Petr Stančík

Rhinozéro

2018 | Druhé město

[…]

Dès mon retour à la permanence, j’allais voir le chef. La porte enfoncée avait été provisoirement réparée avec de la bande adhésive et au lieu de la vitre laiteuse dans son cadre, un morceau de sac plastique s’enflait sous l’effet des courants d’air. Je frappais prudemment.

« Oui ! »

Tandis que j’entrai, le plastique se mit à chuinter de façon menaçante.

« Chef, j’ai une nouvelle piste dans cette affaire de meurtre des rhinocéros. Il me faudrait un avis de recherche national pour… »

« La ferme, Lavabo », siffla le chef entre ses dents en tâtant son pansement à l’oreille. « Ton enquête est terminée. »

 

Chapitre 9

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit

Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis

Guillaume Apollinaire Zone

 

« Comment ça, mon enquête est terminée ? » demandais-je et aussitôt j’eus honte de m’entendre dire quelque chose d’aussi stupide.

« Il n’y a pas d’affaire de meurtre de rhinocéros et il n’y en a jamais eu », déclara mon supérieur. Soulignant le propos par le geste, il lâcha dans la corbeille à papier le dossier contenant tous mes rapports.

« Les femelles rhinocéros ont brûlé à cause d’un incendie causé par un court-circuit de l’installation électrique. Pour le gardien de nuit, c’est pas de chance. »

« Et le jardinier Kaldoun ? » Je commençais enfin à me ressaisir de ma stupeur.

« Kaldoun s’est suicidé. C’est écrit ici, noir sur blanc, de la main du médecin légiste. Tu as fait se déplacer la brigade pour rien. Je devrais te facturer le déplacement, normalement. »

« Et les bleus sur ses jambes ? Et… »

« Écoute-moi bien, Lavabo », m’interrompit le chef en posant sur son bureau une feuille déjà rédigée. « Je ne vais pas discuter avec toi. Sache que je n’ai pas inventé tout ça. C’est un ordre qui vient d’en haut. Du plus haut, même. Maintenant, tu as le choix entre deux possibilités : soit tu me signes gentiment cette demande de fin de service, soit je te fais muter à Most comme patrouilleur dans le plus grand ghetto tsigane d’Europe. Qu’est-ce que tu choisis ? »

Je signai ma démission, rendit mon insigne, mon arme et les clés du véhicule, puis je m’en allai flanquer les affaires de mon bureau à la poubelle.

Mes anciens collègues évitaient de me regarder, à l’exception de deux d’entre eux : l’adjudante chef Marhanová avec les larmes aux yeux et l’agent Kostiha avec un regard triomphant et pétillant de rancune. En serrant la main de madame, je sentis son pouls battre fort au creux de sa paume. Jusque là je n’avais vu en elle qu’une collègue, j’avais sans doute eu tort. En fait, elle était très attirante. Je la regardai droit dans les yeux et lui dit : « Au revoir, chère collègue. Portez-vous bien. Peut-être que nous nous reverrons. Je vous salue ! »

Je me retrouvai sur l’escalier devant l’église Saint Bartholomé. Sans travail, sans argent, sans espoir, mais avec une atroce envie de boire une gnôle. Comme disait mon grand-père : « L’alcool ne résout rien, mais il débarrasse du besoin de résoudre. »

Le problème, c’était que je ne voulais pas filer d’un bar sans payer. Et mon porte-monnaie bayait au néant. Je fouillais mes poches, tout en sachant que c’était peine perdue. Je ne mets jamais d’argent dans mes poches. Or, il y eut un miracle : dans la petite poche à montre de ma veste, je trouvai un billet plié en quatre et en le dépliant je fus gratifié d’un regard de notre sacro-sainte Božena Němcová. Stimulé par son sourire, je traversai une ruelle étroite comme un trou de souris qui menait sur la place de Bethléem.

Il me vint à l’esprit que je ferais mieux de garder cet argent pour des besoins plus importants, mais à chaque pas ma soif montait d’un cran et je me dis que je n’allais pas me torturer.

