sommes là pour parler du sens que peut avoir l’apparition de cette chose étrange pour notre développement spirituel. Il me semble que nous donnez au débat une tout autre direction.

– Ce n’est pas vraiment la chose en soi qui m’intéresse, dit la sociologue en cherchant à s’expliquer, ce qui provoqua de la part du spécialiste en religions un soupir de désaccord. Ce qui me semble crucial, c’est qu’elle illustre parfaitement à l’aune de quoi nous mesurons la valeur de nos vies et ce à quoi nous donnons le plus d’importance. Pour moi, c’est en quelque sorte l’occasion de nous voir d’un œil neuf et de mettre en évidence ce qui ne fonctionne peut-être pas très bien…

Voulant ajouter quelque chose, la sociologue reprit son souffle, mais la présentatrice l’arrêta d’un geste impatient de la main.

– Très bien, merci beaucoup pour vos points de vue, mais notre émission arrive hélas à son terme, et nous allons devoir nous séparer pour aujourd’hui. Je remercie mes invités qui ont accepté de venir dans ce studio, et je remercie également mes chers téléspectateurs pour leur attention. Je vous dis à bientôt !

Quatre jours après l’apparition de la sphère sur Terre, la vaste zone qui l’entourait fut fermée hermétiquement. Aucune personne non autorisée n’avait le droit de l’approcher, et il était également impossible de l’observer. Les scientifiques du monde entier se mirent à affluer afin de l’examiner. Même si personne n’avait émis de rapport officiel, le grand public reçut ainsi quelques informations troublantes :

– Quand on tenta de déplacer la sphère, il fut impossible de la faire bouger d’un pouce.

– Quand on chercha à savoir de quoi elle était faite, les examens ne donnèrent aucun résultat.

– Quand on voulut prélever des échantillons, ce fut impossible. On s’efforça donc d’en gratter la surface et de tirer des coups de feu dessus : la sphère avalait les projectiles et reprenait sa forme initiale, intacte.

– Quand enfin, par désespoir, plusieurs personnes tentèrent de pousser en même temps sur la sphère, on dit que l’une d’entre elles eut l’impression que la surface avait légèrement cédé. Mais, d’une part, cela semblait trop dangereux, et, d’autre part, c’était tout à fait inexact ; on veilla donc à ce qu’une telle situation ne puisse jamais se reproduire.

La zone resta entièrement fermée pendant un an. Pendant tout ce temps, une foule de gens persuadés qu’ils finiraient bien par apercevoir quelque chose s’y regroupa, mais sans succès.

Et puis il se produisit quelque chose d’inattendu. Une jeune femme parvint à entrer à l’intérieur de la zone. Elle ne répondit à aucun des gardes qui la sommèrent de s’arrêter et courut, courut droit jusqu’à la sphère. Voulant l’en empêcher, les gardes tirèrent des coups de semonce (c’est en tout cas ce qu’ils déclarèrent). Par la suite, il jurèrent leurs grands dieux qu’ils avaient tiré en l’air, que la balle avait dû ricocher : quoiqu’il en soit, l’un des coups de feu toucha la jeune femme à l’abdomen et elle mourut sur place quelques instants plus tard.

L’incident provoqua un gigantesque scandale, et l’accès à la sphère fut rapidement libéré. Tant de gens se rendirent immédiatement sur place que leurs déplacements durent être organisés, comme aux abords des monuments célèbres. Les discussions reprirent bon train, chacun désirant savoir la même chose : d’où venait la sphère, de quoi elle était faite et à quoi elle servait. Mais personne ne parvint à formuler une hypothèse réellement convaincante.

Et la sphère resta identique, parfaitement intacte.

 

OTO

 

Un après-midi, Oto se fige sur la passerelle couverte reliant les deux bâtiments de la société dans laquelle il travaille. Cette passerelle est l’un des rares endroits d’où l’on peut vraiment voir l’extérieur. D’un côté, il y a l’école, de l’autre, l’arrêt de bus, entouré de plusieurs édifices modernes de forme cubique. Oto est en train de traverser la passerelle comme il le fait tant de fois par jour quand il aperçoit par la fenêtre un dirigeable bleu et trapu qui traverse majestueusement le ciel. Il est orné d’une grande inscription en lettres blanches : « Nous, les noyés ».

