Lucie Faulerová

Ma Camarde

2020 | Torst

Fermeture de voie

Le suicide par étranglement est relativement rare. Le lien est en règle générale enroulé de plusieurs tours et parfois doublé de quelque chose de mou. Durant la strangulation, par effet de l’irritation du nerf vague et de la compression de la carotide, l’afflux sanguin vers le cerveau diminue puis les voies respiratoires se referment. Sauf que, d’ordinaire, le larynx n’est pas entièrement refermé, à cause de quoi la mort met plus longtemps à être effective que lors d’une pendaison… à condition toutefois qu’il n’y ait pas perte de conscience et relâchement du lien.

En comparaison, la pendaison est depuis très longtemps la méthode favorite de suicide en République tchèque. Surtout chez les hommes, qui se pendent approximativement dans 61 cas sur 100, tandis que pour les femmes c’est environ 40 cas sur 100.

Si vous n’avez pas la veine de vous briser la nuque, la mort mettra en gros une bonne dizaine de minutes à venir. Cette méthode de suicide offre une certitude assez élevée ; bien entendu, si on est sauvé, il existe aussi une probabilité de dommages cérébraux également élevée.

J’ai été surprise d’apprendre que la pendaison offre une palette de possibilités plus étendue qu’on ne pourrait le croire. Au XIXe siècle, un professeur a recensé les positions de 261 cas de suicide par pendaison. Dans 168 des cas, les pieds se trouvaient au sol. Dans 42, le corps reposait sur les genoux. Dans 22 des cas, le suicidé était allongé au sol, 19 étaient assis et les 3 derniers accroupis. Il va de soi que la corde était le moyen le plus utilisé, nous avons ensuite bien entendu la cravate, le mouchoir de poche, le linge déchiré, les lacets, les jarretières, les ceintures, les fils électriques ou encore les bretelles.

Lien. Un mot que je ne pourrai jamais plus prononcer.

Parfois je pense à cette détermination, à l’absence de volonté de vivre ou plutôt à la volonté de ne pas vivre des pendus qui ont été trouvés accroupis.

Zzzzzzimmm.

« Mais savez-vous pourquoi je suis ici, vraiment, aujourd’hui ? » dit le monsieur en chemise blanche debout devant le podium du gymnase.

« Pourquoi ? » lui demande la dame en robe jaune qui se trouve debout à côté de lui. C’est sa femme. Bien sûr ce couple est en train de nous jouer le dialogue du mentor (lui) avec le public (elle), parce que le public (nous), on ne peut jamais trop s’y fier.

« Toute cette séance a pour but de vous inspirer à trouver du courage ! »

« Le courage de quoi ? » dit plus fort la dame en robe jaune. À côté de moi, Madla se mord le poing et se le fourre presque en entier dans la bouche.

« Le courage de vivre votre vie véritable ! » s’écrie le monsieur en chemise blanche. Là, s’installe quelque chose qui est censé représenter un instant cathartique, durant lequel une réaction exaltée du vrai public est attendue. Je regarde les autres, assis sur les chaises en demi-cercle, encore une fois deux tiers de femmes.

Personne ne réagit. Alors la dame en robe jaune prend sur elle pour tous les participants et applaudit. Du coup, nous aussi nous applaudissons.

« Avez-vous déjà entendu parler de la technique hawaïenne Ho’oponopono ? » interroge le monsieur en chemise blanche. Silence. « Avant que je vous parle de l’origine de cette technique, je vais vous en dire les fondements. Le plus important ! Vous êtes prêts ? »

« Oui ! » se trémousse la dame en robe jaune.

« Alors écoutez attentivement. Écoutez… vraiment… très attentivement, dit-il lentement, c’est ce que vous entendrez de plus important aujourd’hui. C’est exactement ce qui peut changer votre vie. »

Nous nous taisons tous et attendons, tendus, nous voulons changer nos vies.