Ou qu’au contraire j’allais volontiers me torturer.

Les alcools forts ne se boivent pas par goût ni pour la joie, encore que ce soit tout de même possible. Boire de l’alcool fort est un rituel d’autodestruction. Au fond, c’est un poison pour les cellules. Ça brûle d’une flamme orangée, ça désinfecte les plaies, on y conserve des serpents à deux têtes et on en fait d’autres préparations du même genre. L’ivrognerie est un acte existentialiste. Le buveur commet ce suicide pour s’assurer qu’il est bien en vie. Il est tout à la fois Méphistophélès et Marguerite, le serpent et Orphée, Seth et Isis. Par l’alcool, il se disperse en une nuée d’atomes. Il vit la mort. Dans la barque de Charon, il glisse sur le Styx qui mène aux enfers. Il erre parmi les âmes des défunts, rencontre ses ancêtres qui lui révèlent d’effroyables secrets de famille. Au matin, il traverse une renaissance dans les parturientes douleurs de la gueule de bois, caractérisées par une incontrôlable trémulation des extrémités, une alternance de chaud et de froid, des crampes et une douleur cérébrale que ne parvient pas même à dissiper la conscience du fait qu’il s’agit d’une douleur fantôme, puisque le cerveau n’a aucune terminaison nerveuse ; c’est pourquoi on ne sent rien lorsque, à travers ses circonvolutions, l’amibe dévorante trace ses galeries. Et c’est loin d’être tout. L’absorption régulière d’alcool éloigne l’individu des choses temporelles telles que la vie de famille, l’accumulation de biens ou la carrière professionnelle et le rapproche des choses éternelles : l’inspiration artistique, l’amour fou, la compréhension de la substance de l’univers et de l’être. Chez les musiciens, la cirrhose du foie est une maladie professionnelle. Un poète sobre est un oxymore. Le son d’une harpe brisée, la trace d’une étoile éteinte, les sentiments de l’amante défunte, le vers d’un poète abstinent.

J’entrai dans le bar le plus proche et m’assis sur un tabouret libre au zinc.

« Un double quelque chose. »

Le barman me toisa d’un œil expert.

« Qu’est-ce que ce sera ? Whisky ? Bourbon ? Cognac ? Un mélange, peut-être ? Ce qui augmenterait les possibilités… »

Je fis un geste de la main au hasard, désignant la rangée de bouteilles sur l’étagère. Le barman saisit une bouteille pansue remplie d’un liquide ambré où flottait une racine en forme de silhouette d’homme qui pouvait même s’enorgueillir d’un petit pénis en érection. Il plaça l’ampoule devant mes yeux et la secoua légèrement. Un tourbillon scintillant s’éleva du fond et ondoya de façon chaotique autour de la figurine.

« C’est de l’authentique Mandragonia : une eau-de-vie faite à partir des baies fermentées de la mandragore officinale avec une pincée de poudre d’or pur. Elle est assez chère. Personne n’en boit par ici. »

« Je prends ça. »

« Des glaçons ? »

« Essayez un peu, pour voir ! »

Je fis tourner la Mandragonia dans mon verre, elle exhalait une entêtante senteur animale qui fit se dresser les poils de ma nuque. J’inspirai profondément et inclinai le verre lentement, comme si j’ouvrais un robinet de jouissance. Elle avait une saveur acidulée, d’une astringence acerbe et là où elle passait, elle chauffait à blanc les muqueuses. Elle devait être au moins à cinquante-sept pour cent d’éthanol pur, ce qui correspond au degré au-delà duquel on peut mettre le feu au distillat. Le brûlement qui entourait mon estomac augmenta jusqu’à atteindre le point d’une insupportable douleur et, subitement, bascula en une agréable chaleur. Je m’efforçai de rester silencieux, mais ce fut plus fort que moi : la dernière gorgée d’eau-de-vie me soutira un soupir d’ivrogne léger néanmoins poignant.