Oto ne comprend rien. Qu’est-ce que c’est que cette publicité ? Qui irait donner un nom pareil à son entreprise, qui essayerait de se rendre visible de cette façon ? Ça n’a absolument aucun sens, voyons.

Personne d’autre que lui ne remarque le dirigeable, ou peut-être que personne n’y prête garde ; tous se hâtent d’un bout à l’autre de la passerelle, le regard planté devant soi. Pendant ce temps, seconde après seconde, il devient de plus en plus clair que le dirigeable se dirige vers la passerelle. Il fonce droit sur elle, sans changer de cap. Il va entrer en collision avec elle d’un instant à l’autre : ça y est, ça y est, ça y est. Oto sait qu’il devrait s’en aller mais il en est incapable.

Il reste là, debout, fasciné par la scène qu’il contemple.

Une étrange vague de chaleur abrutissante déferle sur son corps, lui fait tourner la tête. Il a soudain l’impression que sa peau flotte tout autour de lui. Il saisit la rambarde, mais ses propres mains ne semblent plus lui appartenir, on dirait qu’elles sont devenues des instruments autonomes dont le fonctionnement lui est absolument étranger. Il se sent mal, envahi par un sentiment pénible de vertige. Il voudrait disparaître le plus vite possible, mais il est incapable soulever ses jambes, qui flageolent comme de la gelée. Le dirigeable est tout près de la passerelle lorsqu’il se redresse brusquement. Il remonte si bien qu’au dernier moment, il évite la passerelle de justesse. Oto se retourne en lui-même. Autour de lui, le monde commence à reprendre ses formes habituelles. La passerelle, des pas, des visages, des froissements de papiers, le bruit de conversations assourdies. Mais tout à coup, tout ça lui semble décousu, fortuit. Il est là depuis une bonne heure déjà, à regarder dehors en se tenant à la rambarde, comme s’il courait le risque, en la lâchant, de perdre son dernier semblant d’unité et de se décomposer. Quelqu’un le saisit alors par l’épaule.

Il se retourne et voit l’un de ses collègues.

– On t’a cherché partout mais tu étais déjà parti. Allez, ne reste pas là et viens, ça va commencer.

Oto suit docilement le cortège de ses collègues et met quelques instants à se ressaisir. Mais oui, bien sûr. Aujourd’hui, la direction va leur parler de la Nouvelle Politique relative aux Employés. Il serait éminemment souhaitable que tout le monde soit là, leur a dit leur supérieur dans le message qu’il leur a fait parvenir. Aucun de ceux qui l’ont reçu n’a demandé de quoi il serait question pendant la réunion ; de toute façon, le supérieur ne leur aurait rien dit, comme d’habitude. Lui-même n’est pas au courant, il se contente de transmettre les messages en espérant qu’on ne lui demandera rien de plus. La peau de son cou fait des plis, un peu comme celle d’une poule.

Ils se retrouvent dans une grande salle de réunion sans fenêtres, éclairée par des néons blafards. Les murs récemment repeints dégagent encore une odeur farineuse de peinture ; il y a dans cette fraîcheur soudaine quelque chose de grossier, presque inconvenant. Les chaises s’alignent, serrées les uns contre les autres, toutes identiques, noires, inconfortables avec leur dossier qui semble en carton, de sorte qu’on doit se tenir tout le temps le dos bien droit. Il y a plus de monde qu’Oto ne l’aurait supposé : plus d’une centaine de personnes. Sans qu’on les y ait invités, elles s’assoient docilement sur les chaises et se taisent peu à peu. Elles sont si bien entraînées qu’elles n’ont besoin d’aucune instruction : elles exécutent les ordres avant même de les entendre.