« Je t’aime », dit le monsieur en chemise blanche en regardant madame Maychoux. « Je suis désolé », dit-il en regardant madame Boháčková. « S’il te plaît, pardonne-moi » dit-il en faisant un signe de tête à monsieur Boháček, son mari. « Merci », dit-il les yeux fixés sur Madla qui est en train de sortir son poing de sa cavité buccale.

S’ensuit un nouveau silence, bref. Des toussotements. Des gigotements. Maychoux se tripote le goître. La dame en robe jaune prend des airs sibyllins.

« Ces phrases n’ont rien d’exceptionnel, n’est-ce pas ? Vous les prononcez presque tous les jours, pas vrai ? » dit le monsieur en chemise blanche.

« Ah ça oui ! » s’écrie la dame en robe jaune.

« Ces quatre phrases, ces phrases apparemment absolument ordinaires, peuvent pourtant contribuer à purifier notre subconscient. Vous pouvez, avec elles, dissoudre les programmes latents qui nous gouvernent, qui nous empêchent d’accomplir notre mission en ce monde. Et aussi d’exaucer nos souhaits. Grâce à ces quatre phrases, nous pouvons atteindre l’état zéro, l’état où rien n’existe et tout est possible. Dans cet état il n’y a pas de pensée, de mots, de souvenirs, pas de conviction. Il n’y a tout simplement rien. C’est un état de vide, un état que l’humanité essaye d’atteindre par divers moyens depuis des siècles, des millénaires. »

Le monsieur en chemise blanche s’efforce d’avoir l’air de formuler ça sous le coup d’une inspiration spontanée, mais on voit bien qu’il sait très bien ce qu’il dit, qu’il le dit souvent. « Savez-vous ce qu’est l’état zéro ? Non ? Un état de pur amour, qui n’a aucune limite. Nous tous ici, nous avons une sorte de verre de lunette à travers lequel nous observions le monde, mais ce verre est couvert de poussières. Vous voyez ce que je veux dire. Les présupposés, les illusions, les souvenirs, les modèles de comportements qui nous enferment, c’est de ça qu’il faut nous débarrasser. Il faut nous en nettoyer. Et si nous nettoyons encore et encore, nous entrerons dans un espace qu’on peut appeler un monde sans frontières… » Madla se met à marmonner tout doucement la mélodie de Jeux sans frontières. « … vous trouverez votre Moi véritable, vous vous débarrasserez de l’énergie négative et ainsi ne circuleront en vous que des pensées et des mots purs. Alors pourquoi justement ces quatre phrases ? Je t’aime. Je suis désolé. S’il te plaît, pardonne-moi. Merci. Parce que nous sommes souillés par la négativité et les blessures émotionnelles ! Ce qui provoque en nous un déséquilibre ! Des maladies ! C’est seulement par un processus d’expiation, de pardon et par le changement qui s’ensuit que nous pouvons nous en extirper. C’est ça, Ho’oponopono. »

Le monsieur en chemise blanche explique qu’à travers les mots « je t’aime », nous nous relions au créateur, qu’il est essentiel tout aimer, même notre surpoids, les pensées les plus folles qui nous traversent l’esprit ; nous leur disons simplement : « Je vous aime, chères pensées, je t’aime surpoids ». Le monsieur en chemise blanche dit que par les mots « Je suis désolé », nous reconnaissons que dans notre système s’est installé un virus, que nous ne demandons pas au créateur de nous pardonner, mais de nous aider à nous pardonner à nous-même. Le monsieur en chemise blanche dit que si nous demandons le pardon, en même temps nous demandons la transmutation de l’énergie négative en lumière, nous demandons la transformation de notre subconscient en vide pour, grâce à cela, découvrir notre propre soi, parce qu’on ne peut le trouver que dans l’état zéro. Quand nous disons que nous remercions, dit le monsieur en chemise blanche, nous exprimons ainsi notre gratitude au créateur et notre foi dans le fait que nous serons purifiés. Le monsieur en chemise blanche dit que Ho’oponopono n’est pas un concept de vie à la MacDo, où nous recevons immédiatement notre menu par une lucarne, il dit… le créateur n’est pas un serviteur. Il faut nettoyer, purifier, nettoyer, effacer, trouver notre propre Shangri-La, nettoyer, effacer, nettoyer.