« Aaaaah ! »

« Aaaaah ! » fit au même instant un homme vêtu d’un imperméable en poils de chameau, assis sur le tabouret à côté de moi, avant de claquer son verre vide retourné sur le comptoir. Le barman, saisissant l’allusion, lui en servit aussitôt un autre sans piper mot.

« L’alcool tue les cellules du cerveau. Les vieilles, les cacochymes. À l’instar des prédateurs qui chassent les individus vieillissants et malades, participant ainsi à la bonne santé du troupeau. Le cerveau est un troupeau de bœufs musqués. L’alcool, une horde de loups. Allez, cours, efforce-toi de ne pas laisser le cerveau dégénérer », dit l’homme à sa vodka. Et sitôt qu’il eût parlé, il but. Le barman réitéra son mouvement de bouteille.

À l’instant même où j’étais en train de me demander si j’allais prendre une autre Mandragonia, j’aperçus du coin de l’œil un visage familier. Ce ne fut qu’un éclair, mais mon cœur se serra aussitôt dans la peur du connu. Je baissai la tête pour cacher mon visage dans une posture de penseur.

Avec un peu de chance, il ne me remarquerait pas. La simple idée de devoir, à ce moment-là, parler avec quelqu’un et, en outre, afficher un air intéressé me paralysait totalement. Malgré moi, je me mis à faire tourner dans mon esprit la roue suppliciale formée par la triade : « Comment ça va ? Qu’est-ce que tu deviens ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Comment pourrais-je répondre à cela, moi qui de toute ma vie n’y avait jamais trouvé de réponse ?

L’homme à côté de moi poursuivait son monologue : « L’alcool est la meilleure découverte que les Arabes aient jamais faite. Ils se le sont interdit à eux-mêmes parce qu’ils se haïssent eux-mêmes bien plus qu’ils ne nous haïssent nous, chiens d’infidèles que nous sommes. Tant que l’Europe picolera, les Sarrazins ne pourront jamais la conquérir », déclara-t-il. Et en guise d’argument en faveur de cette assertion, d’un seul long trait, il but un autre verre.

Le manteau beige de mon voisin me faisait penser à saint Jean-Baptiste. Ce dernier, au désert, s’habillait de laine de chameau, se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Ou bien était-ce Siméon le Stylite ? Mais non, celui-là n’avait fait que se tenir debout au sommet d’une colonne pendant trente-six ans. Bje že Ioann obolčen vlasy velbludži, i pojas usmen o čresljech jego, i jadyj akridy i med divij, ce vers biblique en vieux-slave me revint sans que je le cherche, surgissant de sous l’épaisse couche de poussière d’un rayonnage de ma mémoire. Évangile selon Marc, chapitre un, vers six. Langue splendide qui douze siècles durant n’a pas été salopée par des propos ineptes.

Si je voulais m’envoyer un deuxième verre, il me faudrait lever la tête et donc apercevoir de nouveau ce visage connu, fut-ce un instant seulement et indistinctement. Bon sang, mais qui était-ce ? J’étais certain d’avoir déjà vu ce type mille fois, mais pas moyen de mettre un nom sur ce visage. Je restai assis comme un insecte terrorisé, parfaitement paralysé par ma propre indécision. J’aspirai désespérément à partir et, en même temps, je redoutais d’attirer sur moi l’attention de cette connaissance par un mouvement.

« Le travail… tu parles ! C’est l’alcool qui a humanisé l’homme. La civilisation a émergé du chaos uniquement grâce au spiritueux. L’empire de l’ancienne Égypte reposait sur la bière, la Grèce antique sur le vin. Le ferment est immortel, il se renouvelle indéfiniment et, sans cesse, s’offre à nous en sacrifice. Il transforme le sucre malsain en l’alcool qui finit par le noyer. Le ferment est le seul dieu et je suis son prophète. Alcoolhosanna ! »

Ainsi Jean-Baptiste fit-il, sur le tabouret d’à côté, sa troisième harangue et, pour la troisième fois, il sabla son verre de gnôle. Ces paroles finirent par me sortir de ma léthargie. Je terminai mon verre, jetai mon argent sur le zinc et sortis bien vite du bar. Arrivé à la porte, je me retournai et, cette fois, je vis cette connaissance inconnue tout à fait clairement. Ce n’était que le reflet de mon propre visage dans la glace, au-dessus du comptoir.