Bientôt entre la Directrice. En sept ans, Oto ne l’a vue que quelquefois, son bureau est situé dans une autre aile du bâtiment. Elle travaille ici depuis dix ans et restera sans doute dix autres années. Elle est lisse, ronde et porte un petit tailleur doux, en laine bleu clair. D’elle, on ne peut s’attendre à aucun coup bas, juste à ce qu’elle s’efforce de préserver l’ordre établi. Elle tousse bien que ce soit inutile, tout le monde est à présent parfaitement silencieux.

– Chers collègues, j’apprécie infiniment votre travail, dit-elle, et Oto sent l’odeur nauséabonde, aigre et pénétrante que dégagent tous ces corps rassemblés ici, ces corps qui ont peur et qui savent déjà ce qui va suivre.

– J’apprécie infiniment votre travail, beaucoup d’entre vous travaillent pour notre entreprise depuis plus de dix ans, et croyez bien que rien ne me touche plus que votre fidélité.

Elle se tait un instant et laisse son regard se promener sur le visage de quelques personnes.

– Je suis née sous le signe du bélier, aussi, je ne ferai pas durer le suspense plus longtemps et j’irai droit au but. Nous sommes comme ça, nous, les béliers, ceux qui me croisent souvent le savent bien.

Elle lance un clin d’œil encourageant aux employés concernés, et Oto ne peut se défaire de l’idée que ce clin d’œil est parfaitement calculé au sein de son monologue.

– Dans le cadre de la rationalisation de la main d’œuvre, notre société, comme la plupart des autres, procède actuellement à l’automatisation d’une partie importante des tâches à effectuer. Il ne s’agissait au départ que d’un nombre restreint de postes, mais ce nombre est appelé à s’étendre rapidement.

À ce moment-là, tout le monde devrait se lever et se précipiter sur la Directrice. Mettre en pièces son petit tailleur doux, en laine bleu clair, le déchirer jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques fils. Tout le monde devrait se précipiter sur les murs blancs fraîchement repeints, en arracher le crépis frais, briser les murs, se frayer un chemin jusqu’à l’extérieur et ne laisser que ruine derrière soi.

Au lieu de ça, tout le monde reste assis, le dos bien droit, sur sa chaise en plastique noir. Oto fait de même, il est incapable de faire autre chose. Son corps a oublié comment réagir différemment. Il ne peut que demeurer dans la même position et éviter d’attirer l’attention sur lui.

– Bien sûr, vous recevrez des indemnités de licenciement. Nous ferons tout pour que ce changement de situation soit aussi facile à supporter que possible. Personnellement, je suis désolée que nous perdions tant d’employés si excellents, mais, croyez-moi, votre travail n’a pas été inutile. Il a constitué la base sur laquelle seront formés les nouveaux auxiliaires mécaniques. Par votre travail, vous avez fourni des données d’une valeur inestimable qui ont déjà été traitées et qui permettront d’établir de nouvelles méthodes de travail, plus rapides et plus performantes. Votre travail est appelé à devenir le fondement de la révolution technologique en cours, révolution que nous ne pouvons en aucun cas arrêter, c’est évident. Tout ce que nous pouvons faire, c’est préparer de notre mieux possible les conditions qui lui seront favorables.

Pendant un moment, personne ne dit rien. Quelques secondes au cours desquelles tout prend forme. Pendant un instant, plusieurs variantes d’un même futur coexistent, elles oscillent au-dessus de leurs têtes et attendent que quelqu’un saisisse l’une d’entre elles et ne l’ouvre. Un instant vertigineux, le seul qui soit vraiment libre. Oscillation, frémissement, bourdonnement des néons. Oto aimerait qu’il dure longtemps, que cette brèche dans le temps s’agrandisse, mais voilà déjà qu’une main se lève lentement, devant.

– Quel sera le montant des indemnités ? demande quelqu’un d’une voix forte, et Oto voit comme au ralenti la brèche se refermer. Elle diminue, disparaît, et le bruissement s’arrête. La Directrice leur fait un large sourire.

– Impossible de parler en termes de forfait unique, mais chacun de vous recevra plusieurs mois de salaires. Combien exactement, cela dépend de plusieurs facteurs, mais je peux vous garantir qu’il s’agira d’une somme conséquente. Nous apprécions votre travail dans notre entreprise, et nous souhaitons le rémunérer à sa juste valeur.