Madla se penche vers moi : « Ça irait pas plus vite avec un laxatif ? »

Je lui dis : « À ton avis, c’est quoi une Shangri-La ? »

Elle murmure : « Achève-moi. Je te dirai merci, sérieux. »

Le monsieur en chemise blanche dit que nous allons chanter, que des gens chantent ça dans le monde entier, que peut-être grâce à ça, nous allons comprendre ce que c’est que ce processus de purification. La dame en robe jaune va chercher une guitare dans un étui. Tout doucement, Madla insère de nouveau son poing dans sa bouche.

Le monsieur en chemise blanche joue de la guitare et, avec la dame en robe jaune, chante sans cesse les quatre phrases, jusqu’à ce qu’on arrive au refrain (ho’oponopono, ho’oponopono, etc.), tout en cherchant le contact avec le public (nous) en lançant des regards encourageants, pour nous inviter à faire comme eux.

J’observe les Charonniais assis en demi-cercle. Je regarde ceux qui ont les yeux fermés et qui sourient, ceux qui ont la larme à l’œil, je vise ceux qui regardent devant eux d’un air absent, ceux qui chantent sans hésitation et même ceux qui, hésitants, se mettent à chanter, je regarde Bartaková se curer les ongles. Mais là ! À ce moment même, dans le rythme hawaïen de cette chanson sur l’amour, le regret, le pardon, la gratitude, dans le rythme de cette chanson sur la recherche du sens de la vie, cette chanson par laquelle nous nous purifions, un terroriste fait irruption dans le gymnase. Il court en premier vers Bartaková et, d’un coup de machette, il lui tranche la main, celle dont elle était en train de curer les ongles. Puis il court vers Maychoux et lui plante un crochet de boucher. Le sang gicle sur la chemise blanche du monsieur en chemise blanche qui continue à gratter sa guitare, seul son sourire se crispe un peu. D’autres terroristes entrent en courant, ils sont au moins dix, deux d’entre eux ont une bombe sur eux. Mais pour un instant, ils s’arrêtent, ils écoutent, se mettent à se balancer en rythme, marmonnent la mélodie avec le monsieur en chemise blanche et la dame en robe jaune. Alors ils prennent conscience de leur véritable soi, du sens rien qu’à eux de leur vie, ils remercient leur créateur et nous ordonnent de nous allonger par terre. Ils crient, agitent leurs armes, tire quelques balles, nous couinons tous, nous nous lançons des regards effarés, nous avons peur de mourir. Ici et maintenant. Nous ne rentrerons plus jamais chez nous. Nous allons mourir ici. Comme ça. Fini. Terminé. Et à cet instant nous négocions en esprit parce qu’à cet instant nous savons ce qui est vraiment important. Bartaková sait, par exemple, que ce qui est important, c’est ça main, jusque-là, ça ne lui était jamais venu à l’idée. Tout le monde sait, tout d’un coup, qu’il y a des choses importantes et ce qui est moins important, tout le monde voudrait être ailleurs, chacun sait exactement où il voudrait être. Ensuite, les terroristes enlèvent la guitare du monsieur en chemise blanche et ils s’en vont. Ils nous laissent en vie parce qu’ils ont compris qu’à Charonnie, dans ce village, nous sommes tous dangereusement proche de l’état zéro.

Alors nous vivons tous, encore qu’avec un choc post traumatique et quelques pipis au lit, mais on en tire tous quelque chose, à vrai dire ce n’est qu’après avoir vécu ça que nous vivons vraiment. Encore une bonne année ou deux. Nous aimons, nous nous excusons, nous demandons qu’on nous pardonne, nous remercions.