Chapitre 10

À la percée de la forêt

la roche de collection princière

telle l’andouillette reluisait

Ivan Wernisch Quodlibet

 

Je retournai dans mon appartement, dans les entrailles de la centrale électrique Mocker près du Mur de la Faim, à côté du monastère de Strahov. Sans même allumer la lumière, je titubai jusqu’à mon lit, m’y effondrai en un léger rebond et m’efforçai de dormir. En vain.

Après m’être retourné pendant près d’une heure, j’abandonnai et allumai la lumière. J’éteignis immédiatement. Je comptai jusqu’à dix et, de nouveau, j’appuyai sur l’interrupteur, mais l’effroyable vision ne disparut pas. Tout le mur en face de moi avait été tâché de sang et le piège qui s’y trouvait était plein.

Les pièges, c’est mon passe-temps. J’en ai plein l’appartement. Celui-ci était tout simple : un bidon de lait en fer-blanc enfoncé dans le mur jusqu’au goulot avec, à l’intérieur, une boule de billard badigeonnée d’une glu à oiseaux faite de baies de gui de chêne bouillies. Le voleur met la main dedans, attrappe la boule et se rend compte qu’il ne peut plus sortir la main. Il veut lâcher la boule, mais c’est impossible : il est collé et, dans cet espace étroit, il ne peut pas écarter les doigts. Le bidon ne peut pas être arraché du mur. L’individu peut donc soit rester sur place soit laisser sa main. Mon visiteur avait choisi la deuxième option.

J’allai dans la remise chercher un marteau, un burin et une scie à métaux. Je dégageai le bidon et en retirai l’extrémité corporelle qui serrait encore la boule.

Si l’on tient compte du fait que le concerné l’avait coupée lui même avec son autre main, visiblement avec un couteau de poche, la main avait été amputée avec un soin méticuleux. Le découpage de la peau et de la musculature avait été menée avec discernement, les terminaisons des ligaments tranchés n’étaient pas effilochés, l’os et le bord radial du poignet étaient propres à l’articulation et les veines cautérisées, vraisemblablement avec un briquet de poche à gaz.

Je décollai la boule de l’épiderme pour examiner méticuleusement cette main coupée dans son ensemble sous une forte loupe. Il s’agissait d’une main gauche étonnamment menue, peut-être avait-elle appartenu à une femme ou un enfant. Elle ne portait pas de bague, ne montrait aucun signe particulier ni aucune marque de travail manuel. Elle s’était vu offrir une manucure peu de temps auparavant ce qui n’avait pas été, si l’on tient compte de la situation, un bon investissement. Tout ce qu’elle avait de remarquable, c’était la couleur de sa peau, noire comme la nuit, et puis un nom et une adresse griffonnés au stylo bleu le long de la ligne de vie sur la paume rose :

Prof. Jehlan

Školská 28

Prague 1

 

J’emballai cette main de Noir (ou peut-être de Noire) dans un sac plastique et la déposai dans le congélateur, juste à côté des fraises.

Dans un seau, je mélangeai du mortier-ciment puis je maçonnai de nouveau le bidon dans le mur. Je badigeonnai la boule de billard avec de la glu fraîche et la replaçai dans le piège à l’aide des pointes de trois aiguilles à tricoter. Ce manchot-là ne s’y ferait sans doute pas prendre à deux fois, mais j’allai peut-être, qui sait, attraper quelqu’un d’autre. Lorsque j’eus fini, il était plus de minuit. Je pris une douche pour me rafraîchir et me mis en chemin vers l’adresse écrite sur la main. Je m’attendais à ne trouver rien de bon là-bas, mais si je n’avais pas rendu visite à ce monsieur Jehlan, la curiosité m’aurait de toute façon empêché de dormir.