La brèche d’où pouvait surgir quelque chose de vilain et nécessaire se referme définitivement avec un claquement. Tout est à nouveau propre, lisse et sûr.

Oto regarde les épaules et les nuques des gens qui sont assis devant lui. Comme si elles réagissaient à un signal, toutes les épaules se tassent un peu, se détendent. Les nuques s’inclinent sur le côté, prises à parti. Oto fait de même, sans y réfléchir. Son corps tout entier est submergé par la fatigue, il se sent écrasé.

– On s’y attendait, chuchote quelqu’un derrière lui, mais à part ça, personne ne dit plus rien, personne ne prend la parole.

– Je suis contente que cette réunion ait eu lieu et que nous ayons pu expliquer nos points de vue respectifs, dit la Directrice aux employés muets. Avant de vous quitter, permettez-moi de vous rendre hommage. Pour votre dévouement à notre entreprise, votre engagement, votre application, votre assiduité, votre sens des responsabilités. Pour votre conviction que nous pouvons toujours faire mieux, et surtout croître. Pour tout ça, je tiens à vous dire toute ma gratitude et toute mon admiration.

La Directrice fait un pas en arrière et se met à applaudir. Rapidement, violemment. Mais, dans une pièce aussi grande, ses applaudissements sont faibles, presque inaudibles. Et puis quelqu’un, sur la gauche, se met à applaudir, lui aussi. Il est rejoint par quelqu’un d’autre, devant, puis par une troisième personne, une quatrième, et ainsi de suite ; les applaudissement gagnent en intensité, on dirait qu’il grêle : clac, clac, clac, clac, clac. Les gens se lèvent progressivement, ils sourient tous, c’est si drôle, si absurde. Mais Oto remarque qu’il se lève et qu’il sourit lui aussi. À présent, tout le monde est debout, et entre ces paumes qui claquent brutalement l’une contre l’autre, les gens écrasent les dernières bribes d’oscillation murmurante ; ils les écrasent comme des moustiques. La Directrice cesse enfin d’applaudir la première, et, d’un geste, fait signe que ça suffit.

– Je vous remercie encore mille fois, tous. Vous recevrez votre lettre de licenciement d’ici demain matin. Elle prendra effet à la fin du mois prochain. Avec la lettre, vous recevrez également le montant de vos indemnités. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de belles dernières journées dans ce cadre débordant de créativité et de projets. J’espère également que tout ira pour le mieux dans vos futurs réalisations.

La porte s’ouvre et tous s’en vont, toujours aussi dociles et disciplinés que lorsqu’ils sont entrés.

Oto a l’impression de se mouvoir dans un liquide épais, opaque. Son esprit est lourd, imprégné d’une image unique et absurde qu’il est incapable de chasser. Et dans les minutes qui suivent, bien qu’il prenne l’ascenseur (qui vacille dangereusement), ouvre la porte de son bureau (avec difficultés), réponde à un de ses collègues qui lui demande s’il va chercher un autre poste (oui, parce qu’il ne peut pas se permettre de rester sans revenus – jusque-là, ils avaient déjà du mal à nourrir leur famille avec deux salaires), ouvre un tiroir et prenne plusieurs cachets d’un coup (il les mâche rapidement), il ne parvient à penser qu’au dirigeable qu’il a vu plus tôt dans la journée. À son déplacement dans les airs, à son inscription « Nous, les noyés ». Où est-il, à présent ? Est-ce qu’il est en train de se frotter à d’autres bâtiments, est-ce qu’il s’est posé quelque part ? Et puis, qui l’a fait décoller ?

Il a l’impression de tout percevoir à travers une paroi de verre, et ce n’est qu’à grand-peine qu’il remarque que deux de ses collègues ne sont pas satisfaites du discours de la Directrice : il faudrait faire quelque chose, on ne devrait pas rester passifs. Mais Oto ne les entend pas bien, et il lui semble que les autres non plus ne les écoutent pas ; leur indignation est dérangeante et ils ont besoin de calme pour travailler, à présent, ils ont assez perdu de temps comme ça.