Et puis après deux ou trois ans… après nous racontons comment une fois, à Charonnie, nous avons été attaqués par des terroristes dans le gymnase pendant un atelier de Ho’oponopono. Et puis nous racontons ça tout le reste de notre vie, pendant tout ce qu’il en reste encore, à des tas de gens, c’est que c’était vraiment une expérience terrible, racontons-nous à Noël, un verre de mousseux à la main. Et puis nous rentrons chez nous, à la maison où, sur l’ordinateur sont entamées de redites de lettres de motivation et ouvert une vingtaine d’onglet d’annonces de jobs, parce que dans les boulots établis ça commence à être redite et il n’y a pas moyen d’évoluer, un regard perplexe dans le frigo plein, cinq messages de mecs à peine lus sur messenger, parce qu’ils peuvent tous être le bon, mais lequel, hein ? Lequel ? Encore une trace de fond de tasse sur la table… combien de fois je dois te dire de mettre un sous-verre ! Triturer le gras du bide devant le miroir de la salle de bain, à partir de demain, je ne mange plus ! Avant de se coucher envoyer un dernier Bisous bisous et Tu me manques et un smiley triste et avant d’éteindre un bisou à toi aussi qui est allongé à côté et tu te rends compte ! Le prix du beurre a encore augmenté, c’est pas croyable !

Tagadam.

Ce n’est pas la fenêtre, mais la porte de la salle de bain qui est entrouverte. Papa est debout, devant le miroir, il plonge son rasoir dans le lavabo rempli pour le rincer en fredonnant Our house de Crosby, Stills and Nash.

Avant, je pensais que mon papa était un séquoia. Le plus grand du monde. Comme Hyperion, cet arbre qui fait plus de 116 mètres. Seulement, après la mort de Madla, il a commencé à s’enfoncer dans le sol. Son écorce s’est grisée, ses branches se sont affaissées et je n’ai plus jamais trouvé, dans aucun atlas, un arbre vénérable d’après lequel je pourrais nommer mon papa.

Petiteboîte Tagama.

Petiteboîte chuchotent les roues du train, elles chuchotent comme des gnomes sournois, en ricanant, elles chuchotent quand depuis le haut de la colline, je regarde le cimetière. Tout autour volètent les duvets.

Les peupliers neigent et le cercueil de Madla est si absurdement petit que je ne peux pas le quitter des yeux. Je dis tout bas à Adam qu’elle n’a pas pu rentrer là-dedans, Adam met son doigt sur ma bouche parce qu’on m’entend un peu. Mais j’ai raison, là-dedans elle est soit toute brisée soit toute recroquevillée. Et plus le cureton parle, plus ce coffre est petit, peut-être que finalement Madla n’est même pas dedans ! Le cureton hausse un peu la voix parce qu’en haut, derrière l’église, il y a mon train qui passe. Je tourne la tête vers là-haut et je m’imagine assise dedans, en train de filer loin d’ici, je suis sur la route, pas ici, je suis sur la route qui est la destination en soi, la route peut être sans destination, c’est connu depuis longtemps ça, on a même fait des chansons là-dessus. Et quand ils mettent le corps de Madla dans le trou du sol, ce coffre est déjà plutôt juste un coffret à bijoux, une petite boîte de bijoutier pour un tout petit anneau, une de ces boîtes que vous pourriez à tenir à l’aise serrée au creux d’une main et faire disparaître dans votre manche. Comme un tour de magie. Abracadabra.

Je frotte mes vêtements pour en faire tomber les duvets de peuplier.

Petiteboîte petiteboîte petiteboîte chuchotent les roues. Le train se traîne et racle.

Nous barbotons dans de blanches congères.

Tagadam.

Je pense tout le temps à Madla. Voie sans issue. Tunnel sans fin.

Page blanche dans un livre.

 

 

Traduction: Eurydice Antolin