Garer une voiture dans le centre de Prague n’a aucun sens et je déteste les taxis. Par conséquent, je m’y rendis à pieds, c’était l’occasion d’une belle promenade autour des grands jardins de Strahov, puis par le Pont Charles et au travers de la Place de Bethléem.

Un crachin nocturne giboula et les étoiles jaillirent sur le pavé mouillé. Un camion d’éboueur déversa en sa panse un container de déchets recyclables, incluant le sans-abri qui dormait là, dans un nid chaud de vieux cartons qu’il s’était fait. Son râle fut étouffé par des couches de papier comprimé.

Au bout d’une petite heure, je fus sur place. Au numéro 28 se trouvait un immeuble néo-renaissance. Je trouvai la sonnette avec l’inscription Prof. Jehlan puis sonnai à plusieurs reprises. Il ne se passa rien. J’enfonçai le bouton de sonnette et le coinçai avec une allumette. Je fis un tour complet du bâtiment. La sonnette avait convenablement retenti. Dans le silence de la nuit, son timbre vif résonnait clairement à travers plusieurs murs. Il aurait pu réveiller la Belle au bois dormant et Blanche-neige tout ensemble. Donc, soit ce professeur n’était pas chez lui, soit il n’était tout simplement plus.

J’ouvris le portail avec un passe-partout et pénétrai sous le porche voûté qui donnait sur une cour. L’apparence grise de la façade était trompeuse. L’intérieur du bâtiment était tout à fait différent. De part et d’autre de l’escalier, des niches abritaient les statues grandeur nature de deux chevaliers aux épées dégainées dont les armures gothiques côtelées émettaient d’argentines lueurs dans l’obscurité. Au plafond souriaient en peinture un soleil, toutes sortes de scènes astrologiques et même l’horoscope de quelqu’un.

La sonnette de l’universitaire était sur la ligne du bas, j’en conclus donc que son appartement se trouvait au rez-de-chaussée. C’était bien le cas. Je l’aurais reconnu même sans la plaque portant le nom sous le judas car l’interstice du bas de la porte laissait filtrer une flaque d’eau noire.

Je fis de nouveau jouer mon passe-partout et bondis lorsque la vague déferla à l’ouverture de la porte. Dans l’appartement, c’était le chaos le plus complet. Tous les objets des armoires et des étagères avaient été jetés par terre, une lame du parquet avait été arrachée, l’édredon tailladé et les livres déchirés. Un mélange de fumée, vapeur, suie grasse et plumes voletantes flottait, évoquant le grain du monde fraîchement créé juste avant que Dieu ne sépare la lumière des ténèbres. Je tâtonnais tant bien que mal à travers le vestibule pour atteindre le salon.

Au centre de la pièce, un vieil homme était couché à plat ventre, un fauteuil club auquel il était attaché avec du ruban adhésif renversé sur lui. Posée sur le fauteuil, une baignoire ancienne en fonte aux pieds en pattes de lion, dans laquelle une femme nue gisait, les poignets entaillés à la lame de rasoir. Au-dessus, au plafond, une grande béance dentelée laissait couler depuis l’appartement du dessus deux flots depuis des tuyaux arrachés. Sur tout ceci flottait une puanteur d’essence et de brûlé. Je posai mon doigt sur la gorge de la femme pour sentir son pouls. Rien. Elle était morte, mais son corps était encore chaud. Je fis basculer la baignoire et le fauteuil pour dégager le vieil homme à qui j’ôtai son bâillon et coupai les liens. Il me tendit la main.

« Je suis le professeur Jehlan. Pour l’amour du ciel, jeune homme que s’est-il passé ? »

J’observai autour de moi. Ce monsieur portait une très vieille robe de chambre aux boutons de laquelle étaient suspendus des bandes de papier, accrochées en guirlande par une ficelle :

Si tu n’arrives pas à lire ça, met tes lunettes !