Oto n’entend même pas ses collègues passer des coups de fil à leur proches, leur chuchoter ce qui vient de se passer tout en faisant les cent pas dans le bureau à un rythme inégal qui donne l’impression qu’on est en train de déverser des pierres.

Et il n’entend pas non plus un autre collègue. Celui qui est accroupi dans le couloir, qui se balance d’avant en arrière en gémissant. C’est un son insupportable qui donne l’impression que celui qui l’émet est grièvement blessé. Il n’y a plus personne d’autre dans le couloir, tout le monde est revenu à sa table de travail et fait comme s’il ne se passait rien d’extraordinaire. Pourtant, le gémissement gagne en intensité, il prend du volume, il est impossible de l’éviter. Il porte en lui quelque chose de douloureux, de presque animal. Un gémissement. La même note prolongée qui se répète sans cesse.

Oto, lui, pense au dirigeable, il pense à lui sans arrêt alors qu’il est assis devant son ordinateur, qu’il ouvre son courrier comme les autres, qu’il lit ses mails, qu’il en efface une partie directement et qu’il marque les autres comme destinés à être lus plus tard. Il y pense toujours alors qu’il clique sur le dossier « Rapports, Contrats, Conventions » et qu’il ouvre un à un tous les documents qu’il contient. Ça prend du temps, mais il est méticuleux, il n’en laisse pas un seul de fermé. Dès qu’il a terminé, il envoie tous les documents à l’impression.

Il pense au dirigeable alors qu’il envoie les documents à l’impression sur diverses imprimantes de l’entreprise pour gagner du temps ; alors qu’il ouvre le dossier contenant les fichiers concernant l’assiduité des employés ; alors qu’il envoie à l’impression tous les relevés de tous les mois pendant lesquels il a travaillé dans l’entreprise. Il ne cesse pas d’y penser même alors qu’il imprime ses mails – là, il n’est plus systématique, il clique sur dix-huit messages au hasard, furieusement. Mais où est passé le dirigeable ? Où ?! Quelqu’un doit bien être au courant.

Il pense encore et toujours au dirigeable alors qu’il passe près du corps de son collègue qui est à présent allongé dans le couloir, bras et jambes écartés. Il saigne du nez et sa jambe droite forme un angle étrange. Oto est incapable de traiter cette image ; il se contente de l’enregistrer sans pouvoir lui conférer le moins sens.

Il a quelque chose d’autre à faire.

Il traverse les couloirs des divers étages à la recherche des imprimantes qui grésillent frénétiquement et impriment la somme colossale de textes qu’il leur a envoyée. Il examine les feuilles encore chaudes et soudain, toutes ces phrases brutalement exhumées n’ont plus aucun sens. Les cachets ont commencé à faire effet ; il ressent cette dilatation familière et chaude de l’estomac, ce tressaillement teinté d’absence et de stupeur alors que tout autour de lui perd ses contours nets, tout se mélange et s’entremêle à tout et ses pensées s’abandonnent enfin à une logique déformée, affolée. Les liens se brisent, tout est mêlé, mais paisible.

Il laisse les imprimantes faire leur besogne jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun papier à mettre dans les chargeurs. Pendant tout ce temps, personne ne lui pose la moindre question, personne ne tente de l’arrêter. Les bacs à impression croulent sous le poids des documents. Oto s’efforce de passer près de toutes les imprimantes, mais c’est impossible, elles sont trop nombreuses et les feuilles lui tombent des mains.

Il est si épuisé !

Il se dirige vers le couloir qui passe devant son bureau. Son collègue est toujours là, par terre ; le sang qui coulait de son nez a séché. Il respire ; sa poitrine se soulève à intervalles réguliers. Il a les yeux ouverts, il fixe le plafond d’un œil vide. Oto s’approche de lui, se penche, puis s’allonge près de lui, par terre.

Il n’y a rien d’autre qu’il puisse faire.

 

 

Traduction: Benoit Meunier