Ne mordille pas ton crayon. Tu as à manger dans le frigo.

Le frigo a été emporté par l’huissier. Quand tu auras l’argent, paye-le immédiatement !

Tu as la chair de poule ? Presse le bouton du chauffage sur le mur.

Et ainsi de suite. Ses cheveux et ses sourcils étaient brûlés. Je reniflai discrètement la robe de chambre, elle exhalait une odeur d’essence. Un bidon vide se trouvait par terre à côté d’un briquet à essence ouvert. Le tapis persan était brûlé par endroits. Tout cela mis ensemble me disait une histoire. Je questionnai avec douceur : « Vous ne vous souvenez de rien ? »

Il eût un sourire coupable.

« Il y a peu de temps, j’ai souffert d’une congestion cérébrale bénigne. Depuis, ma mémoire est vraiment quelque peu… diminuée. Ma mémoire à court terme, bien sûr… »

« Monsieur, des personnes malveillantes vous ont attaché à ce fauteuil, aspergé d’essence et ont lancé un briquet ouvert. Vous avez pris feu. Ils sont partis, mais la baignoire de votre voisine est tombée, ce qui a éteint l’incendie. Il se trouve que cette dame venait de se suicider en s’ouvrant les veines. L’eau qui débordait de sa baignoire a imbibé le plafond. »

L’universitaire se frappa le front.

« Mais oui ! Je me rappelle ! Ils voulaient tout brûler pour effacer leurs traces… mais… pourquoi ai-je si mal au bras ? »

Je remontai sa manche pour examiner son bras. Au creux du poignet se trouvait une fine coupure causée par une lame à partir de laquelle remontaient vers l’épaule cinq traits en zigzag. Au bout de chaque trait, la peau était gondolée comme si un grain de riz y avait germé. Je me sentis défaillir.

« Vous avez mal parce qu’ils vous ont torturé, monsieur. »

« Ah bien sûr, ça me revient ! s’exclama-t-il d’un ton réjoui. Ils étaient deux. Des garçons assez jeunes. La vingtaine, à peu près. Un de type européen aux cheveux noirs et l’autre de type africain, blond. »

« Un Africain blond ? l’interrompis-je. Comment ça ? Il devait avoir les cheveux colorés, non ? »

« Peut-être. Ou alors il était originaire d’Afrique de l’Ouest. L’écrasante majorité des Noirs dans le monde ont les cheveux sombres, mais les habitants de l’état africain d’Orderland sont des exceptions. Un dixième de la population de ce pays a les cheveux naturellement blonds. C’est un phénomène qui n’a toujours pas été expliqué de façon satisfaisante, encore à ce jour, et qui existait bien avant l’arrivée des Européens. D’ailleurs, dans mon essai Le sexe féminin comme initiateur primordial et médium pécunier dans l’histoire et l’économie de l’humanité, je démontre que l’Orderland actuel est en fait le pays d’Ophir mentionné dans l’ancien testament. C’est de là, dit-on, que furent rapporté au roi Salomon des navires pleins d’or, ce qui est un euphémisme pour désigner des femmes esclaves blondes. »

« De quoi avaient l’air ces garçons ? Ils avaient quelque chose de particulier ? »

« Ce Noir, il lui manquait la main gauche, il avait un moignon entouré d’un bandage. Il parlait un drôle de tchèque avec un fort accent. Il donnait les ordres. Le Blanc lui obéissait et l’aidait à trouver les mots qu’il cherchait quand il n’arrivait pas à dire quelque chose. Pour leur âge et à mon goût ils abusaient de l’emploi des vulgarismes. Ils m’ont tailladé le bras tous les deux avec un scalpel et m’ont glissé sous la peau des larves voraces d’insectes qu’ils avaient dans une fiole et qui, disaient-ils, se nourrissent de la graisse sous-cutanée. Cette douleur est vraiment insupportable… »

« Pourquoi vous ont-ils torturé ? »

« Ils voulaient savoir où j’avais caché une certaine chose. Je le leur aurais dit très volontiers, sauf qu’il m’était impossible de m’en souvenir, pas même sous la pire des tortures. Mais ils ne m’ont pas cru. »

« Qu’est-ce qu’ils cherchaient ? »

« À cet instant précis, je ne m’en souviens pas. Vraisemblablement quelque chose d’inflammable parce que…ils avaient l’intention de détruire cette chose par le feu après l’avoir trouvée. »

Je réprimai une légère envie de torturer l’universitaire à mon tour et j’observai l’appartement ravagé. Les flots déferlant du premier étage par le plafond effondré formaient certes une cascade des plus pittoresques, mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’un voisin ne remarque l’inondation et n’appelle la police. Je n’étais absolument pas d’humeur à expliquer à quiconque ce que je faisais là et ce qui s’était passé. Je devais donc résoudre cette énigme au plus vite.

Fouiller les cachettes habituelles n’était qu’une perte de temps, ceux qui étaient passés avant moi l’avaient certainement déjà fait. Mon attention fut attirée par les dizaines et des dizaines de bouteilles de bière vides qui jonchaient l’appartement. Pas le moindre frigo en vue, toutefois. Il ne restait que les creux formés par ses quatre pieds aux angles d’un carré de linoléum plus clair, dans un coin de la cuisine. Je retournai voir Jehlan dans le salon.

« Vous aimez la bière, monsieur ? »

« La bière et la mythologie comparée, c’est tout ce qu’il me reste au monde. D’ailleurs, puisque vous en parlez, une bière bien fraîche serait plus que bienvenue. »

« Où est-ce que vous les mettez au frais ? »

« Où est-ce que je les mets au frais ? » répéta-t-il, le regard perdu dans le vague.

Je soupirai et continuai mes recherches. Par chance, je me souvins du truc de l’oncle Jonas, un alcoolique patenté. Je montai sur la cuvette des toilettes et soulevai le couvercle du réservoir de la chasse d’eau. Bien sûr ! À la surface, telles des feuilles de nénuphars, des étiquettes décollées flottaient. En-dessous, serrées les unes contre les autres, une foule de bouteilles vertes. Parmi elles se trouvait un tube de métal. J’en dévissai le bouchon étanche. Un cahier à la couverture noire y était enroulé. J’ouvris deux bouteilles et en tendis une à l’universitaire. Un flot de mousse se déversa gaiement par le goulot comme le Nil en cru déverse son limon dans les champs desséchés.

Je montrai le cahier noir à Jehlan : « C’est ça qu’ils cherchaient ? » Son visage s’illumina.

« Oui, bien sûr ! Ça y est ! Tout me revient ! Sachez que ceci est le journal intime du célèbre Johann Wolfgang von Goethe. Il se transmet dans notre famille de père en fils, mais je n’ai pas d’enfants. J’avais besoin d’argent, alors je l’ai proposé aux enchères, à Didius. Le jour de la vente, je me suis trouvé incapable de me rappeler où je l’avais caché, alors je n’ai rien pu en tirer. »

« Je pourrais vous emprunter ce journal pour quelques jours ? »

« Bien entendu ! Vous venez de me sauver la vie ! Mais… de quel journal parlez-vous, jeune homme ? »

Je pris congé du professeur sans omettre d’effacer mes empreintes digitales dans l’appartement ainsi que sur la poignée du portail d’entrée de l’immeuble. Je cassai ma bouteille de bière vide dans le caniveau et, de la pointe de ma chaussure en expédiai les débris par la grille des égouts. Je trouvai ensuite une cabine téléphonique sur le trottoir, d’où j’appelai une ambulance et les pompiers. Durant tout le trajet pour rentrer chez moi, le journal intime de Goethe dans ma poche me semblait ardent.

[…]

 

Traduction Eurydice Antolin